Portrait

L’itinéraire passionné d’un Égyptien, communiste et juif

Un parcours de près d’un siècle à travers l’histoire de l’Égypte, de la monarchie à la République, de l’occupation britannique à l’indépendance nationale et à la nationalisation de la compagnie du canal de Suez. Et comment être à la fois égyptien, juif et communiste.

Albert Arié jeune
In Au balcon de Titi, documentaire de Yasmina Benari, 2016

« Est-ce qu’on emporte la patrie à la semelle de ses souliers ? » C’est en pensant à Danton, à la Révolution française pour laquelle il s’est passionné au lycée du Caire qu’Albert Arié refuse un pacte avec la police : le renoncement à sa nationalité égyptienne en échange de sa libération et de son expulsion vers Israël. Égyptien, communiste et juif, il paiera un lourd tribut pour ses convictions, maintenu en prison et en camp plus d’une décennie, entre 1953 et 1964.

Dans son autobiographie parue en 2022, quelques mois après sa mort, Arié retrace un itinéraire hors du commun. Il y ressuscite des pans entiers de l’histoire de l’Égypte tombés dans l’oubli, et rappelle d’entre les morts tant de militants qui ont donné leur vie, au sens propre comme au figuré, pour leurs idéaux. En participant à une soirée organisée le 18 mars 2023 au Caire autour de l’ouvrage, j’ai pu mesurer l’intérêt qu’une nouvelle génération porte à cette expérience. Et peut-être peut-on rêver avec Albert de voir les noms de ces oubliés de l’histoire égyptienne attribués, comme c’est le cas en France pour des militants ouvriers ou politiques, à des rues ou à des places : Chohdi Atiya Al-Chafei et Chehata Haroun, Zaki Mourad et Mohamed Sid-Ahmed, Didar Fawzi et Henri Curiel.

Albert Arié, « Titi » pour ses amis, est né en 1930 dans un Caire cosmopolite où coexistaient, de manière inégale, étrangers et nationaux, musulmans, juifs et chrétiens, anciens citoyens ottomans et titulaires de passeports européens. Il se forme au lycée français de Bab El-Louk, qui lui donne accès au vaste monde de la culture et de la politique mondiales, sans jamais lui ôter l’amour de son pays. « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d’internationalisme y ramène », écrivait Jean Jaurès. La fréquentation de professeurs marxistes et surtout la seconde guerre mondiale dont il suit, malgré son jeune âge, les péripéties avec passion, consolident sa formation politique. « Ma génération, écrit-il, et celle de beaucoup d’Égyptiens est venue au marxisme au son des canons de Stalingrad. » C’est presque naturellement qu’Albert rejoint une des organisations communistes qui prolifèrent et qui, malgré leurs querelles et divisions, jouèrent un rôle actif dans les luttes antibritanniques qui soulèvent le peuple égyptien, notamment à l’hiver 1945 - printemps 1946 avec la création d’un Comité national des étudiants et des ouvriers, et les manifestations de masse contre la présence des colonisateurs britanniques haïs.

Le tournant de la création d’Israël

La guerre israélo-arabe de 1948 et la création d’Israël provoquent une intensification de la répression contre les communistes et leur affaiblissement du fait de leur appui au plan de partage de la Palestine des Nations unies. Ce soutien ne tenait pas, comme l’ont écrit certains, au rôle des juifs dans le mouvement communiste, mais à la décision de l’URSS : en 1947, il était inconcevable qu’une organisation communiste s’oppose au PC soviétique. Les communistes avançaient aussi l’idée que le véritable combat contre l’impérialisme se déroulait en Égypte et que l’intervention armée permettait surtout au roi Farouk de détourner le peuple du combat contre les Britanniques, ce qui n’était pas faux, mais n’empêcha pas la monarchie de les accuser de sionisme, idéologie qu’ils avaient toujours combattue. C’est pourtant cette même monarchie qui, tout au long des années 1930 et jusqu’en 1948, avait toléré la présence et l’action d’organisations sionistes en Égypte.

