Le vert et le blanc sont ternis. Seuls le croissant et l’étoile éclatent en rouge vif sur le tissu. Au milieu des manifestants, le comédien Niddal El-Mellouhi agite son écharpe aux couleurs de l’Algérie. « Je ne l’ai pas lavée. Ce n’est que la sueur, les traces de deux ans de lutte ici, sur la place de la République. Les écharpes de nos grands-parents étaient tachées de sang. Ici au moins on ne nous tire pas dessus. » À ses côtés, le collectif Arts visuels, dont les membres animent la place avec des créations participatives tandis que le peintre en bâtiment Smaïn Aidah brandit ses pancartes, telle une statue. Le photographe Reda Said documente, par le biais de sa chaîne Redvision 75 sur Facebook, ce Hirak parisien depuis le début.
Ce dimanche 7 février 2021, 300 « hiraquistes » masqués manifestent, sous d’innombrables drapeaux, aux cris de « Libérez nos enfants ! », « Algérie algérienne, ni orientale ni occidentale ! », ou encore « Qu’ils dégagent tous ! » Bien loin des 30 000 participants parfois réunis avant le début de la pandémie. Mais le temps d’un après-midi, la place si symbolique s’est de nouveau transformée en petite Algérie, baignée de senteurs de thé à la menthe, de chants orientaux, du ramdam des darboukas et des harangues des mégaphones.
L’art en résistance
Entre arabophones et berbérophones, radicalité assumée et pastiches bon enfant, tentation de partition et unité nationale, solde de la colonisation et avenir obéré par la répression et le chômage de masse, tous partagent une détestation du pouvoir et soutiennent différemment ce Hirak.
Après six semaines de manifestations, Abdelaziz Bouteflika, le chef de l’État algérien, démissionne le 2 avril 2019, renonçant à un cinquième mandat. Mais son remplaçant, Abdelmadjid Tebboune poursuit la tradition du président grabataire et autoritaire. « On n’a rien gagné, le même système a été remis en place, regrette Moho Sahraoui, l’artiste peintre. Depuis, l’État a davantage muselé le peuple et enfermé les protestataires. Il y a plus de prisonniers politiques qu’au temps de Bouteflika ! » Alors, pour soutenir leurs compatriotes, les artistes de la diaspora appellent à une remobilisation générale des peintres, affichistes, musiciens, réalisateurs, acteurs, photographes… Ils s’expriment depuis le début de la crise sanitaire sur les réseaux sociaux ou au sein d’agoras comme celle de la place de la République parisienne.
« Pour l’instant, c’est de la résistance, mais c’est important d’être sur la place tous les dimanches. » En attendant la révolution, Niddal fait acte de présence dès qu’il le peut, quitte à avoir des problèmes avec sa femme. L’intermittent du spectacle, âgé d’une cinquantaine d’années, ne croyait pas au Hirak au début. Ce sont les jeunes qui l’ont convaincu. « En Algérie, pour un post sur Facebook, les policiers sont chez toi dans l’heure ! Ici, on est confinés aussi, mais ça n’empêche pas de faire des actions : on organise des performances en ligne en direct, pour ne pas craquer et montrer qu’on est toujours là. »
Près de dix ans après les « printemps arabes », ceux que Karim Drici, l’un des artistes, appelle les « sans voix et sans visages » avaient transformé les rues algériennes en espace d’exposition libre. Comme si le silence imposé depuis des décennies s’était brisé sous le coup d’une inventivité débridée, manifestée par des pancartes, des banderoles, des slogans, des chansons et des publicités détournées. « On a besoin d’être visibilisés », scande à Paris, en écho, ce membre du collectif Libérons l’Algérie qui s’est découvert sur le tard un talent de grapheur et réalise d’énormes banderoles exposées tous les dimanches sur la place. D’autres ont rempilé, comme ce chauffeur de bus « quadra », Yacine : « Pour le Hirak, j’ai repris mon saxophone. C’était important pour moi de participer au mouvement, malgré les réticences de ma famille. »
S’il ne se rend plus sur « la place » en raison de désaccords avec d’autres membres du collectif, Nasser Yanat est connu de tous. Malgré ses cinquante ans passés, « l’affichiste propagandiste » rendu célèbre par ses « Wanted » à l’effigie de généraux ou de caciques algériens, pratique le numérique comme un digital native. « Sans dieu ni maître », le scénographe de formation, au physique de père Noël utilise les logiciels de retouche photo et de création graphique ainsi que les réseaux sociaux depuis des années. Militant de longue date, cet anarchiste a immédiatement emboîté le pas du Hirak, bien qu’il récuse ce mot qui signifie « mouvement » en arabe, pas assez fort selon lui : « Il faut une véritable révolution des masses, radicale, sexuelle, féministe. » Pas un jour sans une affiche-pamphlet pour le touche-à-tout, qui vient de reprendre un restaurant où il prépare un « couscous doubles grains ou orge ». Si en ce moment il ne placarde plus ses mises en scène sur les murs, le contexte l’a débridé : « Je suis encore plus vindicatif depuis le confinement. » Les détournements colorés de Saïd Sadi en Mona Lisa ou de Matoub Lounès en Che Guevara ont laissé place à des généraux aux têtes de verge et à des poings vengeurs au majeur levé.
