Un géant hésitant et ambigu, telle apparaît l’Inde dans ses relations avec le Proche-Orient, nous dit Olivier Da Lage. Forte de ses 1,3 milliard d’habitants, promise à devenir le pays le plus peuplé de la planète, possédant l’arme nucléaire et une armée de plus d’un million d’hommes, le mastodonte du sous-continent pourrait logiquement jouer un rôle de médiateur dans le règlement des conflits, du Levant au Golfe. D’autant plus qu’il se considère d’ores et déjà comme une grande puissance à l’égal des États-Unis, de la Russie ou de la Chine. Mais on ne voit pas ses représentants aux tables des négociations sur le conflit israélo-palestinien ou sur la Syrie ni se mettre particulièrement en avant à l’ONU, alors que l’Inde revendique un siège permanent au Conseil de sécurité et qu’elle est l’un des principaux pays pourvoyeurs de Casques bleus.
Cette frilosité découle, selon l’auteur, d’une prudence stratégique : ne se fâcher avec personne. En outre, une « technostructure conservatrice » au sein de la défense, de l’armée et des renseignements « agit constamment pour freiner toute initiative comportant une prise de risque ». En application de ce principe à la région du Proche-Orient, on voit donc le premier ministre nationaliste Narendra Modi, élu en 2014, effectuer une tournée dans les pays du Golfe, avant de se rendre en Iran pour une visite tout aussi historique. À chaque fois, on parle surtout de choses concrètes : business, investissements et ventes d’armes.
L’« Asie occidentale » et Israël
Pour comprendre ce pragmatisme sans ambition, il faudrait d’abord cesser de regarder le monde avec des yeux occidentaux. Pour les Indiens, le Proche-Orient n’existe littéralement pas. C’est l’Europe qui l’a inventé. C’est l’Occident qui l’a vu — et le voit toujours — comme un espace de conquête et d’affrontement. À New Delhi, les analystes et les responsables politiques désignent la région comme « l’Asie occidentale », une Asie multiple et variée qu’ils ne traitent pas comme un ensemble. La doctrine indienne est de compartimenter ses relations en additionnant les liens bilatéraux. Dans son environnement, elle ne souhaite que des amis et refuse délibérément de faire des choix. « L’Asie occidentale » est vitale pour elle. C’est de là que proviennent 60 % de ses importations de pétrole et de gaz naturel, rappelle Olivier Da Lage. Sept millions de ses ressortissants y travaillent, dont 2,6 rien qu’aux Émirats arabes unis. Ces expatriés envoient près de 36 milliards de dollars par an à leur famille. Sans parler des liens commerciaux très anciens. Et voilà pourquoi « paradoxalement, le Proche et le Moyen-Orient sont pour l’Inde un non-sujet politique », et « chaque déclaration les concernant est soigneusement calibrée de telle façon qu’aucun des États de la région ne puisse en prendre ombrage ».
Adieu les « non-alignés ». C’est Jawaharlal Nehru, le premier dirigeant de l’Inde indépendante qui avait ainsi baptisé le rassemblement, créé pendant la guerre froide, de 120 pays qui ne se voulaient alignés ni sur les États-Unis ni sur l’URSS. Aujourd’hui, même s’ils font de temps en temps référence au non-alignement, les dirigeants indiens préfèrent parler de « multi-alignement », sans se soucier des contradictions. L’Inde soutient verbalement les Palestiniens sans faire aucun geste concret en leur faveur, mais renforce les liens avec Israël, où le nationaliste Narendra Modi, arrivé au pouvoir en 2014 devrait être le premier chef de gouvernement indien à se rendre en juillet 2017 (il ne devrait en revanche pas visiter les territoires palestiniens). Là encore, l’intérêt prime : l’Inde entretient une coopération militaire et de renseignement déjà ancienne avec Tel-Aviv, à qui elle achète de nombreux armements (elle a récemment signé un contrat pour l’achat d’un système de défense antiaérienne) et où elle envoie ses unités d’élite se former. New Delhi compte aujourd’hui sur l’aide d’Israël pour rendre autonome sa production d’armes, en vertu du principe « Make in India » (fabriquer en Inde), mantra du gouvernement. Qui espère aussi attirer, sur le plan civil, les investisseurs israéliens.
