« L’arabe, langue du monde »

L’arabe, langue du monde est un ouvrage bilingue qui rassemble les actes du séminaire organisé le 13 décembre 2016 à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris par sa directrice du département de langue arabe, Nada Yafi, qui fut l’interprète de François Mitterrand et de Jacques Chirac avant d’embrasser la carrière diplomatique ; elle est aussi aujourd’hui membre du comité de rédaction d’Orient XXI. Parrainée par les ministères de l’éducation nationale et de la culture et de la communication, la rencontre a voulu souligner que loin de sa réputation en France de langue « communautaire », l’arabe est l’expression d’une culture de portée universelle, au cœur de la transmission des savoirs1 à travers l’histoire, et, comme pour toutes les grandes langues vivantes, une langue d’avenir pour les jeunes.

Les communications de spécialistes de l’université, de la culture et de l’éducation, mais aussi de l’entreprise, des médias, de la diplomatie, de la formation professionnelle et de la certification apportent un éclairage original sur les enjeux d’une langue que beaucoup perçoivent comme étrange plus qu’étrangère, alors qu’elle est devenue aussi « française » que les langues régionales, car parlée par un grand nombre de Français arabes (ou d’Arabes français, comme on voudra). L’école s’est adaptée à l’évolution démographique en introduisant des « Ali » ou des « Fatima » dans les manuels, mais elle persiste à négliger leur langue d’origine, demeurée exotique bien que locale.

Le propos du livre est d’extraire la langue arabe du déni national dont elle est victime, qui l’entoure au mieux d’une extranéité, au pire d’une suspicion (une langue « terroriste » ?). Elle est exclue d’une communauté de valeurs qui la marginalise et récuse la composante arabe de la culture française, ancienne comme contemporaine. Les auteurs apportent des réponses à ce malaise identitaire en rappelant à bon escient quelques réalités d’hier et d’aujourd’hui, de nature à dépassionner un débat dans lequel le pays de Descartes semble parfois perdre la raison.

— Ramener l’arabe dans le monde ou le normaliser en lui conférant sa juste place.
De nos jours, la langue arabe voyage bien au-delà des frontières d’une région ou d’une religion. Des messes sont célébrées en arabe dans les églises d’Orient quand retentissent des sermons en français dans nos mosquées. L’arabe serait la quatrième langue la plus parlée au monde. Outre les vingt-deux membres de la Ligue arabe, dont elle est la langue officielle, elle est utilisée communément dans de nombreux autres pays, dont Israël où elle s’impose même aujourd’hui dans la culture populaire. La langue arabe occupe le deuxième rang par le nombre de pays où sa présence est attestée et elle est l’une des six langues officielles des Nations unies. Si elle poursuit sa croissance démographique dans la première moitié du XXIe siècle, l’aire arabophone devrait dépasser les espaces linguistiques lusophone et hispanophone en 2060 et compter plus de 700 millions de locuteurs d’horizons divers.

Dépassionner l’histoire.
La langue étant le sésame de la culture, ceux qui, à travers les siècles, se sont intéressés à la culture arabe en ont appris la langue : pas seulement les orientalistes européens auxquels on pense immédiatement, mais aussi, beaucoup plus nombreux, les lettrés persans, chinois, subsahariens et autres non arabophones qui ont œuvré autant que les Arabes à la diffusion de cette langue et de sa culture, un peu comme les Indiens pour l’anglais de nos jours. Les nombreux apports de l’arabe au français devraient nous rappeler son impact sur la culture française2.

Replacer la langue dans l’histoire longue, ce qui permet d’opposer aux crispations actuelles sa contribution à la culture universelle3.
Les traductions en arabe des œuvres des philosophes grecs et persans ont montré l’ouverture intellectuelle et linguistique du califat abbasside, y compris dans le domaine politique, à laquelle on peut opposer la fermeture des fondamentalistes d’aujourd’hui, qui prétendent tout trouver dans le Coran (sans doute influencés par la prétention d’Ernest Renan de réduire l’Orient au seul islam, selon l’auteur). Les causes d’un tel appauvrissement de la pensée critique sont multiples, parmi lesquelles les carences du mouvement contemporain de traduction vers l’arabe. Il en résulte que les intellectuels arabes d’aujourd’hui connaissent souvent moins la pensée occidentale que ceux du Moyen-âge !

— Rappeler qu’elle est une langue de civilisation dotée d’un génie propre, et non le véhicule d’une idéologie imaginé par certains. Le génie de la langue arabe réside dans sa morphologie qui lui permet une exceptionnelle souplesse dans la fabrication de néologismes, et favorise de ce fait l’intégration du changement. Une capacité d’adaptation qui fait écho à celle de l’homme arabe à s’accorder à la marche de l’histoire, sous le signe de la tolérance.

C’est sa capacité d’intégration liée à son ouverture qui a permis à la culture arabe de valoriser puis d’enrichir si brillamment un héritage grec classique qui lui était au départ totalement étranger, et qui a permis à l’anthropologie politique arabe de conquérir de manière fulgurante des espaces immenses, voire au religieux d’instaurer un « vivre ensemble » — comme le montrent la diversité et donc la tolérance de l’islam, du christianisme oriental et jusqu’à une période récente du judaïsme — dont les Arabes semblent aujourd’hui avoir perdu le secret. L’ouverture du monde arabe est certes avant tout géographique, en tant que lieu de passage des hommes et des idées, au confluent de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Transposée sur le plan culturel, elle a fait sa fortune, mais lui a aussi valu un manque de cohésion, à l’exception de la vallée du Nil, et de nombreux conflits, dans son histoire comme dans son présent.

Le monde arabe en retire une image de violence qui tend à l’essentialiser, en dépit de la diversité qui fait la richesse de sa culture et de sa langue. En des temps troublés qui tendent à dévaloriser ou à soupçonner tout ce qui est arabe, à commencer par la langue, ce livre œuvre tout simplement à restituer à celle-ci sa place parmi les grandes langues vivantes de la mondialisation.

  • Nada Yafi (sous la dir. de), L’arabe, langue du monde
    L’Harmattan, 2018. — 221 p. ; 22,50 euros.

1Contribution d’Ahmed Djebbar « La langue arabe aux VIIIe-XVe siècle. Un outil scientifique et un vecteur interculturel ».

2Habib Abdulrab Sarori, dans sa contribution intitulée « La langue arabe sur l’Internet : vers une infrastructure du savoir » relève avec humour que le mot algorithme, assurément l’un des plus valorisés et usités du monde d’aujourd’hui, dérive du nom du mathématicien Al-Khwarizmi, certes ouzbèke, mais incontestablement arabe par la langue et la culture.

3Contribution de Makram Abbès : « La traduction des textes philosophiques vers l’arabe : Regards croisés sur les expériences du passé et du présent ».

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