Guerre israélo-arabe (1947-1950)

Pillages, racisme, expulsions... La conquête de la Palestine racontée par les combattants

Nombre d’histoires de la première guerre israélo-arabe (1948-1950) ont été écrites. Mais c’est sans doute la première où un historien fait parler, à travers leurs lettres, les combattants des deux camps. Ce courrier montre les divisions interarabes et jette une ombre sur le comportement des soldats israéliens, leur brutalité et leur racisme, non seulement envers les Arabes mais à l’égard des juifs marocains et irakiens venus combattre pour Israël.

Dear Palestine, l’ouvrage de Shay Hazkani, historien israélien de l’université du Maryland, constitue une des toutes premières études sociales de la guerre qui, entre 1947 et 1949, opposa d’un côté les milices armées du yichouv (la communauté juive dans la Palestine mandataire britannique) puis l’armée de l’État d’Israël après sa création, le 15 mai 1948, et de l’autre les milices palestiniennes et surtout des groupements armés mobilisés dans les pays environnants, puis les armées arabes (essentiellement l’égyptienne et la jordanienne).

Dans ce livre, le lecteur apprendra peu du déroulé évènementiel de cette guerre. Mais il apprendra beaucoup de ce que masquent souvent les récits chronologiques et factuels des guerres : à savoir le contexte socioculturel dans lequel baignent leurs protagonistes. Pour le dévoiler, l’auteur privilégie deux sources majeures : d’une part la formation des troupes et les argumentaires (propagande incluse) des états-majors de chaque camp, de l’autre le regard porté par les combattants sur cette guerre et ce qu’il dit de sa réalité. Hazkani le fait en partie en s’appuyant sur les discours des responsables militaires, mais surtout — c’est la principale originalité du livre — sur les lettres des soldats à leurs familles, telles qu’elles ont été préservées après la lecture de la censure dans diverses archives militaires. Celles-ci sont souvent plus riches du côté israélien, mais l’auteur parvient malgré tout à mener une étude relativement équilibrée entre les deux camps.

Volontaires de l’étranger

Il consacre une place importante aux recrues auxquelles les chefs militaires ont fait appel hors de leur pays. D’un côté les Volontaires de l’étranger (dont l’acronyme hébraïque était Mahal), de jeunes juifs qui s’engagèrent en Europe, aux États-Unis et aussi au Maroc pour aider militairement l’État d’Israël émergent, puis constitué. On verra que ce groupe offre un regard sur la guerre souvent différent de celui des « sabras », les jeunes nés et éduqués dans le yichouv. De l’autre, diverses milices de recrues arabes enrôlées en Syrie, en Transjordanie, en Irak et au Liban pour soutenir les Palestiniens. Il privilégie, en particulier, la plus active, l’Armée de libération arabe (ALA, en arabe Armée arabe du Salut), commandée par Fawzi Al-Kaoudji. Là encore, le regard sur la guerre et son environnement porté par ces recrues est souvent inattendu.

L’étude des lettres comme l’analyse des discours des responsables militaires fait ressortir une évidence. Au-delà du rapport des forces militaire, l’unité et la clarté des objectifs étaient du côté israélien, la désunion et la confusion du côté palestinien – hormis l’idée maitresse du refus d’une partition de la Palestine, jugée soit injuste soit profondément inégale (les juifs, 31 % de la population à l’époque, se voyant allouer 54 % du territoire palestinien). Quelles que soient leurs dissensions internes, les forces sionistes entendaient toutes ériger un État duquel seraient exclus le plus grand nombre possible de ses résidents palestiniens (le plan de partition prévoyait que l’« État juif » inclurait… 45 % de Palestiniens !) Hazkani montre combien la direction politique et militaire de l’État juif était déterminée, avant même qu’il ait été déclaré, à le « nettoyer » le plus possible sur le plan ethnique, et aussi combien cette ambition était acceptée par la grande majorité de ses troupes.

