Qu’est-ce que la race ? Et qu’est-ce que le racisme ? Partant de la définition de ces termes, Reza Zia-Ebrahimi démontre dans son livre Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée - dont aucun média mainstream n’a rendu compte - que ces deux phénomènes — dont l’histoire compte de nombreux croisements — relèvent bel et bien d’une même logique : la racialisation de deux groupes dominés définis par leur religion. Ainsi cessent-ils d’être uniquement les adeptes d’une religion pour devenir une entité homogène, biologiquement et culturellement caractérisée. Fait particulier propre à ces deux types de racisme : ils se traduisent par la vision d’un grand complot. Ils « ne se contentent plus d’altériser la population juive ou musulmane : ils l’élèvent au statut de menace existentielle pour la “civilisation occidentale” ».
Iranien d’origine, anglais de formation et francophone d’éducation, c’est à la fois un regard d’historien et d’observateur extérieur que l’auteur pose sur le monde occidental et en particulier sur la France — terre propice à l’expansion des deux phénomènes étudiés : « Cette France, confie l’auteur, je l’admire souvent, elle me méduse régulièrement, et parfois, je dois l’avouer, elle me révulse »1.
Une généalogie des racismes
Comme le rappelle Zia-Ebrahimi dans son introduction, l’étude croisée qu’il a choisi d’entreprendre ne lui a pas valu que des amis. Il faut souligner que les deux concepts dont il est ici question ne bénéficient pas du même statut : « Le déni de l’islamophobie est généralisé, et l’emploi du terme considéré comme rien de moins qu’un soutien au djihadisme ». Les motifs officiels pour lesquels le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a été dissout ne peuvent que confirmer ce propos2.
Bien que l’idée d’une civilisation « judéo-chrétienne » soit devenue assez récemment un dogme, l’auteur remonte « la généalogie intellectuelle » de ces racismes et rappelle, contre « l’amnésie historique », toute la littérature du Moyen-Âge qui a alimenté les croisades et les pogroms. Associés du fait de leurs pratiques religieuses communes, juifs et « sarrasins » sont accusés de poursuivre le même objectif : « l’annihilation de la chrétienté ».
Juifs et musulmans ne sont donc pas simplement « autres », altérisés d’un point de vue religieux et ethnique ; ils ne sont pas non plus de simples ennemis, comme peuvent l’être des royaumes voisins : ils représentent déjà une menace existentielle pour la chrétienté, voire un péril apocalyptique pour l’univers entier en tant que suppôts de l’Antéchrist.
Si les prémices d’une « racialisation conspiratoire »3 née de l’altérité radicale sont déjà là, c’est que cette discrimination a priori motivée par une animosité religieuse va prendre une tournure plus ethnique avec la Reconquista de l’Espagne4 et la destruction des derniers royaumes musulmans, « une entreprise de purification religio-culturelle qui ferait pâlir d’envie les mouvements identitaires du XXIe siècle ».
Centrée autour de la « pureté de sang » — d’aucuns parleraient aujourd’hui d’Européens « de souche » —, cette différenciation biologique qui s’étend aux « morisques » (les descendants des musulmans convertis) et aux « marranes » (les descendants des juifs convertis) interdit aux deux populations l’accès à l’espace politique et public — un contemporain dirait : aux plages et aux piscines — et les relègue à un statut inférieur. Ni conversions ni mariages mixtes ne peuvent les absoudre de cette impureté originelle. « La pureté de sang est en outre un véhicule de promotion sociale pour les vieux chrétiens qui occupent le bas de l’échelle, qui leur permet de se targuer d’être au-dessus des nouveaux chrétiens ».
« La race sémitique n’a ni mythologie, ni science, ni philosophie »
Se défendant de tout anachronisme, Zia-Ebrahimi affirme que « la racialisation n’est pas apparue au XVIIIe siècle ». En essentialisant de la sorte ces deux groupes sociaux et leurs descendants au nom d’une différenciation biologique et religio-culturelle, et en les soumettant à une discrimination sociale, l’Europe médiévale crée toutes les conditions d’une réalité à laquelle on apposera plus tard les noms d’antisémitisme et d’islamophobie. Organiquement liés, ces deux phénomènes connaîtront avec l’invention « scientifique » de la race au XIXe siècle un nouveau souffle, le contexte colonial aidant.
En effet, si antisémitisme et judéophobie sont souvent utilisés comme synonymes, l’étymologie du premier terme rappelle justement un autre processus de racialisation dont les juifs et les musulmans ont fait l’objet de la part des philologues et autres linguistes du XIXe siècle. La construction bipolaire est toujours à l’œuvre, entre un « soi » occidental, blanc, sublimé, et un « autre » fantasmé, réifié, figé. Les langues dites « sémitiques », qui regroupent entre autres l’hébreu, l’arabe et l’araméen deviennent dès lors l’opposé des langues indo-européennes. Mais le processus de racialisation va plus loin, grâce notamment à l’influence des écrits d’Ernest Renan qui perdurera jusqu’à la moitié du XXe siècle. Les propriétés de ces langues sont ainsi reliées « à l’histoire religieuse des Sémites, — exclusivement le judaïsme et l’islam, le christianisme n’étant jamais essentialisé — , pour en déduire ensuite les qualités essentielles de la race sémitique ».
