Préliminaire pour un verger futur, première œuvre du jeune écrivain franco-palestinien Karim Kattan1 comprend trois nouvelles : « Iode », « Bombay, midi, à la fin août 1948 » et « Préliminaires pour un verger futur », qui racontent la Palestine depuis différents lieux mêlés d’exil.
Le récit s’ouvre sur l’évocation d’un silence :
Il n’a rien dit sur la route de Ramallah à Gaza. Il n’a pas ouvert la bouche lorsque nous avons traversé le barrage militaire (p. 9).
Le silence se prolonge, et c’est finalement quand une porte se referme que la parole finit par sortir :
Il n’a parlé que lorsque nous avons refermé la porte derrière nous dans la chambre d’hôtel (p. 9).
L’intimité et l’intériorité brisent le silence d’une parole qui semble incapable de se dire dans l’espace public et extérieur. Dès les premières lignes, le lecteur est plongé dans l’univers singulier qui règne dans tout le reste de ce recueil. Dans ces quelques lignes, la mention des villes suggère directement l’espace palestinien que ces trois nouvelles cherchent à décrire. Car il s’agit bien ici de décrire la Palestine, ou plutôt de la raconter, mais par l’intime et l’intériorité des individus dispersés. Il s’agit de l’écrire, de la recréer et de la construire comme fiction depuis l’étranger.
Pour se faire, Karim Kattan a fait le choix du français, un français à la fois poétique et truculent. L’arabe est cette langue qui tue et qui doit être tue, comme le rappelle la voix d’une mère qui s’entrelace au récit du narrateur dans la première nouvelle.
Ta mère te dit non ne parle pas ta langue, pas ici, parle les langues qu’on t’enseigne à l’école, oublie la langue rauque de la mémoire, non, il ne faut surtout pas avoir de mémoire, car je veux que tu vives (p. 14).
Interdite, bannie ou salvatrice, la langue arabe resurgit aussi dans les détails d’un soupir, ou d’un mot d’amour des autres nouvelles.
Avant qu’elle ne raccroche, il soupira – et la phrase sortit en arabe, des tréfonds de son enfance : « Sakakin fi albi », des couteaux dans mon cœur (p. 108).
« L’adresse tatouée de notre anéantissement »
Deux amoureux l’un de Gaza, l’autre de Cisjordanie, tous deux revenus à la faveur des accords d’Oslo se retrouvent dans une chambre d’hôtel à Gaza. L’incongruité de la situation créée par les accords d’Oslo en Palestine éclate au grand jour : c’est le budget d’une agence d’aide étrangère, « à écouler » avant la fin de l’année « pour pouvoir prétendre à de nouvelles subventions », qui finit par faire d’une mission à Gaza — parce que « ça coûte cher et ça fait bon genre dans les rapports d’activité » (p. 22) — le théâtre de cette échappée amoureuse.
Derrière la façade du bleu de mer — inaccessible pour les Cisjordaniens, par-delà l’hôtel pour étrangers impersonnel qui pourrait être aux Caraïbes, à Miami ou ailleurs, il y a toute l’histoire sanglante de la bande de Gaza, pour qui la (re)connaît, ces quatre enfants de la guerre de 2014 bombardés sur la plage, « un œil en compote parmi les coquillages » (p. 38). Il y a aussi, non loin, la présence israélienne en creux : les coordonnées géographiques (« nous sommes à trente et un degré, vingt-six minutes et trente-cinq secondes de latitude nord… ») qui reviennent à plusieurs reprises ; celles de l’hôtel des journalistes et des humanitaires internationaux ; celles qu’Ari, soldat israélien — l’un des seuls à avoir un prénom — utilise pour les cibles à bombarder ou à éviter. À propos des enfants qui jouent au football sur la plage, le texte interroge : « Quelle langue parlent-ils ? À quelles coordonnées exactement ? » (p. 37), façon de désigner la malédiction du lieu, « l’adresse tatouée de notre anéantissement » (p. 41).
L’errance et la solitude
La seconde nouvelle entre dans l’intimité de la vie d’Émilie, née à Bethléem au temps de l’empire britannique. Elle accompagne son mari commerçant d’Omdurman à Kobé, de Shanghai à Bombay. Elle raconte l’histoire de son existence en tant que femme, au rythme des départs successifs, et en tant que mère, avec la mort touchante de deux enfants en bas âge. L’errance et la solitude, à l’étranger où il ne faut s’attacher à rien, si ce n’est à un dessin japonais, à une fleur de cerisier, Émilie les affronte en s’accrochant solidement à la Palestine. Ce lien, elle le cultive avec ses sœurs, celles qui sont sur la photo de famille, par l’écriture de lettres — dont celles de la fin août 1948 — qui resteront déchirées et ne seront jamais postées de Bombay.
