Littérature

L’anti-orientalisme ambigu de Juan Goytisolo

De la myriade d’écrivains et d’artistes qui se sont installés au Maroc au cours du siècle dernier, Juan Goytisolo était clairement le plus apprécié des Marocains. Aucun écrivain expatrié n’aura essayé avec autant d’obstination à s’intégrer dans la société marocaine. Pourtant, depuis sa mort en juin 2017, la presse marocaine et les médias sociaux débattent âprement de la relation qu’il entretenait avec sa patrie d’adoption.

Médina de Tanger.

Pendant plus d’un demi-siècle, l’écrivain espagnol Juan Goytisolo a été une figure incontournable des cafés de Tanger. Une partie de ses plus grands textes lui ont été inspirés par les cafés de la ville. C’est en effet au café Hafa, sur les falaises surplombant le détroit de Gibraltar qu’en 1965 il a imaginé une (re)conquête maure de l’Espagne franquiste, concrétisée dans son roman Don Julian (1971). C’est encore dans le café aux grandes baies vitrées de Sidi Hosni, au sein de la casbah, qu’il a dessiné à la main ses cartes de la médina et mis par écrit ses observations sur les hippies américains assis sur des nattes de paille. C’est aussi plus largement dans les cafetines (cafés en espagnol) de la médina qu’il s’imprégnait de la musique nord-africaine, buvait du thé à la menthe et au haschich émietté et essayait de « se débarrasser de sa peau espagnole ». Goytisolo évitait rigoureusement les cafés fréquentés par ses compatriotes espagnols, disant que c’était justement cette présence européenne qui l’avait amené finalement à émigrer plus au sud, à Marrakech, en 1997. Mais il continuait toutefois à passer tous ses étés à Tanger, ainsi qu’il l’écrivit dans ses mémoires. La ville côtière était l’endroit où il venait trouver refuge lorsqu’il se sentait mélancolique.

Le passé espagnol de Tanger

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, alors que je n’étais qu’un adolescent, Goytisolo intervenait souvent dans les librairies locales et à l’Instituto Cervantes. Tranchant, impassible, il passait d’un sujet à l’autre, d’un livre à l’autre, d’une voix grave. « J’ai toujours cru que le rôle de l’intellectuel est la critique de soi et le respect de l’autre, disait-il, et c’est le contraire du nationalisme, qui consiste à promouvoir le ‟nous” et à rejeter l’ autre — et si cela est considéré comme trahison, et bien qu’il en soit ainsi, que así sea ! » (interview du 16 février 2002).

C’est de ces différentes apparitions publiques que nous avons appris des choses captivantes sur le passé espagnol de Tanger. Pour nous, Ali Bey n’était qu’une pauvre ruelle de terre battue, souvent embourbée, située dans le sud de la ville, jusqu’à ce que Goytisolo nous explique qu’elle tenait son nom d’Ali Bey (né Domingo Badia), le célèbre arabiste et explorateur espagnol qui avait voyagé à La Mecque, et qu’une statue à son effigie avait été placée dans le voisinage jusque dans les années 1930, avant d’être déboulonnée par le parti Istiqlal, quand on a découvert que Badia avait travaillé comme espion pour la France. De « Si Juan », nous avons également appris que l’architecte catalan Antoni Gaudí s’était rendu à Tanger en 1892 et avait élaboré des plans pour construire un majestueux édifice religieux à plusieurs spirales des Missions catholiques d’Afrique — similaire à la basilique de la Sagrada Familia de Barcelone — qui ne fut jamais construit, car une insurrection dans l’enclave espagnole de Melilla perturba les relations hispano-marocaines.

En bref, Goytisolo était une figure plus grande que nature dans le Tanger des années 1980 et 1990. De nombreux écrivains expatriés avaient élu domicile à Tanger, mais peu d’entre eux s’asseyaient avec les « locaux » dans les cafés. Souvent, nous ne comprenions pas de quoi il parlait, mais nous l’admirions pour sa vaste érudition, son humilité et son équilibre. Il était si fortement promusulman, tellement investi dans l’héritage de l’Espagne maure. Il considérait Al-Andalus, particulièrement dans ses dernières années, comme une métaphore de l’être humain : fluide, fragile, kaléidoscopique. Contrairement à la plupart des Occidentaux étudiant l’arabe, il avait pris le temps d’apprendre notre langue vernaculaire hispano-arabo-berbère, probablement le dialecte le plus méprisé du monde arabe.