« L’essentiel de l’activité artistique et militante s’est reporté sur les réseaux sociaux, avec beaucoup de vidéos de soutien aux détenus. » Le barde punk Sidi Bemol a, par exemple, joué en live stream de chez lui. Pour le musicien, le confinement et le couvre-feu ont aussi permis « une pause pour réfléchir au devenir du Hirak ». Malgré l’écriture de nouveaux textes et de musiques, le manque de perspectives et de contacts avec le public lui rappelle un peu ses cinq années de clandestinité en France, quand « toutes les perspectives étaient bouchées ».
« T’es dans le Hirak, t’es plus d’ici »
Les souvenirs du pays résonnent différemment selon les exilés rencontrés, mais tous revendiquent un inconditionnel « amour de la patrie ». Le comédien Niddal El-Mellouhi n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les politiques « qui ont abattu la culture ». L’« enfant du théâtre », comme il se surnomme lui-même, est arrivé en France en 2001. Il se rappelle les manifestations algériennes de 1988 que l’armée réprimait à coups de mitrailleuses et les tournées avec sa troupe dans les villages à peine libérés où les terroristes encore proches leur tiraient parfois dessus.
Le comédien rentre en Algérie chaque année pour y réaliser des projets et prendre ainsi « la température de la société, l’état du pouvoir d’achat, souvent en berne, et l’évolution des devises sur le marché noir, qui arrange bien les dirigeants pour faire leurs trafics ». Même s’il ne peut réprimer une petite suée à son arrivée à l’aéroport, lorsque son compte Facebook est épluché par les douaniers et qu’il s’entend parfois dire : « T’es dans le Hirak, t’es plus d’ici. »
« J’ai souvent été recherché, mais j’ai toujours échappé aux balles et à la prison ! » Quand il n’est pas sur la place de la République, Moho prépare l’anniversaire du Hirak. Dans l’atelier qu’il partage avec Saliha Djebbari et Reda, à Nanterre, il cache un trésor : une centaine de toiles du collectif ainsi que des échos picturaux des dimanches parisiens aux mobilisations du vendredi précédent en Algérie. Ces témoignages de la mobilisation ont déjà été exposés au siège parisien du Parti communiste français (PCF).
Délit d’expression
Autour d’une bière, Saliha et Moho, deux anciens militants communistes, ne débordent pas de nostalgie pour « le pays ». Ainsi, malgré « un bon poste chez Peugeot », Saliha ne regrette pas d’être partie « pour offrir une meilleure vie » à ses enfants. D’autres ont eu moins de chance. « Si je rentre en Algérie, je risque vingt ans de prison. » Enfermé à l’âge de 17 ans, en 1981, pour « délit d’expression », Nasser a passé son bac en prison. Les humiliations, les coups et les repas servis dans « la gamelle des bergers allemands » des geôliers ont marqué dans sa chair l’ex-détenu, expliquant une radicalité toujours alimentée par les menaces des islamistes. Le local Chez nous, son QG à Levallois-Perret, à la fois restaurant, espace d’exposition et de concerts, lieu de réunion et laboratoire de contestation, voit défiler les opposants au régime en place.
