Quartier de Cizre détruit.
© Laura Maï-Gaveriaux, 2016.
Militaires devant Cizre
Le 22 mars, au lendemain d’un Newroz
1 sous haute surveillance à Diyarbakir, une délégation d’élus du
HDP , accompagnés par des représentants politiques et associatifs français ainsi que des journalistes indépendants turcs et étrangers, tentait de se rendre à Cizre. Le leader du
HDP , Selahattin Demirtaş, devait se joindre à la délégation pour entrer dans la ville. Ils furent stoppés à 60 km par un important barrage militaire. Au bout d’une heure de pourparlers entre les représentants kurdes et ceux de l’armée, le convoi a dû quitter les lieux, après sommation.
1 Nouvel an kurde. La manifestation traditionnelle est devenue politique et identitaire, pour avoir été totalement interdite jusque dans les années 2010. Elle est régulièrement empêchée dans la majeure partie du pays, sauf à Diyarbakir, capitale symbolique du Kurdistan.
Selahattin Demirtaş et Leyla Imret dans les rues de Cizre
Nous avons pu nous rendre seule à Cizre par le car, le 24 mars, après un passage compliqué au checkpoint tenu par les forces spéciales, à condition que nous ne nous intéressions pas aux questions politiques.
Le lendemain, 25 mars, Selahattin Demirtaş a été autorisé à entrer dans Cizre, pour la première fois depuis un mois et demi. Il se tenait aux côtés des députés HDP de la région (province administrative de Şırnak) et de Leyla Imret, la maire de ville, arrêtée, démise de ses fonctions en janvier. Elle est en attente de son jugement, accusée d’incitation à la rébellion armée contre le gouvernement et de propagande terroriste. D’autres maires de villes à majorité kurde, considérées comme des bastions du PKK , sont dans la même situation.
En l’absence d’un représentant élu à la tête de la municipalité, le gouvernement exerce une tutelle de fait, n’accordant pas de légitimité aux équipes qui travaillent à la reconstruction des quartiers détruits, ainsi qu’au rétablissement des services de base. Ces équipes sont supervisées par le GABB , l’union des municipalités du sud-est de l’Anatolie, une institution officielle composée de 117 villes, majoritairement prokurdes et tenues par le HDP .
Habitants de Cizre (sur le passage de Demirtaş)
L’arrivée de Demirtaş a été accueillie comme une respiration, après trois mois de combats dans un huis clos quasi permanent. Sur son passage, les habitants sortaient pour applaudir l’homme qui pourrait être le dirigeant d’un Kurdistan autonome, si un jour le processus de paix arrivait à son terme.
La portée symbolique du passage de Demirtaş dans les rues de Cizre était accentuée par le fait que sa sécurité personnelle est en permanence précaire, a fortiori dans une telle configuration.
Au bout d’une heure, alors qu’elle inspectait les lieux de supposées exactions, la délégation a été dispersée par les canons à eau de la police, sans sommation.
Passer dans les décombres
Le quartier le plus touché par les bombardements est celui de Cudi (partie ouest de Cizre). Il ne reste presque plus aucun édifice debout, la zone ayant été balayée par les obus de chars, les bombes aériennes et les incendies. Depuis le 2 mars, les habitants — pour la plupart réfugiés dans la partie est de la ville — ont l’autorisation de revenir dans le quartier. Ils viennent chercher dans les décombres ce qu’ils arrivent à retrouver de leurs affaires personnelles. C’est le peu qu’ils pourront garder avec eux de leur vie d’avant.
Bâtiment éventré
D’après un rapport de l’ONG Emergency Architect datant d’octobre 2015, il était déjà possible de qualifier les événements en cours au Kurdistan turc de « guerre non déclarée » en raison des armes utilisées. À partir des traces d’impact, l’ONG a listé l’usage de calibres de 7 à 8 mm (des armes militaires), de calibres de 12 à 15 mm (armes lourdes) et des traces de projectiles explosifs (type armes à sous-munitions ou obus de chars).
Le rapport concernant les combats des trois derniers mois est en cours de rédaction.
Bébé seul dans les ruines
La majorité des habitants du quartier de Cudi est en attente d’une solution, vivant dans une situation de précarité extrême et d’insécurité permanente. Lorsqu’ils ont de la famille dans la partie est de la ville, les habitants de Cudi restent à Cizre. Ceux qui ont les moyens de louer un logement essaient de le faire hors de la ville puisque rien ne dit que les quartiers intacts ne seront pas bombardés lors de la prochaine flambée de violence. Pour les autres, peu de données existantes permettent de savoir ce qu’il advient d’eux.
Des associations d’entraide kurdes, comme Rojava Solidarity (déjà très active à Kobané), acheminent des vivres et des vêtements, quand leurs convois ne sont pas stoppés aux checkpoints et renvoyés. Les services de la municipalité tentent de suppléer aux besoins de relogement par des aides financières.
Petites filles dans les décombres
Beaucoup de témoignages rapportent des exécutions extrajudiciaires, notamment lorsque des blessés réclamaient une évacuation médicale, rappelant de mauvais souvenirs des années 1990. Au plus fort de la guerre, l’armée turque exécutait des prisonniers du PKK d’une balle dans la tête.