Divisions entre Arabes et Palestiniens

Et il montre, par nombre d’exemples, combien la division et la méfiance régnaient dans le camp des Palestiniens et de leurs alliés. Comme l’écrira dès février 1948 Hanna Badr Salim, l’éditeur à Haïfa du journal Al-Difa (La défense) : « Nous avons déclaré la guerre au sionisme, mais nous n’étions pas préparés, occupés à nous battre entre nous. » Les responsables de l’ALA se méfiaient des forces palestiniennes dirigées par Abdel Kader Al-Husseini. Un haut gradé de l’ALA recommanda ainsi de nommer des officiers égyptiens, syriens ou irakiens à la tête des régiments, mais pas de Palestiniens, dont il se défiait. De son côté, Husseini préférait limiter sa mobilisation à de petits groupes de seules recrues palestiniennes sûres. De fait, l’attitude des forces arabes externes envers les Palestiniens était souvent peu amène. Des lettres de soldats arabes évoquent les brutalités commises par ces troupes contre des gens qu’elles étaient supposément venues délivrer.

Mais la défiance était essentiellement d’ordre politique. Du côté palestinien, la préoccupation primordiale était évidemment la préservation de la Palestine. Du côté des intervenants extérieurs, aux forces plus fournies, les préoccupations étaient beaucoup plus diverses et ambiguës. « Certains se battaient pour aboutir à un meilleur accord avec les sionistes, d’autres voyaient dans ce combat une première étape pour le renversement des régimes alliés au colonialisme occidental, d’autres encore entendaient envoyer leurs opposants combattre en Palestine pour réduire leur influence. » Entre le Syrien Salah Bitar, fondateur du Baas en 1947, un nationaliste arabe qui entendait faire de la Palestine le tremplin d’une « nouvelle civilisation arabe » et un Nouri Saïd, homme lige des Britanniques en Irak, qui cherchait à utiliser le combat propalestinien pour dériver la mobilisation populaire contre Londres (et donc contre lui-même), la différence d’intérêts était totale. Sur le terrain des opérations, note Hazkani, les chefs de l’ALA étaient « pour la plupart plus préoccupés de faire en sorte que la ferveur anticoloniale des volontaires arabes ne se transforme pas en un combat ultérieur contre les régimes arabes ».

Quant à la propagande utilisée par les forces arabes, contrairement à la thèse présentée par les vainqueurs israéliens, « mes travaux, écrit Hazkani, suggèrent que l’antisémitisme était négligeable dans l’ALA ». Il en donne quelques exemples, mais les juge peu présents dans les lettres des combattants arabes. De même, « les lettres montrent que la plupart d’entre eux étaient loin d’être des obsédés du djihadisme radical ». Mais, signale-t-il, plus la défaite pointe, et plus la dimension de guerre sainte contre les juifs ressort de ces lettres. Cependant, Hazkani conclut à leur lecture que des termes comme « extermination » ou « jeter les juifs à la mer » y sont absents. De même, il infirme totalement l’argument si souvent avancé par Israël après cette guerre selon lequel les dirigeants arabes auraient appelé les Palestiniens à fuir pour leur laisser le champ libre. Au contraire, le 24 avril 1948, alors que les Palestiniens ont connu peu avant des échecs désespérants — en une semaine, Abdel Kader Al-Husseini est tué au combat, la bataille pour la Galilée tourne au profit des forces juives et le massacre de Deir Yassine a lieu – Kaoudji publie un ordre traitant de « couard » tout Palestinien qui fuirait son foyer.

Un usage immodéré de la Bible

De leur côté, dans le domaine de la formation des troupes — y compris idéologique — les milices juives puis l’armée israélienne se montrèrent immensément mieux préparées que leurs adversaires. Copiant la logique de l’Armée rouge, le camp sioniste instaure la dualité entre l’officier et le commissaire politique (le « politruk »). Dès 1946, un ouvrage de l’écrivain soviétique Alexander Bek sur la défense de Moscou en 1941 est traduit et diffusé au sein des forces israéliennes pour y conforter « l’esprit de corps » (en français dans le texte) et la détermination à utiliser tous les moyens pour vaincre. En août 1948, Dov Berger, chef de la hasbara (la propagande israélienne), distribue aux officiers des « manuels éducatifs » dans lequel les recrues reçoivent tous une formation politique identique. On notera que les responsables militaires, à l’époque quasi tous issus du milieu sioniste-socialiste, font un usage immodéré de la Bible pour structurer l’hostilité de la troupe au monde arabe environnant, assimilé déjà à « Amalek et les sept nations », ces tribus décrites comme les plus hostiles aux Hébreux dans la Bible. « La suggestion que la guerre de 1948 était comparable aux guerres d’extermination apparaissant dans la Bible n’était pas une vision marginale ; elle était répétée dans BaMahaneh  », le journal de l’armée israélienne, indique l’auteur.

