Si l’on en juge par la présence en nombre des artistes palestiniens sur la scène internationale cette année, on ne peut que constater que ce qu’en disait l’historienne Jocelyne Dakhlia en 2006 n’a en rien perdu de sa pertinence : « la Palestine se révèle très présente dans l’ensemble de la production et un grand nombre d’artistes arabes présents sur la scène internationale sont d’origine ou ont un lien biographique avec la Palestine »1.
Un bref retour sur le dynamisme des derniers mois des artistes palestiniens établis en diaspora en atteste : l’installation de Bashir Makhoul est présentée à la 55e Biennale de Venise, les photographies de martyrs, partie de Phantom House, la rétrospective consacrée à l’artiste Ahlam Shibli interrogent le public au Jeu de Paume à Paris ; le court-métrage Condom Lead des artistes plasticiens et cinéastes Arab et Tarzan monte les marches du Festival de Cannes et Taysir Batniji, Mona Hatoum ou Sharif Waked font partie intégrante de la programmation de Marseille-Provence 20132.
En dépit de cette actualité, si la Palestine fait souvent l’objet de la « une » médiatique, le fait culturel est souvent ignoré au profit du fait politique. Pourtant, la sphère artistique permet d’analyser les transformations à l’œuvre dans une société.
Après Oslo
Depuis la Nakba de 1948, l’art palestinien s’exporte. Mais c’est véritablement avec la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1964 que la culture se voit administrée, avec la création d’un département spécifique pour les arts visuels. Sous sa tutelle, des expositions d’artistes palestiniens sont organisées à partir de 1969, dans les pôles culturels régionaux. La production artistique de cette époque est fortement liée au projet national et l’iconographie en demeure particulièrement figurative, symbolique, porteuse d’une mémoire collective. L’ensemble de ces initiatives, structurant le champ artistique sert de vitrine à la résistance en diaspora et s’inscrit dans un projet politique plus large afin de susciter un soutien international à la cause nationale.
Il faudra attendre les années 1980 pour voir l’art contemporain palestinien s’exporter vers une audience internationale. Depuis la première Intifada, un tournant s’opère, dû principalement à la baisse des fonds alloués à l’OLP qui mène l’organisation à dissoudre ses structures culturelles. Progressivement, le champ artistique palestinien se polarise tout en se privatisant. C’est à travers de nouveaux acteurs transnationaux que va désormais se structurer la promotion de l’art contemporain palestinien. La sphère culturelle de la période qui suit la signature des accords d’Oslo en 1993 bénéficie peu à peu de fonds issus souvent des pays du Golfe3 et se transforme avec la nouvelle donne du marché de l’art arabe.
Londres, un pôle majeur de l’art contemporain palestinien
Dans la structuration du « monde de l’art » palestinien, Londres apparaît comme un pôle majeur « hors les murs ». Si le Royaume-Uni n’est pas une destination nouvelle pour les Palestiniens, on y observe, depuis plus d’une décennie, un développement récent de structures culturelles à destination d’artistes arabes et palestiniens en particulier. Que ce soit au niveau public ou privé, la liste des structures de promotion de l’art palestinien à Londres est longue.
Le cas de la P21 Gallery est significatif à cet égard. Fondée par un Palestinien de Jordanie grâce à des fonds d’Abou Dhabi, elle a pour mission explicite de « promouvoir l’art et la culture du Moyen-Orient avec un focus particulier sur la Palestine ». Son exposition inaugurale de 2012, « Refraction : Moving Images on Palestine » regroupait aussi bien des artistes de la diaspora vivant à Londres que des artistes des territoires palestiniens, dans le but de créer un réseau d’artistes palestiniens au-delà des frontières actuelles de la Palestine, et a fortiori « un dialogue entre ces artistes et la communauté artistique globale plus large ».
