Quand j’aperçois un costume arabe, les ailes que Dieu a attachées à mon imagination, au lieu de les attacher à mes épaules, s’ouvrent d’elles-mêmes, et je suis prêt à m’envoler vers le pays des rêves d’or.
(Alexandre Dumas, Journal d’un voyage en Arabie)
Fils du général Dumas, héros de l’expédition d’Égypte dont il commanda la cavalerie, Alexandre Dumas éprouvait une passion pour ce pays, qui l’a sans doute poussé à rédiger le récit du voyage de son ami Adrien Dauzats (Quinze jours au Sinaï, 1839). Yaqoub, héros de sa pièce de théâtre Charles VII chez ses grands vassaux (1831), en est originaire. Dumas rapporte un autre récit de son voyage en Afrique du Nord, Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis (1848). Son attirance pour l’Orient, terre de liberté, irrigue surtout Le Comte de Monte-Cristo (1844), dont on a souligné la veine remontant aux Mille et Une nuits1.
Son attrait pour l’Arabie est, quant à lui, tombé dans l’oubli, alors qu’il lui a consacré trois écrits témoignant de son empathie pour la région et l’islam. Dumas « avait les yeux et l’imagination tournées vers la mer Rouge »2, en précurseur d’une longue série d’auteurs français fascinés par la région3. Inversement, Dumas n’aurait pas publié d’écrits sur l’Arabie s’il n’avait su qu’il rencontrerait ainsi les goûts du public pour le mystère et l’aventure.
« La mer Rouge », journal de deux voyageurs
Alexandre Dumas écrit en 1849 un long article publié sous forme de lettre dans le quotidien L’Ordre, en introduction aux récits des explorateurs Thomas-Joseph Arnaud et Alexandre Vayssière. L’ensemble est repris en livre la même année4, puis figure en première partie d’un autre ouvrage écrit par Dumas avec Louis du Couret et publié en 1856 sous le titre Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey. Médine et La Mecque. On y retrouve la faconde habituelle de l’auteur, mais aussi, à l’issue d’un large panorama de cette « grande question d’Orient dont la lucidité de nos hommes d’État a fait la question la plus embrouillée qui ait jamais existé », un étonnant panégyrique du wahhabisme.
Comme les autres libéraux de son époque, en particulier son ami Victor Hugo, Dumas était opposé au despotisme ottoman, notamment depuis la guerre d’indépendance grecque. Dans ce contexte et à l’issue d’une analyse géopolitique de la région montrant une connaissance fine des enjeux, il appelle les dirigeants français à s’allier à leurs opposants en Arabie :
La nation des Wahabites a pour elle l’énergie des races jeunes, la foi des apôtres, l’enthousiasme et la conviction d’une religion plus pure que celle d’où elle sort et à laquelle elle est appelée à succéder. […] L’avenir est aux Wahabites. […] Voyez, avec les Abyssins et les Wahabites pour alliés, ce que pourrait faire la France comme contrepoids des Anglais dans l’Inde, et des Russes dans la Perse.
Quiconque trouverait l’appel saugrenu devrait songer aux tentatives de Napoléon de s’allier au premier État saoudien en 1803, après un premier échec avec le grand chérif de La Mecque en 1798… Plus loin, Dumas relate avec humour l’agression subie par le consul Fulgence Fresnel à Djeddah, dont il regrette qu’elle soit restée impunie, ce qui équivaut, dans le contexte de l’époque, à un appel indirect à des rétorsions contre l’empire ottoman :
Un soir, M. Fresnel était allé se promener à cinq cent pas de la ville, au milieu d’un camp d’Arnautes . Tout à coup, un soldat ivre vient à lui, et lui tire presque à bout portant un coup de pistolet. Par bonheur, M. Fresnel se détourne, et la balle passe lui soufflant sur la joue. À côté de l’endroit où le fait venait de se passer, était une tente où se tenait couchée, sur une natte, une espèce d’officier porte-drapeau. – M. Fresnel va à l’officier.
Tu as vu ce qui s’est passé, lui dit-il ; je suis le représentant du roi des Français, je demande réparation.
