C’est l’un des paradoxes les plus frappants de la situation en Irak. Les forces chiites, qui dominent son gouvernement, y apparaissent en première ligne de la préservation de la structure d’un pays créé il y a 95 ans et dont elles furent — avec les Kurdes — les principales victimes. Quant aux forces sunnites, représentées aujourd’hui par l’organisation de l’État islamique (OEI), ou « Daech », elles revendiquent désormais le démantèlement des frontières issues du partage du Proche-Orient après la première guerre mondiale, un partage qui avait pourtant fait de la minorité sunnite irakienne le maître de ce nouveau pays quel qu’en soit le régime. Le monde à l’envers, donc, symptomatique des bouleversements générés par la guerre américaine en Irak menée il y a douze ans, dont on ne fait visiblement que commencer de mesurer toutes les conséquences.
Tel est le verdict commun à deux chercheurs, Myriam Benraad et Pierre-Jean Luizard, qui publient chacun un ouvrage occasionné par l’émergence soudaine de Daech, dans lequel ils visent, au-delà de ses aspects spectaculaires dans leur cruauté, à en dégager la rationalité en l’inscrivant dans l’histoire moderne de la région, pour analyser à la fois comment l’organisation de l’État islamique s’y insère et comment elle s’en démarque. Essentiellement historique, le livre de Benraad, Irak, la revanche de l’Histoire. De l’occupation étrangère à l’État islamique, est exclusivement centré sur l’Irak. Plus sociopolitique, celui de Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, élargit la réflexion à la Syrie et aux enjeux généraux dans la région, proposant une analyse plus complète du phénomène OEI.
Confessionnalisation de la vie politique
Les deux auteurs insistent sur les responsabilités, écrasantes à leurs yeux, des idéologues américains qui ont façonné l’après-« victoire » en Irak sous la forme d’une plongée dans les conflits internes entre communautés. Benraad, en particulier, indique combien « les mariages mixtes [sunnites-chiites] étaient monnaie courante à Bagdad avant 2000 » (près du tiers des unions) avant que les Américains, armés d’une « lecture confessionnelle de l’Irak » n’imposent leur regard idéologique à une société à laquelle, au fond, ils ne comprenaient rien et ne dressent les communautés les unes contre les autres. La chercheuse rappelle par exemple les thèses développées par l’idéologue néoconservateur David Wurmser, pour qui les sunnites étaient, en bloc, à ranger du côté des partisans de Saddam Hussein, les chiites devenant, dans une pensée binaire, les alliés naturels des États-Unis. « L’exacerbation de la religiosité dans l’Irak post-baasiste a moins procédé d’une conflictualité millénaire entre musulmans chiites et sunnites que de l’approche fragmentaire de cette société développée par les États-Unis », écrit Benraad, qui crédite Washington d’une responsabilité primordiale dans « la confessionnalisation à outrance » de la vie politique interne du pays.
La chercheuse montre ainsi de manière convaincante combien le projet politique d’Al-Qaida n’avait « pas capté le soutien des populations » lors du premier soulèvement sunnite de 2004 et combien d’errements politiques américains en soutien au régime central de plus en plus corrompu et anti-sunnite de Nouri Al-Maliki, le « partenariat stratégique » mis en place par l’occupant avec les tribus sunnites, initialement avec leur vaste soutien, va progressivement se déliter.
Les sunnites, des « orphelins à la table du diable »
À partir de 2011, la plupart des mouvements sunnites qui s’étaient fait auparavant les chantres d’un Irak centralisé basculent dans l’option fédéraliste. Un « revirement [qui] découle d’une marginalisation devenue intenable pour eux » menée par le gouvernement Maliki, identifié par les sunnites à l’occupant. Née dans les cartons d’une administration américaine ignorante des réalités, la prophétie autoréalisatrice de la partition de l’Irak entre communautés se met en place. La voie est pavée vers la montée en force de l’organisation de l’État islamique, une organisation proclamée en 2006 qui entendait dès l’abord s’étendre sur les provinces sunnites « pour protéger notre foi et nos fidèles » devenus « des orphelins à la table du diable » que représente le pouvoir partagé entre chiites et Kurdes. Il ne reste à l’OEI qu’à imposer sa domination aux autres fractions sunnites, ce que la guerre en Syrie va l’aider à mener à bien.