Aucune donnée précise ne permet, pour l’instant, de dénombrer ces exécutions. La majorité concernerait des morts dont les familles n’ont pas encore pu récupérer le corps.
Collapse
Tandis que l’Union des municipalités du sud-est anatolien (GABB ) travaille à établir un bilan des dommages causés par les derniers combats (le précédent date de janvier 2016), l’apparence de nombreux bâtiments effondrés permet de se faire une idée des méthodes employées par les forces spéciales turques. Il apparaît que des obus de chars ont été systématiquement dirigés sur les colonnes porteuses des édifices, témoignant de moyens de guerre offensifs. Cela explique l’ampleur des destructions sur un quartier aussi vaste que celui de Cudi.
Maison effondrée
Depuis la levée formelle du siège (un couvre-feu partiel de 19 h 30 à 5 h reste en vigueur), les forces spéciales et les véhicules blindés de la police continuent de circuler dans les rues de la ville. Après les premières opérations de septembre 2015, leur présence n’était pas aussi ostensible. « Cette fois-ci, ils ont acquis une telle confiance ! Ils sont chez eux, comme des occupants », dit Nesrine sous couvert d’anonymat, volontaire venue d’Ankara pour Rojava Solidarity.
Quartier dévasté
Le dernier recensement (décembre 2015) comptait 130 000 habitants à Cizre. Il est impossible de savoir combien ont quitté la ville ni d’établir un bilan fiable des victimes. De même, distinguer les victimes civiles des combattants kurdes reste très compliqué, l’identité de ces derniers n’étant pas toujours établie.
De nombreux corps ont été brûlés, rendant impossible leur identification, sinon par des tests ADN , que de nombreuses familles n’ont pas les moyens de payer.
La tombe d’Amara
Parmi les tombes fraîches du cimetière, on raconte que celle-ci serait la sépulture d’Amara (son nom n’est pas connu), une jeune Kurde tuée par les forces spéciales la semaine précédente. Des photos de son cadavre dénudé et maltraité dans la rue auraient été envoyées à sa famille puis auraient circulé au sein des réseaux pro-AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir). Cette histoire, qui nous a été rapportée par les habitants de Cizre, n’a pas pu être confirmée par les agences de presse. Le déroulement des événements à huis clos rend impossible toute enquête sur les exactions supposées.
Il arrive régulièrement que des clichés ou vidéos des dépouilles des combattants kurdes soient exhibés par des membres des forces turques, généralement cagoulés. En octobre 2015, la vidéo du corps d’un homme traîné par un blindé de la police dans la ville de Şırnak a secoué l’opinion. L’affaire avait attiré l’attention des médias internationaux, ce qui arrive rarement concernant la question kurde en Turquie.
La pratique porte plus particulièrement sur les corps des femmes, tel celui de Kevser Elturk (nom de guerre Ekin Wan), une combattante tuée et traînée dans les rues de Varto (province de Muş) en août dernier.
Chaussures abandonnées
Parmi les récits des exactions commises, ceux des personnes brûlées vives dans les caves ont particulièrement traumatisé la ville. Les victimes se retrouvaient piégées sous les immeubles démolis par les tirs de mortiers.
Deux cas au moins sont recensés. Le 23 janvier, à la suite de tirs de mortiers, une trentaine de personnes se sont retrouvées bloquées dans le sous-sol d’un immeuble de la rue Bostanci pendant un peu plus de deux semaines. Malgré une décision de protection de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH ) et malgré les interpellations en direction du pouvoir, aucun secours ne pouvait approcher de l’immeuble.
Le 5 février, un tir d’obus de char a déclenché un incendie et fait s’écrouler un bâtiment de Cudi sur une trentaine de personnes, elles aussi bloquées dans les caves.
Au fur et à mesure des jours, les blessés ont succombé à leurs blessures, sans qu’aucune évacuation ne soit possible.
Le 8 février, les médias proches de l’AKP annoncèrent la fin des « opérations antiterroristes » à Cudi. À cette occasion, on découvrait que les survivants pris au piège avaient péri, brûlés vifs.
Nous avons pu visiter l’un de ces sous-sols. Les odeurs de corps calcinés persistent dans l’air confiné, alors que les traces des personnes brûlées vives sont encore visibles sur le sol.
À la sortie, une paire de chaussures de femme laissée là, sous la poussière des gravats.
« J’ai écrit ton nom sur Cizre »
Cette inscription fait référence à la chanson « Adını dağlara yazdım yarim » : « j’ai écrit ton nom sur les montagnes, chérie », les montagnes étant sans doute celles où vont les combattants kurdes. Les familles disent : « mon enfant est monté à la montagne » lorsque ce dernier rejoint le PKK .
Les combattants des forces spéciales sont coutumiers de ce genre d’inscriptions, laissées à l’intention des habitants de Cizre. Elles sont plus ou moins explicites, notamment sur le viol des femmes : « je suis venu et tu n’étais pas là, chérie ».
Après les incendies dans les sous-sols, une inscription est apparue qui faisait référence à une autre chanson. Elle disait : « Aşk Bodrum’da yaşanıyor güzelim » : « l’amour se vit à Bodrum, ma belle » . Or, Bodrum signifie également « cave », en turc. Elle donna lieu à un hashtag très repris sur Twitter dans les réseaux nationalistes et pro AKP , #AşkBodrumdayaşanıyor.
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