Histoire

La Méditerranée en partage

Méditerranée, Une histoire à partager est un manuel d’histoire rédigé par un collectif d’historiens de plusieurs nationalités, sous la direction de Mostafa Hassani Idrissi, professeur de didactique de l’histoire à l’université Mohammed V de Rabat. Richement illustré, il devrait plaire à un large public amoureux de la Méditerranée, même s’il est destiné en priorité à l’enseignement.

Alexandrie, 1868.
Huile sur toile de Vincent Courdouan, musée d’art de Toulon.

L’ouvrage, collectif est coordonné par le professeur Mostafa Hassani-Idrissi. Il donne à voir l’émergence d’un monde à nul autre pareil, la Méditerranée, tout en proposant d’autres perspectives. Notes, références, cartes, lexiques, fiches, extraits de documents historiques sont agrémentés d’une riche iconographie qui illumine les cinq chapitres allant de la préhistoire de la Méditerranée jusqu’à l’époque contemporaine.

Quinze historiens ont contribué à sa réalisation1. Il devrait être l’un des vade-mecum des amoureux et des curieux de la Méditerranée, ceux qui la vivent comme ceux qui la rêvent en chambre, ou plutôt dans les classes puisque l’ouvrage est, à priori, destiné aux pédagogues. En réalité, il ne manquera pas de séduire un public plus large tant sa lecture est facile, faite de rencontres et de découvertes où le plaisir le dispute à la curiosité. Une édition en arabe sortira en 2014. D’autres traductions sont prévues.

Ce manuel satisfera ceux qui veulent en savoir un peu plus sur le passé méditerranéen, ceux que les certitudes accablent, que les clichés nationaux, nationalistes, arabo-islamiques ou européocentrés irritent ou laissent sur leur faim parce qu’ils savent, ou soupçonnent, qu’un même événement historique est interprété différemment par deux ou plusieurs nations quand il n’est pas reconstruit à des fins idéologiques. Vérité en deçà de la frontière, erreur au-delà ? Encore faut-il pouvoir disposer des versions nationales des uns et des autres pour juger et comprendre. Ce qui n’est quasiment jamais le cas. Ce sont ces dissonances nationales que l’ouvrage rassemble et offre comme outil de compréhension et, peut-être, comme instrument de justice.

Comparer pour comprendre, comprendre pour comparer

Toute démarche comparatiste, même partielle ou imparfaite, est une nécessité. Cette sensibilité aux différences, les historiens de l’ouvrage en ont fait leur posture scientifique. Ils ont largement fait usage des regards croisés entre pays de la rive nord et pays du sud. Ils rappellent, par exemple, l’existence de ce manuel scolaire, Histoire de l’autre2, rédigé par des Israéliens et des Palestiniens dans la foulée des accords d’Oslo (1994). La croyance à l’époque était que la réconciliation entre les deux peuples était envisageable. Le manuel scolaire était destiné aux élèves des deux pays en offrant, dans un même livre, les deux versions nationales d’événements communs vécus dans la confrontation, comme la guerre de 1948 ou celle des Six jours. Deux narrations distinctes étaient offertes sur une même page, l’une israélienne, l’autre palestinienne, fondatrices pour chacun des deux peuples, structurant deux lectures différentes d’un même événement et légitimant deux attitudes devant l’histoire. L’expérience n’a pas pu aller à son terme. En Israël comme en Palestine, les mentalités continuent de se nourrir de leurs différences et de leur affrontement. Mais la démarche reste valable.

