Dans une ambiance égyptienne pour le moins morose, la nouvelle de la disparition d’Ahmed Fouad Negm, le 3 décembre 2013, est tombée comme un signe de plus du dépérissement de l’esprit du 25 janvier. Depuis des décennies, Negm (« étoile » en arabe), Aboul Nogoum (« le père des étoiles ») pour ses amis, était pour des millions d’Égyptiens et d’Arabes l’incarnation de la révolte contre l’ordre établi, le symbole de la continuité entre le grand mouvement contestataire de la fin des années 1960 et des années 1970 et la révolution de 2011. Ses poèmes les plus connus, composés dans la vague de contestation gauchiste du régime d’Anouar el-Sadate (1970-1981), étaient repris régulièrement par les manifestants de la place Tahrir et chantés par les jeunes artistes de la nouvelle génération pour qui il reste une source d’inspiration.
Irrécupérable par les pouvoirs
En Égypte, au-delà de l’hommage unanime des artistes et des intellectuels, les réactions à sa mort ont été mitigées. Car Negm était dans une position ambiguë : pour l’Égypte officielle et ses médias, il était à la fois une épine dans le pied du système, un rebelle incontrôlable qui avait fait de sa langue acérée une arme redoutée de tous les puissants et une icône intouchable, justement parce qu’il était l’incarnation d’une « révolution » dont le discours officiel se gargarise d’autant plus aujourd’hui qu’il n’a de cesse de la liquider dans les faits.
On ne compte pas les talk-shows où il avait été invité après l’éviction de Hosni Moubarak. Il y venait toujours en gallabeya, le même vêtement typiquement égyptien qu’il portait sur les scènes arabes et européennes du temps de son duo avec cheikh Imam et qui symbolisait depuis toujours ses attaches populaires. Pas étonnant dès lors que ce ne soit pas un quotidien égyptien, mais le libanais Al-Akhbar qui lui ait consacré sa une le lendemain de sa mort. Il venait de se voir décerner le prix Prince Claus 2013, qu’il devait recevoir le 11 décembre aux Pays-Bas : la plus importante distinction qu’il ait reçue n’est pas venue de son pays, ni d’un autre pays arabe, mais d’Europe.
Né en 1929 dans un village du Delta, Ahmed Fouad Negm perd très tôt son père et est placé dans un orphelinat où il passe près de dix ans. Il vit ensuite de petits métiers, se forme une conscience politique au contact d’ouvriers communistes dans le contexte agité des années qui précèdent la révolution des Officiers libres de 1952. Par la suite, employé au ministère des affaires sociales, il est accusé de malversations et passe près de trois ans en prison (1959-1962). C’est là qu’il compose son premier recueil de poèmes en arabe dialectal égyptien, qu’il parvient à présenter à un concours organisé par le Conseil supérieur des arts et des lettres. Il obtient le premier prix et voit son recueil publié par l’État alors qu’il est encore derrière les barreaux. Peu après sa libération, Youssef El-Sibai, l’écrivain et officier à qui Gamal Abdel Nasser avait confié le contrôle des milieux littéraires, le fait nommer à un poste subalterne de l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques. Le procédé, qui vise à faire taire les voix rebelles en vertu du principe que le chien ne mord pas la main qui le nourrit, ne donnera pas les résultats escomptés.
Car peu après sa libération, Negm a rencontré Imam Issa (1918-1995), un cheikh aveugle qui compose et interprète des chants religieux en s’accompagnant de son oud. Ils travaillent ensemble, partagent le même toit modeste à Hosh Adam, une ruelle du vieux quartier de Batneyya, à deux pas de la mosquée d’Al-Azhar. Batneyya est surtout connu alors comme le marché du haschich — nombreux sont les musiciens et artistes égyptiens qui « carburent » au haschich et Negm et Imam ne font pas exception.
Arrive la défaite de 1967, suivie des premières grèves ouvrières puis étudiantes qu’ait connues le régime depuis 1954. Le duo Negm-Imam se fait connaître en 1968 avec une chanson, al-Hamdu lillah khabbatna taht batatna, qui tourne en dérision l’armée égyptienne et Nasser, surnommé Abdel Gabbar, allusion à son exercice tyrannique du pouvoir :
Grâce à Dieu, on se tape les côtes [geste de malheur]
Qu’elle était belle la retraite de nos officiers
de la ligne de feu…
Les deux hommes sont rapidement emprisonnés.
Lorsqu’ils sont libérés trois ans plus tard, Nasser est mort, Anouar el-Sadate lui a succédé et a éliminé l’aile gauche du parti unique (mai 1971). Ce geste et les choix politiques qui suivent seront contestés par la gauche, et en particulier par sa jeunesse étudiante à qui le duo Negm-Imam va fournir de nombreux hymnes à la révolte tout au long des années 1970. Ce qui leur vaudra de nouveaux séjours en prison, pour quelques mois à chaque fois, jusqu’en 1981 — c’est en prison que Negm composera ses poèmes les plus emblématiques. Icônes de la contestation gauchiste de tous les pouvoirs, Negm et Imam sont interdits sur toutes les ondes officielles, mais leurs cassettes circulent sous le manteau, non seulement en Égypte mais dans toutes les capitales arabes. Combien d’années de sa vie Negm aura-t-il passées en prison ? Douze ans, quinze, dix-huit ? Les chiffres varient d’une source à l’autre, sur ce point comme sur le nombre de ses femmes et de ses enfants.
