Essai

L’Égypte, la révolution et l’avenir des Frères musulmans

Ils ont gouverné ou gouvernent plusieurs pays et sont en même temps persécutés dans nombre d’entre eux : comment les Frères musulmans gèrent-ils le pouvoir ? Quels rapports y a-t-il entre l’expérience égyptienne, celle de la Turquie ou celle du Yémen ? Deux ouvrages collectifs, L’Égypte en révolutions, sous la direction de Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, et Les Frères musulmans et le pouvoir sous celle de Pierre Puchot se penchent sur ces questions.

Place Tahrir au Caire, les partisans des Frères musulmans célèbrent l’élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République.
Jonathan Rashad, 24 juin 2012.

Quatre ans après la chute du président Hosni Moubarak, de nombreuses questions se posent sur l’Égypte : l’épisode révolutionnaire n’a-t-il été qu’un simple intermède ou a-t-il profondément affecté le pays ? Le système qui s’est mis en place après le 3 juillet 2013 et le renversement du président élu Mohamed Morsi constituent-ils un retour en arrière ? Les Frères musulmans ont-ils encore un avenir, alors qu’ils sont sur la défensive non seulement en Égypte mais dans tout le monde arabe ? Avec un certain recul qui permet de s’extirper des commentaires à chaud et des enthousiasmes parfois aveuglants, l’heure des premiers bilans a sonné. Deux ouvrages contribuent à esquisser des réponses approfondies et solides à ces interrogations. Sous la direction de Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, L’Égypte en révolutions se concentre sur ce pays majeur du Proche-Orient ; coordonné par Pierre Puchot, Les Frères musulmans et le pouvoir élargit la perspective à l’ensemble de la région et à l’un de ses principaux courants idéologiques.

Aspirations révolutionnaires et transformations sociales

Du premier, écrit par une quinzaine de spécialistes pour l’essentiel français et égyptiens, on pourrait mettre en exergue le chapitre sur la justice (Nathan Brown), le rôle contradictoire des juges dans le processus révolutionnaire, leur autonomisation par rapport au pouvoir. Ou celui sur le développement des actions violentes dans le Sinaï (Ismaïl Alexandrani) face à une armée engagée dans une guerre ouverte dont la population civile paie le prix du sang et dont les Palestiniens de Gaza sont aussi les victimes.

Stéphane Lacroix et Ahmad Zaghloul Chalata narrent pour leur part le développement du salafisme révolutionnaire, un mouvement beaucoup plus radical que celui des Frères musulmans. Ce qui le caractérise, au-delà de la revendication incantatoire d’application immédiate de la charia et du flou de son programme politique, c’est son nationalisme face aux puissances étrangères (en premier lieu les États-Unis et Israël) et surtout son attachement au soulèvement du 25 janvier 2011, « entendu comme le début d’un processus révolutionnaire et non comme son aboutissement ». Regroupé autour du cheikh charismatique Hazem Abou Isma’il, ce courant représente « la négation du jeu politique traditionnel au profit d’une logique de changement radical ». C’est cette logique qui amènera les salafistes révolutionnaires, contrairement aux Frères, à ne jamais déserter le terrain de la contestation. Proches des Ultras — ces supporteurs des équipes de football qui ont joué un rôle actif en janvier-février 2011 — par leur jeunesse, leurs slogans, leur disposition à affronter les forces de l’ordre, ce sont eux qui manifestent encore aujourd’hui malgré la violence de la répression dans tout le pays1, et même au Caire2.

L’un des apports les plus originaux du livre est son étude de la sociologie électorale. Pour la première fois depuis 1952, les Égyptiens ont participé en 2011-2013 à des scrutins législatifs et présidentiel ainsi qu’à des consultations référendaires dont les résultats n’ont pas été concoctés dans les bureaux du raïs et de la sécurité d’État. Comme le remarque Clément Steuer, en 2011-2012, « la libéralisation de l’offre politique et la fin de la tolérance étatique envers les pratiques de fraude et de violences électorales ont permis de combler la traditionnelle coupure séparant le système des partis de la société… ». Que nous apprennent les chiffres décortiqués par Bernard Rougier et Hala Bayoumi ? D’abord, que les Égyptiens se sont rendus massivement aux urnes, la proportion de votants passant de moins d’un quart de la population à plus de 50 %. Ensuite, que la poussée islamiste en apparence irrésistible aux législatives de l’hiver 2011-2012 (on se souvient des nombreux éditoriaux de la presse occidentale sur « l’hiver islamiste ») n’a pas duré. « Six mois après [les législatives], les Frères, souvent complaisants vis-à-vis des violences policières à l’encontre des manifestants révolutionnaires, débordés par les salafistes au Parlement, perdaient en très peu de temps leur virginité politique, sur fond d’aggravation accélérée de la situation économique » (dont ils n’étaient pourtant pas responsables). Ainsi, leurs succès initiaux « ne traduisaient pas chez l’électeur égyptien une adhésion à l’islam politique ».