L’arrestation de la plupart des cadres communistes dans la foulée de la guerre israélo-arabe de 1948-1949 propulsa Albert, âgé d’à peine 18 ans, à un rôle clef dans l’appareil clandestin du parti. Sa vie était bien remplie. Le matin il poursuivait ses études à l’université ; l’après-midi, il travaillait dans le magasin de son père New London House, qui vendait, entre autres, des articles de sport et que fréquentaient — bien que le propriétaire fût juif — aussi bien des officiers que des dirigeants des Frères musulmans. Et le soir, dans sa voiture, il embarquait chaque fois deux membres différents de la direction qui avaient échappé aux rafles et qui ne pouvaient se rencontrer que dans ces conditions précaires. Albert roulait toute la nuit, parachevant sa formation politique en les écoutant discuter.

Avec l’arrivée au pouvoir du grand parti nationaliste Wafd en 1950, la répression s’allège. Les communistes participent à la lutte armée menée sur le canal de Suez contre les troupes britanniques, s’attachent à organiser la classe ouvrière et développent des contacts avec les officiers ulcérés par la défaite face à Israël qu’ils attribuent au roi Farouk. C’est cette année-là pourtant qu’Henri Curiel, dirigeant de la principale organisation communiste Hadeto (acronyme en arabe de Mouvement démocratique pour la libération nationale, MDLN) est déchu de sa nationalité et expulsé contre son gré en Italie. Les policiers à qui il faisait remarquer que le gouvernement avait changé avec l’arrivée du Wafd, rétorquent : « Le gouvernement oui, pas la police ». Les pouvoirs successifs, le roi puis les différents présidents récupérèrent les services de la police politique anticommuniste créée par les Britanniques. Avant d’être une pratique nationale, la déchéance de nationalité de militants fut inaugurée, dès le début du XXe siècle, par les Britanniques contre les « éléments séditieux », souvent grecs, arméniens ou juifs, comme l’ont montré les travaux de l’historienne Rim Naguib1.

Les Officiers libres et les camarades

Le 23 juillet 1952, les « Officiers libres » renversent le roi Farouk, un souverain honni et corrompu et, un an plus tard, proclament la République. Hadeto leur apporte son soutien, mais les rapports restent conflictuels, ce que rappelle une anecdote racontée par Albert. Hadeto imprimait clandestinement les textes des Officiers libres au début des années 1950 ; la plupart étaient consacrés à l’Égypte, mais certains dénonçaient aussi la guerre américaine en Corée, ce qui était rare à l’époque en dehors du camp communiste. En dépit de ce rôle, en août 1952, la police politique fait une descente et confisque le matériel. Parmi les personnes arrêtées, un Arménien qui était chargé de transférer les tracts aux Officiers libres et qui découvre stupéfait, en regardant les photos des nouveaux dirigeants publiées dans la presse, que le contact à qui il remettait le matériel n’était autre que Gamal Abdel Nasser, l’homme fort de l’organisation. La ronéo saisie fut installée par la suite au Musée de la révolution, sans préciser qu’elle avait été celle des communistes.

Pour Hadeto, mais ce n’était pas le cas de toutes les organisations communistes, il fallait appuyer les Officiers libres, car ils étaient nationalistes et anti-impérialistes. Plusieurs d’entre eux étaient communistes ; le mouvement regroupait toutes les tendances, y compris les Frères musulmans. Mais le soutien initial fut vite abandonné. Un épisode pesa : le jugement et l’exécution de deux militants ouvriers en août 1952 à la suite d’une grève. Plus décisif était le point de vue du mouvement communiste international. Joseph Staline était encore vivant, la vision soviétique du monde était binaire et, pour ce qui concerne le Proche-Orient, se résumait souvent à l’idée que la région était le lieu d’affrontement entre le « vieux » colonialisme britannique et le « nouvel impérialisme » des États-Unis. Déjà méfiant par principe à l’égard de tout coup d’État militaire, Moscou décelait, derrière Nasser, la main des Américains.

Par ailleurs, Nasser était suspicieux à l’égard de toute dynamique populaire qu’il ne contrôlerait pas. Il reprit à son compte et porta toutes les revendications qui avaient été celles du mouvement populaire depuis au moins vingt ans : l’indépendance nationale véritable ; la réforme agraire ; l’extension des droits sociaux pour les ouvriers et une place plus large des femmes dans la société. Mais il « caporalisa », voire réprima les mouvements qui avaient porté ces mêmes revendications. Et il réduisit les différentes organisations qu’il créa (parti unique, syndicats, mouvement de femmes, etc.) à des « courroies de transmission », étroitement surveillées par la police politique et qui se révélèrent impuissantes à s’opposer à la contre-révolution que déclencha Anouar El-Sadate à partir de 1970.