L’universalité de l’année 1968
Il y a beaucoup de rumeurs et d’incertitudes dans la biographie de Negm, qu’il a contribué à entretenir avec son goût pour la jactance typique du sa‘louk, le poète-brigand de l’Arabie anté-islamique, mais peu importe. L’essentiel est dans le symbole. Sous Hosni Moubarak, Negm ne sera plus emprisonné, mais encore quelques années interdit de sortie du pays : il faudra l’intervention de Jack Lang, alors ministre français de la culture, pour que le duo Negm-Imam puisse répondre à l’invitation du festival des musiques arabes du théâtre des Amandiers à Nanterre en 1984.
On a tendance à oublier tout ce qui, dans ce mouvement contestataire des années post-1968, rapprochait les jeunesses arabes de leurs pairs en Europe et ailleurs dans le monde. Exemple de l’universalité de ce moment révolutionnaire, le public français (y compris l’auteur de ces lignes, qui à l’époque ignorait tout de l’Égypte et de la langue et la culture arabes) avait découvert le duo Negm-Imam à travers le disque Les yeux des mots publié par Le Chant du monde en 1976, à la grande époque de ce label qui nous fit découvrir aussi Atahualpa Yupanqui et quelques autres grandes voix des peuples du monde. Je veux bien prendre le pari que, grâce aux poèmes traduits au verso de la pochette de ce disque, Ahmed Fouad Negm était alors plus connu en France que Naguib Mahfouz ou tout autre écrivain ou poète égyptien vivant.
La poésie de Negm n’est pourtant pas facile à traduire. Comme on le voit avec le titre français de cet album, Les yeux des mots, pauvre traduction littérale de ‘Oyoun el kalam, la chanson par laquelle cheikh Imam aimait à ouvrir ses concerts. Quand les ténèbres recouvrent le monde, quand tu ne trouves plus le chemin, dit-elle en substance, « tu n’as plus d’autre guide que les yeux des mots ». Paroles fortes dans la bouche d’un aveugle. Negm joue ici sur le mot ‘oyoun, les yeux au sens propre, mais l’expression ‘oyoun el kalam signifie aussi et surtout « les perles, les trésors du langage ».
Un héritage en partage
Ces trésors, Negm allait les chercher dans la tradition égyptienne du zajal, un genre poétique propre à l’arabe dialectal dont l’histoire remonte très loin (ainsi ce zajal du XVe siècle cité par Madiha Doss1, et qui connut un nouvel âge d’or durant la colonisation anglaise du pays, en particulier avec Mahmoud Bayram El-Tounsi (1893-1961), que Negm aimait à présenter comme son maître ès poésie. Puisant dans le très riche répertoire de la langue parlée, dans une éloquence où abondent les jeux de mots et les doubles sens par lesquels les humbles raillent les puissants en leur faisant croire qu’ils les flattent, la poésie de Negm, souvent liée à une actualité politique très locale, s’exporterait difficilement. Pour se faire une idée de ce que devrait faire passer une telle traduction, il faut lire, dans le grand roman d’Ahdaf Soueif, In the Eye of the Sun, (Bloomsbury, 1992), la superbe exégèse de la chanson Sharraft ya Nixon Baba, ya btaa el Watergate (« Ta présence nous honore, papa Nixon, le gars du Watergate ») à laquelle se livre l’héroïne, étudiante égyptienne au Royaume-Uni pour expliquer à ses camarades anglais le sens des paroles de Negm.
Autre preuve de la postérité du duo Negm-Imam, cette chanson fait partie de celles qui sont aujourd’hui reprises par Maryam Saleh, artiste de la scène underground égyptienne, dans des versions rock électro arrangées par son partenaire libanais Zeid Hamdan, avec notamment une autre chanson des années 1970 où Negm et Imam se moquaient de Valéry Giscard d’Estaing :
Ce clip a été tourné à Paris pendant la campagne présidentielle de 2012, avec des décalages hilarants entre les paroles de Negm et les images du Paris d’aujourd’hui. Mais l’héritage de Negm est aussi entretenu par de jeunes chanteurs-compositeurs comme Mohammed Mohsen et renouvelé par des poètes de la génération de 2011 comme Tamim el-Barghouti ou Omar Taher.
La postérité de Negm, c’est aussi sa fille Nowwara (née en 1973 de son mariage avec la journaliste Safinaz Kazem), journaliste et militante en vue dans plusieurs épisodes révolutionnaires depuis janvier 2011.
En juillet 1981, alors que Negm venait d’être arrêté encore une fois par la police de Sadate, Le Monde diplomatique publiait un témoignage de sa plume qui s’ouvrait par cette phrase : « J’ai souvent été emprisonné, mais c’est la première fois qu’un jugement est prononcé contre moi par un tribunal militaire. » Trente-deux ans et une révolution après, la nouvelle Constitution égyptienne, préparée ces derniers mois et soumise à référendum les 14 et 15 janvier prochains, élargit de manière dangereuse la possibilité pour l’armée de faire condamner des civils devant des tribunaux militaires. Pourtant le dernier acte politique d’Ahmed Fouad Negm aura été, quelques semaines avant sa mort, la signature sur la pétition « Kammil gemilak » (« Continue de faire le bien ») qui appelle le général Abdelfatah Sissi à être candidat à la prochaine élection présidentielle. Une posture partagée par de nombreux intellectuels de l’ancienne génération qui, depuis juillet 2013, s’en remettent à l’armée au nom de la lutte contre les Frères musulmans, contribuant ainsi à enterrer l’idéal révolutionnaire né sur la place Tahrir entre le 25 janvier et le 11 février 20112.
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1« Réflexions sur les débuts de l’écriture dialectale en Égypte », Égypte Monde arabe n °27-28, 1996.
2Lire Fadi Awad et Claire Talon, « Fractures chez les écrivains égyptiens », Le Monde diplomatique, décembre 2013.