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Livres

Lakhdar Bentobbal, le combattant algérien qui rêvait d’une révolution agraire

Tombé dans l’oubli, Lakhdar Bentobbal fut un des acteurs majeurs de la lutte de libération algérienne. Il rêvait non seulement d’indépendance, mais aussi d’une révolution sociale et agraire. Mémoires de l’intérieur, livre né des entretiens avec l’historien Daho Djerbal, ressuscite ce personnage central.

L'image montre une scène en noir et blanc avec un hélicoptère garé près de la mer. Deux personnes descendent de l'hélicoptère, tandis qu'une troisième personne les attend. On peut les voir porter des vêtements formels, ce qui suggère une certaine occasion. L'environnement est dégagé, avec une barrière visible en arrière-plan et des arbres dénudés. La mer se trouve en arrière-plan, ajoutant une touche de paysage côtier à la scène.
Evian-les-Bains, 7 mars 1962. Lakhdar Bentobbal (premier plan) arrive avec Belkacem Krim et Ben Aouda pour participer aux pourparlers qui aboutiront aux accords d’Evian
AFP

Lakdar Bentobbal est un nom ignoré des Algériens d’aujourd’hui. Il fut pourtant en 1956-1957 un chef tout-puissant des maquis du Nord constantinois avant de devenir le troisième personnage du stratégique Comité de guerre avec Krim Belkacem et Abdelhamid Boussouf, pour disparaitre de la vie politique du pays après l’indépendance. C’est le seul des grands acteurs de la révolution algérienne à s’être entretenu durant cinq ans, entre 1980 et 1985, avec Daho Djerbal, alors jeune historien en quête de témoignages des héros de l’époque, et d’un de ses proches, Mahfoud Bennoun, disparu en 2004. Le livre devait être publié en 1985, mais pendant près de quarante ans, sa publication a été bloquée.

Par qui ? Officiellement, la famille Bentobbal a conservé le manuscrit, sans doute effrayée par la vigueur des opinions de leur proche qui fracassaient allègrement les tabous du régime et mettait en cause un certain nombre de personnalités du pouvoir, dont des icônes historiques comme Mohamed Boudiaf, le président de la République assassiné, ou le chef de la wilaya V, Larbi Ben M’hidi, tué par les services français. Finalement, Daho Djerbal a franchi le Rubicon et publié son travail fin 2021 dans une maison d’édition d’Alger, malgré les protestations peu convaincantes de la famille qui contre toute vraisemblance lui en dénie la paternité.

Seule la victoire des armes…

Dans ses mémoires qui couvrent la première partie de sa vie — dont son passage au maquis de 1954 à 1957 — et laissent espérer une suite, Bentobbal résume le cheminement d’un activiste, groupe très minoritaire en nombre dans le mouvement national algérien, mais qui sera décisif pour l’avenir du pays. Né à El-Milia, une toute petite ville de l’est, peuplée pour une part de ruraux qui exploitent leurs champs à proximité, sa famille est certes modeste, mais cependant à l’abri de la pauvreté. Il fréquente l’école française à une époque où à peine un musulman sur dix y est admis, mais se fixe comme règle de conduite de ne jamais frayer avec des Français quand il apprend de la bouche même de son instituteur que la défaite des armées arabes a soumis l’Algérie au joug colonial. À ses yeux comme à ceux de ses camarades, seule la victoire des armes lui rendra son indépendance et lui permettra de choisir son destin.

Tout naturellement, il rejoint en 1948 l’Organisation spéciale, l’OS, une formation paramilitaire mise en place par Messali Hadj, le leader du Parti populaire algérien (PPA). Les règles sont spartiates : abandon de toute activité professionnelle, clandestinité totale y compris vis-à-vis de la famille, entrainement militaire intensif de nuit comme de jour… Le tout baigne dans un sectarisme extrême, le mouvement des Oulémas du cheikh Ibrahimi comme l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas ou même les diverses tendances du PPA, officiellement son parti, sont des hypocrites : ils sont pour l’indépendance, mais ne sont pas prêts à mourir pour la cause ; seule l’OS l’est. L’ordre tant attendu ne viendra pourtant jamais, l’organisation ne tirera pas un coup de feu et la répression obligera Bentobbal à fuir sa région dès 1950. Son acrimonie à l’endroit de ses chefs s’accroit au fil du temps. Ils l’envoient dans une zone déshéritée des Aurès, puis lui coupent les vivres, l’abandonnant à la charité publique.

Le 1er novembre 1954 et la guerre changent sa vie, il devient l’adjoint de Zighout Youcef, chef de la Zone II avant de lui succéder à sa mort en septembre 1956. Coupés des zones voisines, les Aurès et la Kabylie, renforcés par des anciens de l’OS et des militants du PPA, ils développent une culture de guerre originale, axée sur la paysannerie et méfiante vis-à-vis des grandes villes comme Constantine où pas un seul coup de feu n’est tiré le 1er novembre. La population des localités abandonnées par l’armée française est rigoureusement encadrée avec pléthore de comités, de responsables à la propagande, à l’état civil ou à la justice. Les maquisards lui doivent respect et tact.

Images d’Épinal ? Sans doute en partie, mais le 20 juillet 1955, alors que les bruits d’une entente d’une partie des nationalistes avec Paris se répandent, ces populations répondent à l’appel de Zighout Youcef et attaquent plusieurs villages peuplés en majorité d’Européens qu’ils massacrent avant de l’être à leur tour par l’armée, la gendarmerie et les milices des colons. Bentobbal assume ce moment difficile pour sa cause. Le Front de libération nationale (FLN) n’enjoint-il pas de respecter les civils européens, sauf s’ils sont armés ? De même, l’assassinat du neveu de Ferhat Abbas, un pharmacien de Constantine, est justifié, il a osé prendre la parole en public alors que seul le FLN a le droit de parler au nom du peuple algérien, monopole qu’il s’est lui-même arrogé.

Le repli sur les campagnes

Le Congrès de la Soummam en août 1956 oblige l’équipe de la Zone II au grand écart. D’un côté, elle approuve l’institutionnalisation du Front, son organisation et les débuts d’une coordination nationale entre formations qui ont d’abord une réalité régionale. Mais, d’un autre côté, l’entrée de personnalités venues des partis et des tendances du PPA vomies depuis toujours par ces purs les révulsent (p. 328). Ils y voient surtout le triomphe des thèses politiques comme l’indépendance à laquelle toutes les forces politiques algériennes se rallient et l’abandon des réformes sociales comme la réforme agraire vitale pour les campagnes (p. 357). C’est pourtant sur elles que reposent les espoirs des uns et des autres. La grève des huit jours déclenchée en septembre 1957 à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies dans la capitale Alger se traduit par un désastre pour le FLN dont les militants sont arrêtés et l’organisation démantelée. Il faudra attendre décembre 1960 pour que les villes reprennent le combat.

En attendant, pendant près de quatre années, le poids de la guerre sera supporté essentiellement par les campagnes et confirmera Bentobbal dans ses choix proruraux. Ce parti-pris en faveur du bled explique peut-être la disparition de ce personnage d’exception du paysage politique algérien d’après l’indépendance. Les campagnes se sont vidées de leurs populations, d’abord pour la captivité dans les camps de regroupement, ensuite pour gagner les grandes villes. Fatalement, leur poids en sortira considérablement affaibli dans les batailles sociales et politiques d’après-guerre. Un leader rural sans troupes était forcément sans emploi… Le livre de Daho Djerbal marque une date dans l’historiographie de la guerre d’indépendance comme de la période qui l’a précédé.

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