La mélodie du Berbère juif

Dans un récit historique brillant, Julien Cohen-Lacassagne bouleverse les idées reçues sur les origines des juifs du Maghreb. Il raconte comment, au cours de grandes batailles religieuses, de la conversion de l’empire romain au christianisme, puis avec la montée en puissance de l’islam en Méditerranée, une partie des Berbères d’Afrique du Nord a adopté le judaïsme.

Une rue de Mogador, mellah (quartier juif) d’Essaouira au début du XXe siècle

Le dernier chapitre de l’essai de Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs, l’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, s’ouvre sur une citation de Marylin Monroe : « Je me méfie de ceux qui m’aiment sans me connaître, ils peuvent me haïr pour la même raison. » Je ne sais où et quand cette phrase a été prononcée, mais elle colle bien avec l’esprit de ce texte : « Montrer l’impasse vers laquelle conduit la tentation d’écrire une histoire juive isolée de celle du reste du monde ». En se consacrant à l’histoire juive au Maghreb, l’auteur bouscule le mythe qui fait que tout juif descendrait des expulsés de Judée, après la destruction du Second Temple de Jérusalem en 70 après Jésus-Christ. Il raconte comment « le monothéisme juif fut prosélyte et conquérant, comme le furent tous les monothéismes », et chercha à convertir les populations autochtones.

Citoyens d’un côté, indigènes de l’autre

« Rien n’interdit d’être à la fois juif et arabe », explique-t-il d’emblée. « Juifs et musulmans du Maghreb partagent les mêmes origines, confondues dans un univers arabo-berbère où les liens de solidarité reposent parfois sur l’appartenance religieuse, mais non exclusivement. » La distinction, pour le cas spécifique de l’Algérie est finalement très récente, avec le décret Crémieux qui, en accordant la citoyenneté française aux juifs algériens en 1870, organisa la séparation d’avec les musulmans « soumis au drastique code de l’indigénat ». Citoyens d’un côté, indigènes de l’autre : le colonialisme français, avant même l’émergence du sionisme, allait contribuer à réécrire l’histoire complexe et ignorée d’une civilisation judéo-musulmane. Car être Berbère juif est le produit d’une histoire régionale qui ne mérite pas de rester à l’ombre.

En cherchant à la reconstituer, en explorant des pistes jusqu’alors méconnues, Julien Cohen-Lacassagne veut aussi mettre à mal la légende – très en vogue en Europe et en Israël – d’un nouvel « antisémitisme d’importation » venu du Maghreb. En réalité, « les sociétés arabo-musulmanes n’ont pas exercé sur les juifs une violence aussi redoutable que celle qui s’est abattue sur eux en Occident, et si la judéophobie dans le monde arabe est à bien des égards un produit d’importation, c’est depuis l’Europe qu’elle s’est répandue ».

Une « authentique civilisation judéo-musulmane »

Dans la lignée des recherches de Shlomo Sand, qui préface d’ailleurs le livre, Julien Cohen-Lacassagne rembobine l’histoire pour raconter comment la Méditerranée a produit une « authentique civilisation judéo-musulmane » qui aurait davantage de réalité qu’une « hypothétique civilisation judéo-chrétienne ». Décortiquant textes et sources inédites, il explique que les juifs au Maghreb — plus nombreux au Maroc qu’en Algérie et en Tunisie au début du XXe siècle — étaient principalement des descendants de Berbères judaïsés, parfois de la tribu des Djerawa de la célèbre reine berbère Kahina. Contestant le terme courant de « séfarade » — ibère en hébreu —, l’auteur distingue les megorashim, descendants de familles marchandes hispano-portugaises venus de la péninsule ibérique se réfugier en Afrique du Nord après la Reconquista du XVe siècle, des toshavim, habitants autochtones formant la plus grande partie des Maghrébins juifs. Et encore, bon nombre de juifs d’Ibérie étaient de langue et de culture arabe, et « descendaient d’Arabo-Berbères qui avaient participé à la conquête d’Al-Andalûs au VIIIe siècle ».

Du point de vue de l’histoire religieuse, au centre de l’ouvrage, il semble que la conversion au judaïsme fut pour les tribus berbères le moyen d’afficher leur unité dans leur lutte contre l’empire romain, permettant au monothéisme de l’emporter contre le paganisme. On comprend d’ailleurs comment l’Afrique du Nord fut le théâtre d’une « compétition missionnaire » entre christianisme et judaïsme, la conversion de l’empire romain au christianisme détériorant la situation des juifs dans la région, avant qu’elle ne devienne principalement musulmane, entre le VIIe et le VIIIe siècle. «  Tout laisse à penser, raconte l’auteur, que des proto-royaumes judéo-berbères s’étaient constitués : un micro royaume juif du Touat, indépendant jusqu’au XVe siècle, un autre petit royaume juif saharien dans le Gourara, où Léon l’Africain aurait séjourné, voire un autre encore dans la région d’Oujda. »

Le produit d’une histoire régionale vivante

De Carthage, cité punique « cosmopolite et polyglotte » jusqu’à sa destruction par Rome à Médine et sa « constitution » organisant la vie des communautés, des érudits juifs comme Moïse Maïmonide qui écrit l’arabe en caractères hébraïques, à la formation tardive des mellahs, ces quartiers réservés sur le modèle des juderias espagnoles et des ghettos d’Europe, Julien Cohen-Lacassagne explique à la fois l’enracinement profond de la religion juive au Maghreb tout au long des siècles et « l’invention de la diaspora » de façon beaucoup plus récente.

Alors, pourquoi cette citation de Marylin Monroe ? Elle fait inévitablement penser à la célèbre réplique de Osgood (Joe E. Brown) qui veut épouser Daphné (Jack Lemmon), un homme travesti, à la fin de Certains l’aime chaud, le fameux film de Billy Wilder tourné en 1959 et l’un des plus beaux rôles de l’actrice : « Personne n’est parfait. » Réponse ironique mais lucide à des recherches d’identité qui tendent à négliger la réalité humaine et historique. « Une identité unique est un refuge fragile, et pire que cela, vide », conclut Julien Cohen-Lacassagne. D’une plume précise et vive, ce récit historique est aussi un bonheur de lecture.

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