Proximité avec l’Iran
Cette amitié avec Israël n’empêche pas celle avec l’Iran, pas plus que cette proximité avec Téhéran n’est un obstacle pour coopérer avec l’Arabie saoudite obsédée par le « danger iranien », ni avec les autres pays du Golfe. Là encore, un strict pragmatisme fonde la volonté indienne de ne pas prendre parti dans les conflits entre ses amis. Parmi les 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites, rappelle Olivier Da Lage. Les autorités indiennes veulent à tout prix éviter l’importation des tensions sunnites-chiites qui embrasent la région du Golfe. Et là encore, les contradictions apparaissent clairement. L’Inde a entamé une coopération antiterroriste avec ses alliés du Golfe. Alors que pour les Indiens, la source principale du terrorisme, c’est le Pakistan, allié de l’Arabie saoudite… Mais les pays producteurs de pétrole s’abstiennent de faire des reproches à un client de cette taille.
L’Iran, visité par Narendra Modi en mai 2016 est plus proche culturellement et historiquement de l’Inde que des pays arabes, rappelle l’auteur. Le persan a été la langue de la cour à l’époque des Moghols et l’hindi comporte pratiquement autant de mots d’origine persane que sanskrite. Son potentiel en hydrocarbures n’est pas le seul attrait de l’Iran. La géopolitique pèse lourd. Là aussi, il faut quitter la vision occidentalo-centrée et celle des pays arabes. Pour l’Inde, l’Iran ne représente pas une zone de danger, mais une voie d’accès à l’Asie centrale ; c’est pourquoi Narendra Modi a signé en mai 2016 à Téhéran un vaste projet qui comporte la modernisation du port de Chabahar, et la construction d’une voie ferrée de 650 kilomètres reliant ce port à l’ensemble du réseau iranien. Il suffit de regarder une carte. Chabahar, seul port iranien situé en dehors du Golfe persique, non loin de la frontière irano-pakistanaise, permet aux Indiens l’accès à l’Afghanistan et aux ex-républiques soviétiques sans passer par le Pakistan.
Devenir « une puissance dirigeante »
Mais cette position de spectateur impuissant a ses limites. Elle est d’ailleurs en contradiction avec la volonté affichée du premier ministre, qui a demandé à ses diplomates, dès son accession au pouvoir, de faire passer le pays du rôle de « puissance d’équilibre » à celui de « puissance dirigeante », pour correspondre à l’image qu’elle se fait de son importance, et à son aspiration à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. La tâche n’est pas aisée, avertit l’auteur. Elle implique d’imposer une volonté politique à la « technostructure conservatrice » évoquée plus haut, de s’exprimer clairement dans les forums internationaux, de « ne pas être obnubilé par le Pakistan » et de mieux gérer sa rivalité avec la Chine, les deux grandes préoccupations de la diplomatie indienne.
C’est aussi à l’intérieur que l’Inde doit redoubler d’efforts si elle veut être à la hauteur de ses ambitions et faire entendre sa voix. Les investissements dans la santé et l’éducation « demeurent désespérément bas », la rébellion naxaliste d’inspiration maoïste maintient la moitié du pays dans une guerre civile larvée, des centaines de millions d’Indiens vivent encore dans la pauvreté, la corruption reste un problème important. On peut ajouter que la dérive autoritaire du gouvernement actuel affaiblit l’aura de la « plus grande démocratie du monde » et, sur le plan international met à mal une éventuelle volonté de se présenter en médiateur dans les conflits du Proche-Orient. Narendra Modi partage d’ailleurs avec Benyamin Nétanyahou une idéologie nationaliste affirmée. Sa prochaine visite en Israël entérine-t-elle l’évolution de l’Inde vers une attitude plus politique dans ses relations avec le Proche et le Moyen-Orient ? Ses partenaires arabes en réalité ne devraient pas trop s’en offusquer. Les pays du Golfe, en particulier, se comportent en alliés objectifs d’Israël face à ce qu’ils considèrent comme la menace des Frères musulmans. Les déclarations de Narendra Modi seront décryptées avec attention.
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