Par ailleurs, des galeries privées se tournent également vers les artistes palestiniens, comme en attestent les expositions de ces derniers mois de Khaled Jarrar à la galerie Ayyam, Rula Halawani à la galerie Selma Feriani ou encore Jumana Abboud, Bashar Hroub ou Bisan Abu Eisheh à l’Institute of Contemporary Art (ICA). Si les discours des acteurs de galeries comme P21 sont teintés de panarabisme et d’anticolonialisme, ceux de ces galeries privées sont davantage stratégiques, en écho avec l’émergence d’un marché de l’art arabe venant essentiellement du Golfe.
Dans le domaine muséal, une sorte de concurrence se met en place entre différentes institutions culturelles : depuis les années 1980, le British Museum acquiert des œuvres provenant du Moyen-Orient et de la Palestine en particulier, tandis que le Victoria & Albert Museum ouvre en 2010 un département consacré à l’art contemporain du Moyen-Orient, dirigée par une conservatrice d’origine palestinienne.
Quant à la Qattan Foundation, fondée en 1998 par la famille palestinienne éponyme, elle joue un rôle capital dans cette évolution, notamment à travers sa galerie, la Mosaic Rooms établie en 2008. Elle expose chaque année de nombreux artistes palestiniens et son festival Shubbak, A Window on Contemporary Arab Culture met à l’honneur les artistes palestiniens de l’ensemble de la Palestine historique et en exil, recréant ainsi, à travers la culture, une cartographie palestinienne transnationale, au-delà de la fragmentation géographique croissante.
Souvent dirigées par des acteurs d’origine arabe et/ou palestinienne, ces structures ont bénéficié de flux financiers récents émanant pour la plupart de la péninsule arabique. La majorité des acteurs sont mus par un même souci de modifier le regard de l’Occident sur le monde arabo-musulman. La promotion de l’art palestinien est un moyen pour eux de se connecter avec leur pays d’origine, tout en recréant avec nostalgie, par le champ culturel, une sorte de panarabisme perdu là où le politique a échoué. Au niveau institutionnel, cette tendance ne saurait cacher une dimension stratégique, comme en atteste le directeur artistique du Festival Shubbak qui rappelle ses orientations politiques : « focus sur les économies émergentes et touristiques », la culture étant vue ici comme un levier de développement économique.
La Palestine comme ressource symbolique pour les artistes de la diaspora
Quel impact ce nouveau monde de l’art extraterritorialisé et transnational peut-il avoir sur les productions artistiques ? Dans quelle mesure les déplacements de ces artistes influencent-ils leur manière de créer, de penser ?
Depuis une décennie les mobilités et fenêtres d’opportunités de ces artistes se sont accrues, grâce à des systèmes de bourses, de résidences, de programmes universitaires ou d’expositions. Londres est devenu un catalyseur pour tout artiste qui prétend à une reconnaissance internationale.
Ces expériences représentent pour les artistes en question un rite de passage, ce qu’Arnold Van Gennep appelle des « espaces de liminalité ». Il en distingue trois temps : la phase de séparation vis-à-vis du groupe (en l’occurrence de la Palestine, le lieu d’origine) ; la liminalité ou la phase de mise en marge ; et enfin la réincorporation qui est la phase de réintégration, au sein du groupe, dans une nouvelle situation sociale. Ainsi, dans l’exposition Points of Departure qui a lieu en juin 2013 en plein centre de Londres, des artistes de Jérusalem et de Cisjordanie ayant pu bénéficier d’une résidence à Londres montraient, à travers leurs installations artistiques, l’évolution de leur situation.
Quand bien même sont-ils établis en diaspora depuis longtemps, ils recréent à travers leurs œuvres un lien identitaire avec leur territoire d’origine, qu’ils s’efforcent tantôt de documenter, de mythifier, tantôt de pasticher, voire de subvertir. Les mobilités et la séparation d’avec le groupe d’origine, préalables à la liminalité et à la réincorporation, loin d’éloigner les artistes de leur patrie, semblent au contraire leur permettre de renouer avec la Palestine, tout en s’agrégeant au groupe d’accueil.