Aux non-spécialistes, une lecture vagabonde s’impose. Les extraits de documents historiques sont ceux qui excitent le plus la curiosité. Il ne faudra pas hésiter à passer des gravures rupestres à l’évocation du film de Carmine Gallone, Scipion l’Africain, travail de propagande qui visait à assimiler le glorieux passé romain au fascisme de l’époque (1937). Butiner dans les écrits d’Ibn Khaldûn évoquant la conquête arabe du Maghreb ou découvrir comment le Calabrais Gian Dionigi Galeni devint l’un des plus glorieux corsaires musulmans du XVIe siècle sont quelques-uns des plaisirs offerts par l’ouvrage. On s’amusera de la page web d’un restaurant traditionnel d’Istanbul vantant la permanence de l’art culinaire ottoman dans l’Europe et le Proche-Orient d’aujourd’hui. On lira avec profit les écrits d’El-Jabarti, Cheikh Abd-El-Rahman, commentant l’une des conséquences sociales et politiques de l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798) :

Dans le courant de cette année, la licence commença à entrer dans les mœurs indigènes. Les femmes françaises arrivées avec l’armée se promenaient dans le village le visage découvert […]. Elles montaient à cheval […], elles galopaient par les rues en riant et en plaisantant avec les conducteurs de leurs montures et les indigènes de la plus basse classe […].

Du grand angle au plan serré

Le temps de l’histoire est un phénomène de perspectives. L’ouvrage en privilégie deux. Un plan large permet d’appréhender les grandes périodes historiques : « la longue histoire des brassages culturels, la Méditerranée antique, la Méditerranée médiévale, la Méditerranée moderne, la Méditerranée contemporaine ». Cette périodisation est classique. Elle ne peut surprendre sauf qu’elle est interrogée ici ou là. Est-ce que la notion d’époque moderne est valable pour chacun des pays méditerranéens au même moment ? C’est affaire d’interprétation. Il appartient aux historiens de faire des choix puis de les remettre en cause.

La deuxième perspective est constituée par un plan serré qui donne à voir les détails que n’autorisent pas les vues de haut. Les auteurs ont nommé « focus » cette deuxième approche qui s’appuie sur des explications brèves et des extraits de documents. On y trouve des informations inattendues, originales, rafraichissantes. Elles font souvent un sort aux clichés et aux stéréotypes. Poitiers, 732 ? Une vraie bataille qui opposa Charles Martel à Abd al-Rahman. Un affrontement qui marqua le coup d’arrêt des incursions musulmanes ? Pas vraiment, puisque les incursions durèrent jusqu’au XIe siècle. Alors, pourquoi cette affirmation qui continue de forger l’une des identités des Français ? Une histoire, réussie, de propagande carolingienne qui utilisa la bataille pour justifier son usurpation du pouvoir au détriment de la légitime dynastie des Mérovingiens.

Au final, cinq cents pages qui se lisent ou se regardent comme un roman des origines utile en cette période où la notion de « choc des civilisations »3 sert à justifier les attentats du 11-Septembre, la diplomatie néoconservatrice américaine qui les a suivis, la difficulté, voire l’impossibilité, faite à ceux qui souhaitent émigrer, s’intégrer, étudier ou même simplement voyager, le développement de la xénophobie et des racismes, la violence terroriste, le renforcement des communautarismes. Toutefois, quitte à inciter les pédagogues à revisiter l’enseignement de l’Histoire, les auteurs auraient pu interroger le concept de « Méditerranée », largement occidental. Est-il toujours pertinent ? Serait-il appelé à disparaître ?

1Abdeljalil Bouzouggar (Maroc), Antonio Brusa (Italie), Luigi Cajani (Italie), Didier Cariou (France), Theodora Cavoura-Sissoura (Grèce), Edmond Chidiac (Liban), Gérard Claude (France), Jacques Collina-Girard (France), Gilles Dorival (France), Stephane Douillot (France), Laurent Escande (France), Mona Haggag (Egypte), Mostafa Hassani-Idrissi (Maroc), Maria Helena Trindad Lopez (Portugal), Samia Zeghal Yazidi (Tunisie).

2Ouvrage collectif, traduit de l’arabe par Rachid Akel et de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, « Piccolo » n °55, Liana Levi, 2008. - 160 p.

3Samuel Huntington, 1993.

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