« D’giour », murmure le Turc en lui tournant le dos. M. Fresnel rentre dans la ville et se plaint au pacha, le pacha hausse les épaules et lui répond que ce qui est fait est fait. Alors M. Fresnel s’adresse au gouvernement français, se plaint de l’Arnaute, se plaint de l’officier, se plaint du pacha : mais le gouvernement français répond à M. Fresnel qu’il a tort de se plaindre et, comme pénitence d’avoir rapporté, l’envoie à Mossoul, le dernier de nos consulats depuis que Ninive n’est plus à découvrir, et où il attend cette fois que l’Arnaute qui tirera sur lui ne le manque plus.
(Journal d’un voyage en Arabie et L’Arabie heureuse, souvenirs de voyages en Afrique et en Asie de Hadji-Abd-El Hamid Bey)
Dumas publie ces deux ouvrages en 1856 et 1860, respectivement, avec Louis du Couret (le premier paraît aussi sous le titre Pèlerinage de Hadji-Abd-El-Hamid-Bey (Du Couret), Médine et La Mecque. Il s’agit de la relation en deux parties du voyage en Arabie de ce dernier, rédigée par Dumas d’après ses notes de voyage. Fils d’un colonel d’Empire qui avait fait la campagne d’Égypte, donc avec le père de Dumas, Louis du Couret (1812-1867) a signé ces ouvrages du nom adopté lors de sa conversion à l’islam à Djeddah, Abd el-Hamid. Il y adjoindra le titre de bey, que lui aurait attribué le gouverneur ottoman de La Mecque.
Du Couret quitte la France à 22 ans pour l’Égypte, où le pacha Mehemet Ali l’enrôle dans son armée, comme nombre d’officiers français. De 1842 à 1844, il effectue un voyage en Arabie, puis au Yémen, où l’émir Hussein le charge de réorganiser ses forces. Rentré en France, il demande à son ami Dumas de publier le récit de son périple. Dumas s’empare des faits qu’il rapporte pour bâtir une aventure, dans sa grande tradition romanesque. Du Couret s’y prêtait admirablement, après quatorze ans passés à visiter l’Égypte, le Soudan, le Darfour, l’Afrique de l’Est, le Hedjaz, le Yémen, le Hadramout, Oman, le Nejd, Zanzibar, la Réunion, l’Irak, la Perse, Madagascar, la Tunisie et l’Algérie !
Du Couret est le premier Français à s’être converti à l’islam pour faire le pèlerinage à La Mecque et en publier le récit. Il en rapporte la conviction prémonitoire du rejet de la domination ottomane par la population arabe, 68 ans avant l’éclatement de la « grande révolte arabe » dans la ville sainte : « Des germes d’indépendance subsistaient encore dans le cœur arabe, et pouvaient éclater d’un moment à l’autre ; il n’aurait fallu qu’un chef, et la reconstitution d’un empire arabe, qui aurait inévitablement changé la face du monde, devenait possible. » On retrouve là l’opposition de Dumas à l’empire ottoman, mais aussi, tout au long d’un écrit émaillé de mille péripéties, une empathie certaine vis-à-vis d’une Arabie alors presque inconnue en Europe.
Les Djeddaouïs avaient gagné quelque chose à la domination de Méhémet-Ali5 : ils avaient gagné une douane. Or, comme les douaniers tenaient à prouver, sans doute, qu’ils étaient les représentants de la civilisation européenne, ils étaient tout aussi exigeants que les douaniers de Livourne ou de Monaco. Mes malles furent ouvertes, et une recherche rigoureuse fut faite à l’endroit des diamants, qui payent d’énormes droits, et qui souvent même, une fois entrés dans les mains de la douane, s’acheminent vers Constantinople sans faire semblant de connaître leurs propriétaires. Osman-Pacha, gouverneur de l’Hedjaz, doit au sultan un tribut en diamants ; le directeur de la douane est le frère d’Osman-Pacha : de là la curiosité de celui-ci à l’endroit des pierres précieuses. Le hasard voulut qu’au fond d’une de mes malles, on trouvât ma trousse et ma pharmacie. Une fois cette découverte faite, c’est-à-dire une fois que je fus reconnu comme médecin, j’eus l’entrée libre.