Dès lors, on ne s’étonnera pas du succès acquis auprès de la troupe par le « politruk » Aba Kovner. L’homme était un héros, rescapé du ghetto de Vilno où il avait tenté sans succès d’organiser une révolte contre les nazis comme celle du ghetto de Varsovie. Membre de l’Hachomer Hatzaïr (la Jeune Garde), la frange prosoviétique du sionisme, il était parvenu à s’enfuir et à rejoindre les colonnes de l’Armée rouge. Poète de talent et cousin germain de Meïr Vilner, le chef du Parti communiste, Kovner devint en 1948 responsable de l’éducation de la célèbre brigade Givati. Citant ses Bulletins de combat, Hazkani montre combien il attise les sentiments les plus cruels des soldats et aussi les plus racistes, justifiant par avance les pires crimes. « Massacrez ! Massacrez ! Massacrez ! Plus vous tuez de chiens meurtriers, plus vous vous améliorez. Plus vous améliorez votre amour de ce qui est beau et bon et de la liberté. » De hauts gradés récuseront ses appels constants au massacre d’Arabes, civils inclus. Mais les propos de Kovner continuèrent d’être reproduits dans le journal de l’armée israélienne. Ce n’est qu’à la fin de la guerre, indique Hazkani, que l’état-major exigea « une application plus stricte des règles contre le meurtre et la brutalité » par la troupe.

Ni le socialisme ni la morale

Contrairement à des auteurs qui l’ont précédé, Hazkani estime que les exactions israéliennes ont été plus systématiques qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Nombre de villages palestiniens sont rasés dès le « nettoyage » de leur population terminé. Des massacres de civils ont eu lieu. Il cite une note de la censure militaire israélienne de novembre 1948 : « Les victoires et les conquêtes ont été accompagnées de pillages et de meurtres, et nombre de lettres de soldats montrent un certain choc. » Mais la plupart des sabras avalisent ces actes dans ce que le Bureau de la censure nomme une « intoxication de la victoire ». En novembre 1948, après un déchainement de violences, inquiet du risque de perte du contrôle sur la troupe, l’état-major ordonna que cessent ces crimes et ces pillages. Le soldat David écrit à ses parents : « Ce n’était ni le socialisme, ni la fraternité entre les peuples, ni la morale, c’était on vole et on se tire ». La soldate Rivka abonde : « Tout a été saccagé. On a pris de la nourriture, de l’argent, des bijoux comme butin. Certains soldats ont fait une petite fortune. »

Dans les rangs, quelques combattants s’offusquent. Parmi eux, les volontaires étrangers occupent une part importante. Leurs lettres décrivent leur stupéfaction, et même leur dégoût, face au comportement des sabras, qu’ils perçoivent comme de l’insensibilité à l’égard des Palestiniens. Un sondage commandé par l’état-major à la fin de la guerre constate que 55 % des volontaires juifs étrangers ont une vision très négative des jeunes Israéliens, perçus comme arrogants et brutaux. « Les sabras sont affreux », écrit Martin, un juif américain, qui ajoute : « Un Golem se met en place ici1 Les Juifs israéliens ont troqué leur religion pour un révolver ». « Je ne veux plus jouer ce jeu et rentrer dès que possible », écrit Richard, un volontaire sud-africain.

Conscient des réticences exprimées par une partie de la troupe, le département de l’éducation de l’armée lui avait distribué un fascicule, intitulé Réponses aux questions fréquemment posées par les soldats. La première était : « Pourquoi n’acceptons-nous pas le retour des réfugiés arabes durant les accalmies ? » Réponse des éducateurs militaires : « Nous comprenons mieux que personne la souffrance de ces réfugiés. Mais celui qui est responsable de sa propre situation ne peut exiger que nous résolvions son problème. » Avec un tel blanc-seing, comment s’étonner de la lettre d’un de ces sabras qui, au même moment, écrit à sa famille : « Il nous faut encore une période de batailles pour parvenir à expulser les Arabes qui restent. Alors, nous pourrons rentrer chez nous. »