« J’ai la périphérie dans la peau »

Si l’on devait caractériser en trois mots le grand corpus de Goytisolo, ce serait : mudéjarisme (métissage culturel hispano-musulman)1, périphérie et anti-orthodoxie. « J’ai la périphérie sous la peau », disait-il pour expliquer son obsession de la périphérie internationale — le « tiers monde » — qu’il percevait, avec ses sociétés hétéroclites polyglottes, comme un antidote à l’Occident blanc. Il était également fasciné par la « périphérie urbaine » diversifiée et chaotique de l’Europe et de l’Amérique ; le ghetto, le barrio, la banlieue. Il a inventé le verbe medinear médiner ») pour décrire son passage à la frontière, ses méandres à travers les ghettos et les banlieues de New York, Barcelone et Paris, les « médinas de l’Ouest », comme il les appelait. Goytisolo fut l’un des premiers à écrire sur ce que nous appelons aujourd’hui les « villes globales » et le « transnationalisme », affirmant que le flux culturel et humain du tiers monde et la « babélisation » des villes occidentales qui en résultait étaient « le signe d’une modernité indubitable »2.

En 1982, il publie Crónicas sarracinas (Chroniques sarrasines, traduit et publié en français en 1985), un volume d’essais sur l’orientalisme espagnol et latino-américain, conçu comme une suite à L’Orientalisme (1979) d’Edward Said qui n’avait alors pas abordé l’orientalisme hispanique. Goytisolo s’était lié d’amitié avec Said alors qu’il enseignait à l’université de New York dans les années 1970. Le livre qui en résulta fut un tour de force, explorant le mudéjarisme littéraire en Amérique latine, et retraçant l’influence de Miguel de Cervantes autant sur les auteurs Francisco de Quevedo y Villegas en Espagne que sur les écrivains mexicain et cubain Carlos Fuentes et José Lezama Lima, ainsi que les auteurs du boom littéraire latino-américain des années 1960. Pourtant, le livre était aussi un geste préemptif : l’orientalisme était devenu une question politique dans les universités américaines et espagnoles, les chercheurs relevant de plus en plus les représentations pour le moins stéréotypées de l’Orient par Goytisolo comme un monde de chaos et de sensualité émancipatrice.

Dans ses Crónicas, Goytisolo répondait aux critiques qu’il se battait pour la liberté des Arabes « depuis des années », depuis ses séjours à Paris. Il explique que tandis que ses critiques littéraires et ses essais politiques sur le Maroc s’inscrivent dans une perspective clairement « anticoloniale, démocratique et émancipatrice », ses romans conservent quant à eux la vieille binarité « Europe/islam », et n’utilisent pas les Marocains en « chair et en os » comme des personnages, mais font recours plutôt aux typiques « ombres » et « énergumènes » issus de « l’imagination blanche »3. Le poids de l’orientalisme n’a jamais vraiment disparu ; mais contrairement à Paul Bowles, cette accusation ne l’a pas poursuivi. En 2006, le New York Times Magazine lui consacre même une tribune intitulée « The Anti-Orientalist ».

L’islam préférable à la chrétienté

La vérité est que ces mêmes éléments qui transparaissent dans les romans de Goytisolo – images de « l’Orient », et plus spécifiquement du Maroc, comme terre de liberté, d’extase sexuelle et d’égalitarisme ; et de la culture arabe comme antidote à l’esprit de clocher espagnol et européen – se retrouvent aussi dans son journalisme et ses récits de voyage. Dans ses romans, essais et documentaires, l’islam est toujours préférable à la chrétienté : le monde de l’islam est plus tolérant envers la diversité ethnique et sexuelle, et plus sensuel (en raison des conceptions coraniques du paradis) ; les gens sont plus propres (à cause de la tradition des bains publics). Même la croyance musulmane est plus légère, moins encombrante que celle du christianisme.

La plupart des critiques concernant la manière dont Goytisolo dépeint les musulmans et le Maroc venaient d’intellectuels d’Europe et d’Amérique. Dans le monde arabe, Goytisolo était au contraire célébré comme un critique acerbe de l’orientalisme espagnol. La raison en est que ce sont essentiellement ses essais et rapports de guerre qui ont été traduits en arabe. Il était surtout connu pour les Chroniques sarrasines, dont le titre arabe est « De l’orientalisme espagnol » (Fi al-Istishraq al-Isbani). Seuls deux de ses romans ont été traduits : La Cuarentena (1991), sous le titre Arba’inat (1994) et Paisajes después de la batalla (1982), sous celui de Mashahid Ma Ba’da al-Ma’raka (2013). Ses romans les plus connus, Señas de identidad (Pièces d’identité, 1968), Reivindicación del conde don Julián (Don Julian, 1970) et Juan sin Tierra (Juan sans terre, 1975) – la « trilogie de la trahison » – ainsi que Makbara n’ont quant à eux jamais été traduits. Étudiants, nous étions intéressés par ses essais politiques et plutôt indifférents à ses représentations fictives des Marocains, mais perplexes devant ses représentations du Maroc en tant que pays de liberté et de l’Espagne comme un lieu incurablement plongé dans l’ignorance.