« Le massacre de Djeddah »
Ce troisième écrit d’Alexandre Dumas consacré à l’Arabie est un récit d’aventures vécues, le massacre des consuls de France et du Royaume Uni le 15 juin 1858 à Djeddah, rapporté par l’héroïne qui en réchappa, Élise Éveillard. Paru en feuilleton en 1866 dans le quotidien éphémère Le Nouvel Illustré, cet écrit oublié n’a été réédité en livre qu’en 20196 et ne figure pas dans les bibliographies de Dumas. On y retrouve le don du grand écrivain pour les mises en scène dramatiques, qui confère au récit du massacre de Djeddah une dimension littéraire dépassant le fait divers. Sa publication importe aussi car, à l’instar de Victor Hugo et de Louis du Couret7, Alexandre Dumas vient grossir les rangs des grands auteurs humanistes récusant la thèse de l’atavisme anti-chrétien des habitants de Djeddah et, au-delà, des musulmans dans leur ensemble.
Outre ses qualités littéraires, il revêt ainsi une importance historique indéniable. Les propos de l’héroïne du massacre tels que les rapportent Dumas jettent un éclairage original par rapport aux autres écrits qui s’y rapportent. Elle en évacue toute dimension religieuse, relatant au contraire avec simplicité son sauvetage et celui de son futur mari par des musulmans, et stigmatise le comportement des autorités ottomanes, qui faillirent à leur mission de maintien de l’ordre. Elle met aussi en cause la responsabilité dans la genèse du massacre du vice-consul britannique, coupable d’avoir licencié brutalement un équipage, qui recruta aisément des partisans dans le bazar pour une opération spontanée de rétorsion dirigée contre lui. L’éruption de violence semble avant tout avoir traduit l’exaspération de la population d’une ville musulmane vivant sur le négoce, à l’égard de la concurrence déloyale que lui opposaient les Européens grâce aux capitulations. La majorité des commentateurs à l’époque en a pourtant fait une révolte anti-chrétienne, au terme d’une lecture simpliste.
Alors un Abyssin, au moment où je me sentais étouffer, me prit à bras le corps, me planta debout sur mes pieds, et se mit à me tirer à reculons vers la porte, me faisant passer à travers le brasier, sans que par bonheur le feu prît à mon peignoir. Je sentis alors à l’air de la nuit que je devais être sur la terrasse, car je continuais à demeurer les yeux fermés ; en ce moment, un autre roula mes cheveux pendants autour de son poignet, et me tira en sens inverse pour me faire rentrer dans le salon ; en ce moment j’étais prise d’une espèce de vertige, et il m’eût été difficile de dire si j’étais vivante ou morte : j’étais folle ou à peu près.
On retrouve dans les écrits consacrés par Dumas à l’Arabie la verve et l’humour de l’auteur des Trois Mousquetaires, même s’il ne s’agit pas de romans. Comment en est-il arrivé là ? Dumas résume joliment la passion de son ami du Couret pour la région en citant en avant-propos un « proverbe » dont il est sans doute l’auteur : « Dès qu’un étranger touche la terre d’Orient, il lui pousse des racines aux pieds. »
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1Voir la notice consacrée à Alexandre Dumas par Sylvain Ledda sur le site Bibliothèque d’Orient de la BNF.
2Jacqueline Pirenne, À la découverte de l’Arabie, Le Livre Contemporain, 1955.
3J’ai publié dans La Découverte de l’Arabie par les Français. Anthologie de textes sur Djeddah (1697-1939), Geuthner, 2019, les extraits commentés de ces trois écrits consacrés à Djeddah. La parution de mon édition critique exhaustive des écrits de Dumas sur l’Arabie est prévue chez INB Éditions en 2020, qui marque le cinquantenaire de la disparition du grand écrivain.
4Thomas-Joseph Arnaud, Voyage au pays de la Reine de Saba, suivi de Thomas-Joseph Arnaud et Alexandre Vayssière, En Égypte (réédition Pygmalion, Paris, 2011.
5Le pacha d’Égypte Mehemet (Mohammed) Ali a étendu sa domination sur l’Arabie de 1811 à 1840, date à laquelle il dut s’en retirer sous la pression des puissances européennes.
6Louis Blin, La Découverte de l’Arabie…, op. cit.
7« Le Cèdre », poème composé en octobre 1858, in La Légende des siècles. Louis du Couret, Les Mystères du Désert, Dentu, 1859.