Ce lien, elle le conserve aussi en reconstruisant en elle-même, pour pallier la perte, le foyer et le pays qu’elle a quittés :
L’homme, la tête perdue dans les feuilles du figuier, lui a donné l’occasion d’errer loin dans l’Empire, de recréer dans son corps la maison de Bethléem, afin qu’elle ne la perde jamais (p. 68).
L’histoire d’Émilie, recueillie à la veille de sa mort par le narrateur, c’est une prémonition de la dispersion à venir. En 1948, mystère des lettres à jamais perdues qui n’est pas élucidé par l’écriture, « elle sait bien qu’il se passe quelque chose là-bas. On sent quand notre maison est en danger » (p.74). L’histoire collective de la Palestine vient se mêler à histoire personnelle et individuelle :
Une fois la nuit tombée [alors qu’elle quitte Kobé bombardée], elle se rend à nouveau sur le pont du navire et aperçoit la ville en flammes. Émilie comprend qu’ils n’auront pas de foyer avant longtemps. Elle se dit qu’elle en fera un dans son corps (p. 65).
Destins croisés
Dans la troisième nouvelle, un Palestinien immigré à Londres vit une histoire d’amour dévastatrice avec Asma, une Palestinienne brillante de la bourgeoisie de Jérusalem pendant la seconde intifada des années 2000.
C’est encore d’une Palestine lointaine et de destins croisés out of place qu’il est question dans cette dernière nouvelle qui donne son titre au recueil. Comme dans la première, il s’agit d’une histoire d’amour secrète, volée entre deux Palestiniens que l’existence a dispersés et qui se retrouvent, qui à Gaza, qui à Londres dans l’espace d’une Palestine reconstruite, entre proximité et distance, entre eux, et entre eux et leur pays :
Nous, oiseaux migrateurs, ne pouvons nous permettre d’oublier notre chemin, quand bien même nous ne l’emprunterions plus jamais (p. 105).
Loin de son pays, le personnage masculin se crée un espace palestinien intérieur, à travers sa relation adultère avec Asma :
C’est un mystère pour Asma qu’il épouse une étrangère. […] Ta femme ne te comprendra jamais. Il aurait voulu lui expliquer que c’était ça qu’il recherchait. Ne pas être compris était un apaisement. Avec sa femme, il disposait d’un espace mental auquel elle n’avait pas accès (p. 111).
Asma rayonne dans la capitale britannique ; la figure du Palestinien sans nom, elle, s’efface devant le silence d’Asma face à la trivialité de « la communication quotidienne qui lui paraissait superflue et fatigante » (p. 92), mais plus encore devant sa frénésie d’histoire « l’histoire des forêts ardentes de leur pays […], ce qu’elle appelait la légende » (p. 97).
De fait, sur un ton biblique, épique, homérique qui laisse de moins en moins de place à la narration, entre séparation annoncée et seconde Intifada à Bethléem, sur l’écran de télévision, c’est un flot narratif qui, dans des temps immémoriaux, finit la nouvelle en contant l’histoire d’une forêt, de musiciens et d’un chant triste, de gitanes aux voix de Cassandre, des anciens à qui on demande conseil et d’un pays maudit, ravagé par les flammes, où la mémoire réclame le sang de victimes. Ce flot narratif aux accents on ne peut plus contemporains emporte tout sur son passage jusqu’à ce que « les assassins part[ir]ent et laiss[èr]ent derrière eux une très belle terre ».
Le livre de Karim Kattan, précis et bouleversant, s’inscrit dans ce que le déchirement de la Palestine produit de plus profond et de plus fécond. En recherchant le passé et ses traces, Karim Kattan cherche à maîtriser le territoire qui se dérobe. C’est par le temps que l’espace perdu est retrouvé :
Ça ne devrait pas être ici, ça ne devrait pas être maintenant. La prochaine fois je t’aimerai là où je dois t’aimer, à Haïfa à l’orée des forêts qui brûlent, à Jéricho à l’ombre des bananeraies ; dans les colonies et sous le ciel de béton et dans les maisons évacuées, dans la capitale dévastée de néon et de métal, la prochaine fois dans tous les vergers du futur, la prochaine fois sous les arbres, sous les eaux, sous les fleurs (p. 127-128).
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1Karim Kattan est né en 1989 à Bethléem. Doctorant en littérature comparée à Paris X-Nanterre, il vit entre la France et la Palestine.