Goytisolo arriva à Tanger au début des « années de plomb », une terrible période de tentatives de coup d’État (1971-1972) et de violence étatique contre les dissidents, alors qu’Hassan II emprisonnait les gauchistes et enterrait les opposants et leurs enfants dans la tristement célèbre prison souterraine de Tazmamart. Pourtant, jusqu’à sa mort, l’écrivain représentera toujours le Maroc comme un pays hybride, diversifié, sexuellement tolérant, juxtaposé à une Espagne paroissiale et historiquement « coincée ». Claudia Schaeffer-Rodriguez a observé il y a des décennies que pour les personnages littéraires de Goytisolo, les Arabes ne semblent jamais habiter une « réalité sociale »4. Comme son idole Cervantes, il a loué l’Orient pour sa diversité et son côté polyglotte, image inversée de l’Occident moderne où les États-nations ont extirpé des minorités de leurs milieux et imposé une langue et une identité dominantes.

Pourtant, il a vécu et voyagé dans un monde arabe en proie à un violent processus de guerre et de formation étatique, avec des régimes sévissant régulièrement contre les minorités et imposant l’arabe à des populations non arabophones, au nom du nationalisme. Alors même que l’État marocain tue les dissidents, opprime les mouvements amazighs, criminalise l’homosexualité (la loi anti-gay étant généralement appliquée aux Marocains, rarement aux étrangers), la brutalité de l’État n’apparaît que rarement dans ses écrits, où il n’a de cesse de dépeindre de manière idéaliste l’Orient comme supérieur à l’Occident.

Silence sur la répression menée par Hassan II

Le conflit du Sahara occidental deviendra en quelque sorte le talon d’Achille de Goytisolo, compromettant sa relation avec la gauche marocaine, espagnole et latino-américaine. En mai 1978, Goytisolo publiait une série d’articles dans El Pais s’identifiant clairement à la position marocaine : il excoriait la solidarité de la gauche espagnole avec « l’Algérie progressiste », écrivant que l’opinion publique espagnole subissait les préjugés coloniaux anti-marocains, relevant les « droits historiques » du Maroc et soulignant l’hypocrisie des « manœuvres hégémoniques » de l’Algérie qui souhaiterait ironiquement l’autodétermination des Sahraouis au Sahara occidental, mais non celle de la population sahraouie au sein de ses frontières.

Ces colonnes, reproduites dans le journal marocain Al-Alam en 1979 ont fait de l’Espagnol une star dans les cercles nationalistes marocains. Il s’attira toutefois la colère de la gauche espagnole. Le socialiste Pedro Costa Morata dénonça l’humanitarisme « sélectif » de Goytisolo ainsi que son silence sur la répression opérée sous le roi Hassan II. Il releva la réticence de Goytisolo à signer des manifestes à l’appui des prisonniers politiques marocains, déclarant qu’une « position anti-répression pourrait liquider la plaisante expérience marocaine de l’écrivain ». Au début des années 1990, Goytisolo commencera à critiquer les régimes en Irak, Syrie, Arabie saoudite, Tunisie et Algérie (et en 2009, il refusera le prix littéraire Kadhafi), mais le Maroc figurera toujours plus dans sa fiction que dans ses écrits journalistiques.

Le 5 juin 2017, Juan Goytisolo est enterré dans le cimetière espagnol de Larache au nord du Maroc, sa tombe surplombant l’océan Atlantique, juste à côté de celle de Jean Genet. Des responsables espagnols et marocains, ainsi que des écrivains et des artistes locaux, lui ont rendu hommage en lisant des extraits de son oeuvre. Les médias marocains ont célébré le romancier qui avait montré au monde que « l’esprit d’Al-Andalus » était bien vivant au Maroc, et qui avait mobilisé des intellectuels de renom, comme Carlos Fuentes, dans sa campagne (couronnée de succès) pour intégrer la place Jamaa El-Fna de Marrakech au patrimoine mondial de l’Unesco.