Art et politique : mariage impossible ?
Les liens entre art et politique demeurent aujourd’hui aussi forts qu’auparavant, mais les artistes entretiennent un rapport plus distancié au fait politique et à la cause nationale.
Un exemple parlant de cette relation complexe réside dans l’œuvre de Larissa Sansour, née à Bethléem et résidant à Londres. Dans son film Nation Estate, l’artiste exprime sa propre vision de l’État palestinien, confiné dans un immense gratte-ciel par lequel on entre grâce à un tunnel aseptisé, le tout encerclé d’un mur. Toute l’iconographie traditionnelle y est reprise mais réinterprétée avec les codes de l’art contemporain international, à l’aide d’un vocabulaire esthétique minimaliste.
L’artiste palestinien Bashir Makhoul, établi en Grande-Bretagne depuis plus d’une vingtaine d’années décrit quant à lui son rôle comme une « résistance subversive ». Dans son installation récente « Otherwise occupied », présentée à la Biennale de Venise, il subvertit le thème de l’occupation, invitant le spectateur à « occuper le jardin » à l’aide de cartons à chaussures, afin de questionner le territoire, l’occupation au sens large et l’influence de la déterritorialisation sur le développement de l’identité.
Si l’ensemble des artistes se réfère donc d’une manière ou d’une autre à la Palestine, c’est en des termes plus universels. La ressource « Palestine » est souvent pour les artistes une manière de parler de sujets plus globaux, comme les droits fondamentaux, la liberté, la justice… Si l’on compare ces modes d’expression avec ceux qui s’exportaient il y a deux décennies sous la houlette de l’OLP, on voit bien qu’on passe ainsi d’une macro-histoire — l’art étant censé se faire écho, à travers un langage symbolique et figuratif et des références très locales —, à une micro-histoire, une histoire du quotidien, où l’art devient porteur d’une mémoire individuelle plus subjective. Avec la diaspora et des connexions avec la scène internationale, les références de l’art contemporain international sont réinterprétées et mêlées avec l’expérience locale de la Palestine. Le contenu est sensiblement similaire, mais les outils bien différents, l’audience s’étant aussi diversifiée et internationalisée. L’art devient un moyen non seulement de sensibiliser à l’extérieur, de médiatiser la question palestinienne mais encore de renégocier la Palestine, le lieu d’origine de ces artistes.
Si ces formes de résistance subversive à travers l’art peuvent avoir une fonction de médiatisation de la question palestinienne à l’échelle globale, elles ont aussi des retombées à l’échelle locale. En général, c’est la reconnaissance à l’international des artistes palestiniens qui les légitiment au niveau local. Mais depuis une décennie, des tentatives de promotion de l’art palestinien en Palestine sont à l’œuvre et un marché de l’art local est lentement en train de se mettre en place. Les mondes de l’art et du marché deviennent de plus en plus poreux, ce qui influe sur les pratiques artistiques des créateurs. Dès lors, l’artiste peut-il maintenir une capacité de critique de l’ordre établi ? Ou bien devient-il « l’artiste travailleur » dont parle Pierre-Michel Menger4, qui participe au système capitaliste qu’il est censé critiquer ?
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1Jocelyne Dakhlia (ed.), Créations artistiques contemporaines en pays d’Islam. Des arts en tensions, Kime, 2006.
2Série d’événements culturels se déroulant à Marseille et dans le département des Bouches-du-Rhône en 2013 à l’occasion du titre, obtenu par la ville, de « capitale européenne de la culture ».
3On peut souligner en particulier le rôle joué par la Jordanie, et en particulier par la fondation Khalid Shoman et Darat al-funun pour soutenir les arts dans le monde arabe.
4Sociologue français spécialiste des mondes de l’art et de la création, professeur au Collège de France et auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain (2009) et Profession artiste. Extension du domaine de la création,] 2005.