L’expérience des camps

Les communistes plongent alors dans l’opposition et tentent, sans grand succès de créer un large front, y compris avec le Wafd et les Frères musulmans, contre ce qu’ils dénoncent comme une dictature. En janvier 1953 une vague d’arrestations s’abat sur eux, les écrase presque totalement et Albert est arrêté. Une période dramatique, car c’est dramatique d’être privé de sa famille, de ses proches, uniquement pour avoir défendu des idées politiques ; mais aussi la plus belle période de sa vie, confesse Albert, celle qui lui permit de mieux connaitre son pays et ses habitants, « ceux d’en bas », ce petit peuple si souvent méprisé, de côtoyer des gardiens et des voleurs, des policiers et des criminels, des militants et des assassins.

S’il a pu expérimenter le pire de la « nature humaine », il raconte aussi d’admirables moments de solidarité, ceux qui permettent de résister par des grèves de la faim, de s’organiser contre les mauvais traitements, de rester en contact avec le monde extérieur. Dans les camps, il participe à une entreprise d’agriculture de subsistance ou à la mise sur pied d’une université populaire, dont une section est consacrée à l’alphabétisation, la seule condition de participation étant d’apporter son crayon et son papier. Des gardiens de prison comme des prisonniers de droit commun viennent y apprendre à lire et à écrire, certains par la suite poursuivront leurs études à l’école primaire et secondaire.

Cette résistance fut alimentée par les familles des détenus qui, grâce à l’argent collecté à l’étranger par Henri Curiel et son groupe d’exilés en France, pouvaient transmettre aux détenus, ouvertement ou clandestinement, nourriture, livres, journaux. En 2019, dans une de mes dernières rencontres avec Albert au Caire, il m’avait révélé le rôle central joué par ma mère comme agente de liaison pour faire passer les fonds, au grand dam de la police qui ne réussit jamais à la démasquer. Parmi les hauts faits d’armes, l’introduction d’une radio qui permit aux détenus, regroupés dans le noir autour du poste, de rester en phase avec ce qui se passait dans le pays. Ils purent ainsi écouter le discours du 26 juillet 1956 de Gamal Abdel Nasser annonçant la nationalisation de la compagnie du canal de Suez, mesure à laquelle les communistes apportèrent de leur prison un soutien enthousiaste. Mais si certains sont libérés, d’autres comme Albert devront attendre encore six ans. De ce tunnel carcéral, il a tiré une leçon : aucune cause ne justifie la suppression de l’état de droit et la mise sous tutelle de la justice, les conditions indignes et la torture en prison.

À Jérusalem ? Par le train de 9 h 45

Attiré un moment par ce qui se passait en Palestine, Albert s’y rend à deux reprises avant la création d’Israël. Mais il comprend vite que son unique patrie est l’Égypte ; c’est là qu’il est né et c’est là qu’il désire mourir. Il restera égyptien, envers et contre tout. Bien qu’âgé seulement d’une quinzaine d’années, il rejoint le combat de la Ligue juive antisioniste. Contrairement à d’autres communautés juives dans le monde arabe, les juifs égyptiens étaient d’origines très diverses, certains installés dans le pays depuis des siècles, d’autres arrivés plus récemment au XIXe siècle, citoyens de l’empire ottoman. La Palestine ne les faisait pas rêver. Hormis la petite minorité sioniste, personne ne ressentait la nécessité d’un État juif ni de transformer la psalmodie « L’an prochain à Jérusalem » en un acte concret, quand il suffisait, comme l’écrit joliment Gilles Perrault dans sa biographie d’Henri Curiel, de prendre le train de 9 h 45 du Caire pour s’y rendre2.

Si l’arrivée des Officiers libres au pouvoir ne se traduisit par aucun changement pour les juifs en Égypte, le durcissement du conflit avec Israël à partir de 1954-1955 les précarisa. Israël tenta de les utiliser comme « cinquième colonne », ce qu’illustra « l’affaire Lavon » : en juillet 1954, le Mossad organisa des attentats contre des intérêts américains et britanniques en Égypte, qui devaient être attribués aux nationalistes, et compromettre les relations de ces deux pays avec Le Caire. Le réseau fut démantelé, certains de ses membres exécutés, et d’autres emprisonnés.