Car les Frères musulmans furent, selon Rougier et Bayoumi, incapables de s’adapter à une situation de compétition ouverte, de débat démocratique et à passer du slogan « l’islam est la solution » à des propositions concrètes de transformation de la société. Moins influents dans les centres urbains, c’est dans les campagnes qu’ils réaliseront leurs meilleurs scores, parmi les paysans pauvres, premières victimes de la loi votée sous Moubarak qui avait remis en cause les acquis de la réforme agraire nassérienne, et qu’ils avaient votée ! Comme le soulignent les deux auteurs, les familles liées aux grands propriétaires et à l’appareil d’État ont perdu durant ces deux années « révolutionnaires » leur contrôle sur les électeurs et sur le vote des campagnes. Ces structures pourront-elles être reconstituées par le nouveau régime, à l’heure même où celui-ci peine à maintenir l’unité de toutes les composantes qui l’ont porté au pouvoir — armée, police, hommes d’affaire, réseaux de l’ancien Parti national démocratique (PND), juges, partis « libéraux » ? Ce qui est sûr, c’est que l’ère des élections libres en Égypte est provisoirement close, et ce ne sont pas les Frères musulmans qui y ont mis un terme, mais des forces se présentant comme anti-islamistes, soutenues par de nombreux « libéraux ».

La « mission sacrée » à l’épreuve du pouvoir

L’ouvrage coordonné par Pierre Puchot constitue une indispensable encyclopédie des Frères musulmans, structurée en chapitres par pays, rédigés par les meilleurs spécialistes et pourtant extrêmement accessible. Un long texte de Marie Vannetzel prolonge la réflexion sur l’échec des Frères musulmans en Égypte, notamment leur incapacité à sortir de la culture du secret, de leur conviction d’être investis d’une « mission sacrée » qui justifierait le fait qu’ils ne soient pas un simple parti politique et que ses militants se situent au-dessus des règles et de la société. Car ils ont pour noble objectif de « mettre en œuvre l’islam sur terre ». Les tâches de l’organisation relèvent donc à la fois du mondain et du religieux, du terrestre et du divin. Pour aboutir à un tel résultat, il faut une organisation régie par une discipline de fer, comme l’explique le numéro deux de l’organisation, Khairat Al-Chater : « Il n’y a pas de Gamaa sans leader, et pas de leader sans obéissance. » On pourrait dresser bien des parallèles entre cette conception et celle que Joseph Staline avait des partis communistes.

Le problème, c’est que politique et religion se situent dans des mondes différents, l’un sur terre, l’autre au ciel, le premier étant le lieu des compromis et des alliances, le second presque par définition celui de l’absolu. Et, contradiction supplémentaire, la légitimité religieuse des Frères musulmans est faible en dehors des cercles de leurs sympathisants : aucun grand penseur musulman contemporain n’appartient à ce courant, en dehors du cheikh Youssef Al-Qaradawi vieux de presque 90 ans. D’où la méfiance de nombre de musulmans à l’égard d’une organisation qui semble plus se servir de l’islam que le servir. Durant la présidence de Mohamed Morsi, aucune mesure d’islamisation de la société n’a d’ailleurs été adoptée — ce que les salafistes lui reprocheront —, alors même que les Frères essayaient, sans beaucoup de succès, de conduire des alliances avec la police et l’armée, ou de s’implanter dans l’appareil d’État.

Ont-ils mieux réussi ailleurs ? Le livre dirigé par Pierre Puchot montre l’extraordinaire diversité des trajectoires, plus souvent dictées par des situations concrètes dissemblables que par une idéologie commune. Il n’existe pas d’Internationale frériste (même si l’on évoque souvent une coordination internationale, qui aurait sans doute mérité un chapitre du livre car elle est devenue l’un des éléments essentiels du dossier du pouvoir égyptien contre les Frères musulmans, accusés d’être au service d’intérêts étrangers). Si l’exemple du Parti pour la justice et du développement (AKP) de Turquie (seul pays non arabe étudié dans l’ouvrage) a longtemps été considéré comme un modèle, il existe peu de points communs entre l’expérience d’Al-Islah dans le Yémen tribal et éclaté, celle du Parti de la justice et du développement (PJD) qui dirige le gouvernement marocain à l’ombre d’un roi tout-puissant, ou celle de la sahwa (le réveil) en Arabie saoudite.

Pourtant, partout les Frères musulmans ont réussi leur implantation dans la société et leur intégration au jeu politique reste l’un des enjeux pour la région. Peut-on sortir du dilemme auquel on veut condamner le monde arabe entre dictature militaire et dictature islamiste ? Un « compromis historique » entre toutes les forces politiques sur le modèle tunisien n’offre-t-il pas une meilleure voie que le modèle autoritaire égyptien ?

L’Egypte en révolutions présenté à l’iReMMO par Bernard Rougier, Stéphane Lacroix et Marie Vannetzel
  • Bernard Rougier, Stéphane Lacroix (dirs.), L’Égypte en révolutions
    PUF, coll. Proche-Orient, 2015 ; 224 p. — 22 €
  • Pierre Puchot (dir.), Les Frères musulmans et le pouvoir
    Gallande, 2015 ; 368 p. — 25 €

1Nicholas Linn et Emily Crane, « An Underground Army Challenges President Sisi », Foreign Policy, 18 mars 2015.

2Alain Gresh, « Jours tranquilles à Matariyya », Nouvelles d’Orient, 31 janvier 2015.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.