Luizard n’est pas moins sévère, qui évoque l’« amateurisme stupéfiant dans la gestion de l’occupation et l’incompréhension totale de l’histoire et de la dynamique des rapports entre l’État irakien et sa société », dont Washington a fait preuve. Le « piège » qu’il évoque en titre et que tend l’OEI aujourd’hui consiste, pour faire court, à tirer le fil de la confessionnalisation des conflits non seulement en Irak et en Syrie, mais dans toute la région, et de parvenir à y entrainer l’Occident pour le mener à sa perte, l’organisation étant convaincue que cette intervention serait son tombeau.
Le chercheur brosse un tableau succinct mais fidèle des méthodes utilisées par l’OEI pour s’imposer, montrant comment elle remplit à la fois un vide politique et un besoin des populations sunnites, et de l’absence de projet politique réel (hormis « vaincre » l’ennemi) qui caractérise les pays occidentaux. La grande force de l’organisation est que, contrairement aux Américains mais aussi à l’armée irakienne, elle n’apparait pas aux sunnites « comme une force d’occupation étrangère ». Par ailleurs, elle attire tous ceux que préoccupe la lutte contre la corruption. Surtout, l’OEI reçoit un soutien actif ou passif des sunnites « parce qu’elle leur permet de reconquérir une visibilité politique », et parce que le gouvernement irakien en place a amplement épuisé les possibilités de compromis avec eux.
Légitimité des États en cause
Mais l’apport principal de Luizard touche à la question centrale de la recomposition des frontières. Pas seulement parce que « l’effondrement de l’État irakien » lui apparaît comme la probabilité la plus plausible désormais (ce qui impacterait inéluctablement le sort futur de la Syrie voisine), mais parce que l’OEI a fait de « la dénonciation générale de la légitimité des États de la région » sa revendication centrale, ce qui constitue le véritable bouleversement qu’elle entend initier. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement politique tend à abolir au Proche-Orient les frontières issues de son partage entre les puissances coloniales, le Royaume-Uni et la France, au lendemain de la première guerre mondiale. Les divers nationalismes panarabes (nassérisme, baassisme, Kaoumioun el-Arab…), à l’ère moderne, ont tous joué de l’idée d’abolir les « frontières Sykes-Picot », comme on les a dénommées. Précisément parce que les États nés de ce partage au Machrek apparaissaient peu légitimes et que « leur viabilité était largement viciée dès l’origine », écrit le chercheur. Mais ces nationalismes, une fois au pouvoir, ont tous rapidement avalisé ces frontières pour mieux garantir leur domination sur leur propre territoire.
Pour la première fois, avec l’Organisation de l’État islamique, un remodelage complet des frontières du Proche-Orient, fondé sur des considérations mêlant arabité et confessionnalité apparaît plausible, en « offrant aux communautés sunnites qu’il sollicite une sortie par le haut » (l’instauration de leur propre État), là où Al-Qaida « n’offre de son côté que le terrorisme et une guerre sans fin, avec une perspective très lointaine et peu réaliste d’instauration du califat ». C’est ce qui fait, en tout cas, la force d’une mouvance politique dont le chercheur nous parait cependant surestimer par moments la capacité tant militaire que financière. De même, sa propension à juger que l’émergence de l’OEI inaugure une nouvelle période historique longue nous semble la plus spéculative de son ouvrage. Mais quel que soit l’avenir, un fait lui parait acté : « une longue période historique s’achève. On ne reviendra pas au Moyen-Orient que nous avons connu depuis un siècle ».
En attendant que l’histoire se fasse, aujourd’hui, et comme il l’indique par ailleurs, « l’État islamique n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires », la coalition qui intervient contre lui n’ayant « aucune perspective politique à offrir aux populations qui se sont ralliées à l’État islamique ». Luizard en donne un exemple édifiant. Lorsque Laurent Fabius, écrit-il, « parle d’‟aider le gouvernement de Bagdad à rétablir sa souveraineté“, se rend-il compte que c’est certainement aujourd’hui la dernière chose que souhaitent les habitants de Mossoul, de Tikrit et de Fallouja ? ». Car même si l’organisation était éradiquée, « sa défaite militaire ne règlerait rien si les causes de son succès initial ne sont pas prises en compte ».
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