Le dernier aspect novateur du livre est celui qu’Hazkani consacre aux « juifs orientaux » dans cette guerre, plus particulièrement aux juifs marocains, qui en furent à l’époque l’incarnation, mais aussi aux juifs irakiens. Les Marocains, on le sait peu, constituèrent 10 % des juifs qui arrivèrent en Palestine puis en Israël en 1948-1949. Très vite, ils furent confrontés à un racisme souvent ahurissant de la part de leurs congénères ashkénazes (originaires d’Europe centrale), qui constituaient 95 % de l’immigration jusque-là. En juillet 1949, la censure note que « les immigrants d’Afrique du Nord sont le groupe le plus problématique. Beaucoup veulent retourner dans leur pays d’origine et préviennent leurs proches de ne pas émigrer ». De fait, les lettres de soldats issus du Maroc montrent une amertume souvent considérable.

Les juifs marocains ? « Des sauvages et des voleurs »

Yaïsh écrit que « les juifs polonais pensent que les Marocains sont des sauvages et des voleurs » ; le conscrit Matitiahou se lamente : « les journaux écrivent que les Marocains ne savent pas se servir d’une fourchette ». « Nous sommes juifs et ils nous traitent comme des Arabes », écrit le soldat Nissim à sa famille, résumant ce sentiment courant lui-même mêlé de racisme. Hazkani note que « la vision de ces immigrants changeait rapidement » une fois arrivés en Israël. « Les juifs européens, qui ont effroyablement souffert du nazisme, se voient comme une race supérieure et considèrent les sépharades comme des inférieurs », écrit Naïm. Yakoub ajoute : « Nous sommes venus en Israël en croyant trouver un paradis. Nous y avons trouvé des Juifs avec des cœurs d’Allemands ». De fait, Hazkani cite une longue enquête du journal des élites israéliennes Haaretz, laquelle jugeait que les Juifs venus d’Afrique du Nord, atteints de « paresse chronique », sont « à peine au-dessus du niveau des Arabes, des noirs et des Berbères ».

On trouve aussi dans les lettres des conscrits juifs maghrébins une adhésion aux objectifs de la guerre. « Certains soldats marocains tirent une grande fierté d’avoir tué des douzaines d’Arabes » et de l’avoir raconté à leurs familles, notera même avec satisfaction le chef d’état-major Yigael Yadin – qui par ailleurs avait traité les juifs orientaux de « primitifs ». Mais l’inquiétude des dirigeants israéliens était telle, indique Hazkani, que les autorités confisquaient les passeports originaux de ces immigrés récents pour éviter leur retour. Quant aux soldats originaires d’Irak, le même général Yadin exprima publiquement son souci : ils « ne manifestent pas à l’égard des Arabes le niveau d’animosité que l’on attend d’eux »

Enfin, s’il reste encore un élément important à retenir de ce livre très riche, c’est que l’immense défaite du camp palestinien, succédant à celle de sa révolte contre l’occupant britannique en 1936-1939 eut indubitablement un impact fondamental sur le bilan politique des Palestiniens : celui de se fier d’abord à eux-mêmes à l’avenir. Ainsi Burhan Al-Din Al-Abbushi, poète d’une grande famille de Jénine est évidemment sévère avec l’ennemi traditionnel, l’Anglais et le sioniste. Mais Hazkani montre que « sa critique la plus dure est réservée aux dirigeants palestiniens et arabes ». Antoine Francis Albina, un Palestinien chrétien expulsé de Jérusalem, offre une critique radicale : « Nous ne devons accuser personne sauf nous-mêmes ». La plus grande erreur des Palestiniens, selon lui : avoir fait confiance aux régimes arabes. Quant aux Israéliens, « dans le monde post-holocauste, la plupart des soldats d’ascendance ashkénaze se convainquirent que le mariage du judaïsme et de l’usage de la force était une nécessité, et ils ont célébré l’émergence d’un « judaïsme musclé » »->4828]

Il a fallu une quinzaine d’années aux Palestiniens pour commencer à surmonter la « catastrophe » de 1948. Quant aux Israéliens, 70 ans plus tard, ashkénazes et séfarades confondus célèbrent dans leur grande majorité le triomphe de ce judaïsme musclé. Et leurs critiques israéliens contemporains en sont plus que jamais effarés.

1Figure mythologique, le Golem est une un personnage surpuissant, mi-humain mi-robot, imaginé au XVIe siècle pour protéger les juifs de Prague et qui retourne sa violence contre eux.

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