Dans cette atmosphère, beaucoup d’éléments dans l’appareil d’État et dans les médias alimentèrent la suspicion à l’égard des juifs, voire sombrèrent dans l’antisémitisme. De manière arbitraire nombre de juifs seront arrêtés, dépossédés de leurs biens et expulsés du pays, dénoncés comme « sionistes ». Albert évoque, dans un texte inédit écrit en français, l’histoire d’un de ses camarades juif ashkénaze Israël Frounkine : « J’appris que ses camarades l’avaient convaincu de quitter l’Égypte, parce qu’il n’y avait pas de place pour les juifs dans le mouvement communiste égyptien. Je me heurtais ainsi pour la première fois à une conception du communisme que j’ignorais. Malheureusement, ce ne fut pas la dernière. »

À cette attitude, Albert oppose ce qui se passait dans les camps : « Un des jeunes de l’affaire Lavon avait reçu un coup de fouet en pleine figure, d’un des gardiens, une brute nommée Abdel Latif Rouchdi. Les Palestiniens (il y avait de nombreux Palestiniens de Gaza dans les camps, dont des communistes) avaient demandé à tous les politiques de se solidariser avec les détenus “sionistes”. Ironie du sort, Hassan El Guebali, le dirigeant communiste palestinien qui l’avait défendu, sera des années plus tard, assassiné à Gaza par les Israéliens. » Pour Albert, quelles que soient ses idées, chacun mérite un traitement humain.

La vie d’après

Il n’est pas si facile de se reconstruire après la prison. Le pays a changé, les amis sont partis, les compagnons de détention se dispersent. Et pourtant Albert réussit à rebâtir sa vie, à s’appuyer sur son « expérience agricole » pour développer une société d’exportation de primeurs. Il se marie et a deux enfants, Samy et Hany. Il s’attache à la fin de sa vie, avec l’association La Goutte de lait, créée au début du XXe siècle pour venir en aide aux enfants égyptiens juifs pauvres (en leur offrant notamment du lait pour le petit-déjeuner).3, à œuvrer pour la sauvegarde du patrimoine juif, un patrimoine injustement oublié, car il est, pensait-il, partie intégrante de l’histoire égyptienne.

Pour tout journaliste débarquant au Caire, notamment pour les Français, l’appartement d’Albert, au centre de la ville, d’où l’on apercevait la place Tahrir, était devenu l’escale indispensable pour être tenu au courant de ce qui se passait dans le pays, et « Titi » partageait ce rôle de guide avec son ami l’avocat juif et communiste Chehata Haroun. Pour ma part, à chacun de mes voyages, je me rendais chez lui et nous pouvions deviser longuement aussi bien de l’Égypte que de l’Europe, de la situation au Vietnam ou en Pologne, de l’histoire de France qu’il connaissait mieux que personne, n’hésitant pas à rabrouer son interlocuteur quand il avait oublié tel épisode de l’histoire de la IIIe République.

Albert s’est éloigné des communistes égyptiens parce que ceux-ci, notamment dans les années 1980, ont plongé dans un dogmatisme détaché de la réalité et voyaient dans la fin de l’Union soviétique, non pas l’échec d’une expérience mal menée, mais le résultat d’un « grand complot sioniste ». Malgré tout, il est resté jusqu’au bout fidèle à ses idéaux. Et il reprend à son compte les paroles de son amie Claire Hazan, elle aussi née en Égypte, mais contrainte à l’exil, sur son lit de mort :

Nous avions de grands espoirs et des rêves d’un monde meilleur dans lequel règnerait la justice sociale, et même si nous n’avons pas réussi à accomplir nos rêves, d’autres viendront après nous pour réaliser ce que nous avons échoué à obtenir.

2Gilles Perrault, Un homme à part, Livre de poche, première édition 1984.

3Elle développa par la suite ses activités philanthropiques. En 2016, l’association a changé de statut pour prendre en charge la sauvegarde du patrimoine juif égyptien.

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