Le réalisateur Bachir Derrais, dans le collimateur du ministère des moudjahidines1, prépare un long métrage sur Matoub Lounès, musicien et militant kabyle assassiné en 1998. Dans son précédent biopic, Bachir Derrais s’était consacré à un autre héros révolutionnaire, Larbi Ben M’hidi. Mais le film est interdit de diffusion en Algérie depuis trois ans. « Nous sommes un peu bloqués en ce moment… Le film ne pourra sortir qu’après la Covid. » Le cinéaste déplore que « la majorité des artistes en Algérie n’ait pas soutenu le Hirak », ce « mouvement spontané, sans leader ni visées politiques, qui a levé le voile sur les agissements du pouvoir mais n’a pas l’objectif de le prendre, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient ».
Niddal El-Mellouhi a joué le rôle d’Abane Ramdane dans le film censuré de Bachir Derrais. Un acte politique pour l’acteur, qui refuse de jouer « l’Arabe de service » dans les productions françaises et préfère écrire un court métrage, « une fiction sur le rôle de l’artiste dans le Hirak. Une histoire d’engagement qui peut causer ta perte. Ma conception de l’art et de la culture est engagée. Un artiste se doit de l’être, il faut qu’on suive les luttes ».
L’autoproclamé « artiviste » Nasser est sur tous les fronts, et ses choix formels ne sont pas du goût de tout le monde. Avec lui, les arts plastiques et les ennemis détonent. Le « Maréchal », comme l’appellent ses détracteurs, tire sur tout ce qui bouge, persuadé de faire œuvre de salubrité publique : « L’Algérie est comme un anus. Il faut enlever le produit fécal immédiatement, sinon on risque l’infection. » Le doux géant à la colère sourde emprunte le langage de l’ennemi, celui « des islamistes et des casernes ». Cru, comme les mensonges du pouvoir, la torture, ou encore les viols subis par les détenus d’opinion. Le 6 février dernier, l’ancien fleuriste jouait l’homme-sandwich avec ses comparses du mouvement Double rupture — « ni État militaire ni État islamiste » — sur le parvis de l’Hôtel de ville pour soutenir les dissidents en Algérie, « le pays qui emprisonne le plus de journalistes et qui viole le plus de détenus au monde ».
Un mouvement de fond
« Mes travaux ne sont pas des banderoles. » Plus enclin à la finesse qu’à la rudesse d’un Matoub, Saïd Atek est d’une autre école, celle des beaux-arts d’Alger. En 1990, le peintre s’installe en Normandie et mène depuis une réflexion autour du corps, marqué notamment par la guerre et la torture. Président de Tafsut Normandie (association laïque pour la promotion de la culture amazighe et pour l’échange culturel), il critique en bloc « le pouvoir mafieux », « les islamistes qui détiennent tout », « les artistes mutiques du système », « le nationalisme algérien », et milite pour « un fédéralisme et une amazighité universelle et évolutive ». Il était en Kabylie pour marcher avec les villageois au début du Hirak. Tenté par un soutien artistique —« mais plus en tant qu’illustrateur » —, le militant n’a pas envie de récupérer le mouvement pour faire parler de son œuvre. « Il faut être solidaire, dit-il, mais c’est là-bas que ça doit se passer ! La diaspora doit mettre la pression sur les décideurs d’ici. »
Sidi Bemol se dit « persuadé que le Hirak n’en est qu’à ses débuts et aura le dernier mot. C’est un mouvement profond qui va transformer la vie culturelle et politique de l’Algérie et peut-être de tout le Maghreb. Il a fait émerger une génération capable d’inventer de nouvelles formes de luttes redoutablement efficaces. Avec un humour capable de déjouer tous les pièges du pouvoir ». Pour lui, « les artistes, surtout exilés, peuvent être une caisse de résonance, mais ils doivent rester humbles devant l’impératif collectif qui constitue le meilleur rempart et la meilleure vigie pour le Hirak ». Nassim Dendane, le chanteur de Peuple sans voix, qui a assuré certaines premières parties des concerts du mouvement et a participé à Radio Corona Internationale, la « radio de la fin du monde » créée pour le Hirak, nuance en citant Ibn Khaldoun, un des fondateurs de la sociologie moderne : « Pour changer la mentalité d’un peuple, il faut trois générations ; le père plante la graine, le fils la fait grandir. Et le petit-fils ramasse les fruits. »
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1Institution dépendant du ministère de la culture qui autorise la sortie en salle des films.