De fait, langue et religion deviennent les instruments infaillibles par lesquels juifs et musulmans seront, de nouveau, culturellement essentialisés, réduits à un bloc monolithique où ils sont dépourvus du raffinement distinctif des cultures européennes. Exit l’apport de savants musulmans ou juifs du Moyen-Âge en médecine, en astrologie ou en philosophie : « [L]a race sémitique […] n’a ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile ; en tout, absence de complexité, de nuances, sentiment exclusif de l’unité », assène Renan. Deux siècles plus tard, on accusera encore la langue arabe d’être le sas d’entrée vers le terrorisme.
Assimilables ou irrécupérables ?
Dans ce jeu morbide du « ils » et du « nous », Renan affirme encore que « [l]a race des Sémites […] n’a jamais compris la civilisation dans le sens que nous donnons à ce mot ». Voilà la route pavée à la théorie du « choc des civilisations » de la seconde moitié du XXe siècle. Toutefois, le philologue français offre à certains juifs (les Européens) une porte de sortie, ou plutôt d’entrée dans la civilisation, celle de l’assimilation. Les musulmans, dont le sémitisme dépasse de loin leur appartenance arabe, – ne bénéficient pas d’un tel privilège : « Combien d’Israélites de nos jours, écrit encore Renan toujours cité par l’auteur, […] ne sont plus que des hommes modernes, entraînés et assimilés par cette grande force supérieure aux races et destructive des originalités locales, qu’on appelle la civilisation ! ». Mais avec l’avènement de l’antisémitisme radical développé par toute une littérature des milieux nationalistes et réactionnaires allemands s’appuyant sur les théories raciales françaises, les juifs seront finalement assignés à une altérité immuable dont on connaît les tragiques conséquences.
La masse musulmane demeure quant à elle inassimilable, irrécupérable, absolument immuable. Entre orientalisme et colonisation, « la croyance en un islam racial, monolithique et hors du temps détermine aussi bien les études des savants que les politiques des administrateurs français ». Mieux encore, c’est même le « fanatisme intrinsèque » de l’islam ennemi de la civilisation qui constitue « la seule explication possible de la résistance opposée par les peuples colonisés à l’hégémonie européenne », peuples dont l’infériorité raciale évidente justifie de fait la domination. Les noirs offraient moins de résistance à la conversion au catholicisme. La colonisation algérienne en sera un cas d’école, et les représentations liées aux travailleurs maghrébins en France en seront le prolongement. Car « cet islam racialisé est supposé partagé par tous les adeptes de l’islam, où qu’ils se trouvent et à quelque époque que ce soit, […] surdéterminant tous les aspects de leurs vies ».
Cette vision prévaut encore aujourd’hui où « islam », « musulmans » et « Arabes » sont utilisés comme autant de synonymes, et tant pis s’ils renvoient à une réalité qui compte un milliard d’individus aux langues, aux nationalités et aux cultures diverses. Ce discours néo-orientaliste sera réactualisé par les idéologues du choc des civilisations, Bernard Lewis et Samuel Huntington en tête, et dont la « guerre contre le terrorisme » sera la manifestation contemporaine la plus macabre.
Tous acteurs du « Grand Remplacement »
Nombre d’observateurs affligés par l’actualité française ont fait le rapprochement entre l’usage du doublon « islamo-gauchiste » et le fameux « judéo-bolchévique » du début du siècle dernier. Ce rapprochement rappelle, comme le souligne Ilan Halevi dans son ouvrage inachevé Islamophobie et judéophobie. L’effet miroir (Syllepse, 2015) à quel point la haine de l’islam aujourd’hui rappelle l’antisémitisme des années 1930. Mais le parallèle dit également deux choses : d’abord, que les croisements entre antisémitisme et islamophobie peuvent avoir des temporalités différentes. Ensuite, que dans le grand dessein que juifs ou musulmans fomentent, la gauche aurait toujours été leur allié infaillible.
Mais quel est-il donc ce grand dessein ? Cette fois, il ne s’agit plus seulement d’annihiler le monde chrétien (ou occidental) : il est question de le contrôler, de le soumettre, de l’envahir. La judaïsation et l’islamisation du monde sont ainsi tour à tour les grands spectres qui hantent l’esprit et le discours de nombre d’Occidentaux. Ils nourrissent le complot « judéo-maçonnique », né au début du XIXe siècle, ou celui du « Grand Remplacement », qui éclate au grand jour au début du troisième millénaire. Des comploteurs qui ourdissent un projet avec l’aide « consciente ou inconsciente »5 de collaborateurs, dans le but de dominer une nation, voire une civilisation. C’est cette même accusation qui est portée à la fois par l’antisémitisme et l’islamophobie, racismes qui se déploient ainsi sous leur forme conspiratoire.