Ironie du sort pourtant, Goytisolo est décédé lors d’une période de manifestations au Maroc qui a débuté dans la région du Rif et s’est étendu jusqu’au sud, et où il était question de « trahison des intellectuels ». Alors que le régime sévissait, arrêtant en masse les blogueurs, les artistes et les jeunes militants, les journalistes se demandaient lequel des célèbres intellectuels établis au Maroc soutiendrait le mouvement Hirak. Le moment était venu de dresser le bilan de la carrière de Goytisolo. Ses défenseurs affirment que même s’il n’avait pas défendu le groupe marxiste-léniniste Ila al-Amam et d’autres groupes similaires écrasés dans les années 1970, il avait tout de même signé une lettre — au côté d’autres intellectuels espagnols — suite à la grève et à la répression de 1981 à Casablanca rapportées dans El Pais, et qu’en 2015, il avait également signé une lettre en défense d’Ali Lmrabet, le journaliste marocain exilé en Espagne.

À l’opposé, les détracteurs de Goytisolo soulignent que, manifestes mis à part, si le romancier avait dénoncé dans une série d’éditoriaux la « mafia politico-financière » gouvernant l’Algérie au plus fort de la guerre civile de ce pays et condamné la police secrète « omniprésente » de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie, il se risquait rarement à critiquer les autorités marocaines. De plus, son silence en 2011, alors que les protestations secouaient le royaume, et son échec à soutenir le Mouvement du 20-février cette année-là ont également été jugés délibérés. De même, en août 2013, les militants furent stupéfaits lorsque Goytisolo n’afficha pas son soutien à un mouvement de protestation contre le pardon accordé le jour de fête du trône à un pédophile espagnol notoire qui avait à peine purgé deux ans sur les trente ans requis de sa peine d’emprisonnement. Ces dernières années, le tourisme sexuel et la prostitution infantile sont devenus d’énormes problèmes politiques au Maroc, et le silence de Goytisolo à ce sujet était ahurissant.

L’Algérie responsable des conflits

Quelques mois auparavant, lors d’un discours au festival Gutun Zuria de Bilbao, la plus grande foire du livre au Pays basque espagnol (une région affichant une sympathie historique pour le Sahara occidental et le Rif), un lecteur demanda à Goytisolo comment il pouvait vivre depuis si longtemps dans un pays où il n’y avait pas de liberté. Le romancier répondit : « Les gens m’ont reproché et sans cesse demandé : ‟comment pouvez-vous vivre dans un pays sans droits humains ?” Ce à quoi j’ai répondu que les seuls pays où les droits humains sont pleinement respectés sont la Finlande et l’Islande, et je n’éprouve pas le moindre désir de vivre dans ces pays-là ». Puis questionné sur le Sahara occidental, il répondit : « C’est une situation très difficile », et mit le fardeau sur le voisin du Maroc : « L’Algérie est dirigée par une junte militaire qui a besoin d’un ennemi stratégique pour justifier de lourdes dépenses militaires. Les Algériens n’ont aucun intérêt à réduire les tensions. » Interrogé à nouveau sur l’absence de liberté au Maroc, il déclara enfin : « Un écrivain choisit d’écrire dans un pays qui offre des possibilités créatives ».

Pourquoi cet amoureux de la liberté n’a-t-il donc pas élevé la voix pour la liberté de sa patrie d’adoption ? Il est difficile d’éviter l’hypothèse qu’à l’instar d’autres intellectuels célèbres qui déclarent leur amour pour le Maroc et y passent de longues périodes, Goytisolo aurait conclu un marché avec le régime marocain : tant qu’il qualifierait le Makhzen de « tolérant », il serait considéré comme « modéré ». Le régime marocain a une capacité inégalée de coopter des brandons intellectuels, de par un savant mélange d’intimidation et de traitement somptueux (villas, tajines, chauffeurs), et d’accueillir ainsi des écrivains admirés dans le monde entier, mais qui sont discrètement méprisés dans le royaume. Au début des années 1990, Goytisolo a fait — sciemment ou non — partie d’une coalition d’acteurs (nationaux et internationaux) qui ont décrit le Maroc comme tolérant, tourné vers l’avenir, un modèle de réforme. L’écrivain qui a bâti sa réputation en s’attaquant au mythe de l’Espagne fasciste était en train de lisser l’image d’un autre régime autoritaire. Il trouva la liberté à Tanger, mais garda le silence sur notre manque de liberté pour ne pas mettre en péril la sienne. Il est difficile de chasser cette impression que la liberté et l’éminence de Goytisolo reposaient sur notre privation de droits.

1NDLR. Mot forgé à partir de mudejar, lui-même issu de l’arabe mudajan, « domestique », « domestiqué » ; nom donné aux musulmans d’Espagne devenus sujets des royaumes chrétiens après le XIe siècle.

2Chroniques sarrasines, Fayard, 1985.

3Chroniques sarrasines, Ibid.

4Claudia Schaeffer-Rodriguez, Juan Goytisolo, del “Realismo Critic” a la Utopia, Madrid, Porrua Turanzas, 1984. — p. 58.

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