Cette racialisation s’appuie sur une littérature plus ou moins savante que des relais se chargeront d’essaimer dans l’esprit du grand public. Encore une fois, la France, berceau du complotisme dont les premiers livres apparaissent au lendemain de la Révolution de 1789 s’avère un terreau particulièrement fertile pour la propagation de ces racismes, notamment à cause de son héritage colonial : « L’histoire singulière de l’Algérie française, les spécificités de sa mémoire collective, son réservoir immense de stéréotypes islamophobes et orientalistes […] donne[nt] naissance en France, beaucoup plus tôt qu’ailleurs, aux articulations essentielles du mythe de l’islamisation ».
Bien qu’il ne soit pas le premier, le texte des Protocoles des sages de Sion incarne la forme la plus complète du mythe du complot juif, qui connaîtra un succès retentissant dans l’Europe de l’entre-deux guerres, traduction d’un antisémitisme qui ne cesse de s’exacerber. L’idée qu’une élite juive jouissant d’un pouvoir financier conséquent et d’une mainmise sur les centres de décision et de pouvoir œuvre dans l’ombre à contrôler, voire à judaïser la nation et le monde, a encore de beaux jours devant elle, comme le montrent les dernières campagnes antisémites contre le financier Georges Soros, tant aux États-Unis qu’en Hongrie, son pays d’origine.
Un jeu dangereux et doublement perdant
Le complot musulman est plus récent, et on en voit au quotidien les manifestations politiques et médiatiques, surtout dans le contexte pré-électoral en France. Il n’a pas un centre défini, contrairement au complot des sages de Sion ou de l’Internationale pour le complot communiste, mais s’appuie sur l’idée de l’invasion démographique, dont les migrants affluant sur des bateaux de fortune vers l’Europe comme les musulmans français seraient indifféremment le fer de lance. La littérature qui appuie cette thèse va des succès de librairie comme La Rage et l’orgueil d’Oriana Fallaci (2001), Soumission de Michel Houellebecq (2015), aux essais moins grand public - Eurabia de Bat Ye’or (2005) -, en passant par les ouvrages de référence de l’extrême droite, comme Le Grand Remplacement de Renaud Camus (2011). Tous auront des relais médiatiques et politiques, qu’il s’agisse d’Alain Finkielkraut, de Marine Le Pen ou de Pierre-André Taguieff. Tous nourrissent cette idée d’une invasion qui islamiserait la France et enterrerait sa culture, ou comme l’écrivait Fallaci citée par l’auteur : « Au lieu des cloches, on se retrouve avec les muezzins, au lieu des minijupes on se retrouve avec le chador [sic] ou le bourkah [sic], au lieu du petit cognac on se retrouve avec le lait de chamelle. »
Bien qu’il ne soit plus nécessaire de démontrer l’influence directe que ces textes ont eu sur des terroristes comme Anders Behring Breivik6, Brenton Tarrant7 ou sur les manifestants néo-nazis de Charlottesville en 2017, le champ lexical charrié par cette théorie du complot s’est largement étendu au-delà de la droite, et même de l’extrême droite. Sur BFM TV ou en une du magazine d’extrême droite Causeur dont le numéro de septembre 2021 titrait : « Souriez, vous êtes grand-remplacés ! » avec une photo de bébés racisés en couverture, parler de « Grand Remplacement » devient banal. Impunément, le vice-président du parti Les Républicains (LR) Gilles Platret parle quant à lui d’ « épuration ethnique » (contre les blancs) perpétrée par un « bloc musulman », reprenant l’imaginaire du caractère unitaire des musulmans, « comme si l’individualité cessait d’exister de l’autre côté du fossé imaginaire séparant l’Occident du reste du monde ».
Ilan Halevi mettait en garde : « Toute tentative de se mesurer à l’une [la judéophobie] sans prendre l’autre [l’islamophobie] à bras le corps est par définition futile ». C’est le même signal d’alarme que tire Reza Zia-Ebrahimi en rappelant l’attentat contre la synagogue de Pittsburgh en 20188, durant le mandat d’un président ouvertement islamophobe, ou celui de Halle en 2019, en Allemagne, contre une synagogue et un restaurant turc, car « des sentiments islamophobes prédisposent à l’antisémitisme, et vice versa ». En remontant la généalogie des théories du complot, Zia-Ebrahimi rappelle qu’elles pullulent quand les grandes transformations « anéantissent progressivement les structures d’autorité préexistantes, les privilèges hérités et, plus globalement, les systèmes de croyance traditionnels ».
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1Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites de l’ouvrage en question.
2Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin avait accusé le CCIF de conduire « avec constance une action propagande islamiste ». La décision a été confirmé par le Conseil d’État qui a reproché à l’association d’accuser l’État français d’islamophobie structurelle.
3Une racialisation qui s’articule autour d’une théorie du complot.
4Période du Moyen-Âge qui débute au VIIIe siècle pour s’achever en 1492 et durant laquelle les rois catholiques ont reconquis les territoires de la péninsule ibérique occupés par les musulmans.
5Il n’est pas rare que des personnalités de gauche soient taxées d’« idiots utiles de l’islamisme ».
6Responsable d’un attentat qui a fait 77 morts en Norvège en 2011.
7Responsable des attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande qui ont fait 51 morts.
8Attentat antisémite le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis qui a fait 11 morts.