« Le Bureau des légendes », miroir repoussant du monde arabe

Le succès de la série française Le Bureau des légendes ne s’est pas démenti tout au long des cinq saisons. Beaucoup d’éléments expliquent un engouement qui n’est pas seulement français. Mais la vision des personnages « arabo-musulmans » a du mal à échapper aux poncifs.

La cinquième saison de la série française Le bureau des légendes a divisé le public en raison de son dénouement dramatique (que nous ne divulgâcherons1 pas ici). Après la diffusion du dernier épisode, des internautes ont vertement critiqué ce final réalisé par le cinéaste Jacques Audiard en remplacement d’Éric Rochant, le créateur de la série. Sur Twitter, celui-ci a tenu à défendre les choix de son successeur à qui il avait donné carte blanche pour les neuvième et dixième épisodes : « Je n’ai pas demandé à Audiard de poursuivre la série, mais de la faire sienne afin de la clore. Son épilogue est un geste artistique fort qui rompt la logique narrative. Déroutant comme tout vrai geste artistique. Fort comme tout ce que fait Audiard. »

Le Bureau des légendes s’inscrit ainsi dans la liste des séries au dénouement très critiqué parce qu’incompris ou jugé bâclé, voire brutal, comme ce fut le cas dans les années 1960 pour Le Prisonnier de l’ancien espion George Markstein et de l’acteur touche-à-tout Patrick McGoohan ou, plus près de nous, pour Lost, Les Soprano, Mad Men ou Game of Thrones. Jacques Audiard a pourtant apporté une vraie touche à la fois littéraire, onirique et tragique à une série qui constitue l’un des plus importants succès télévisuels français à travers le monde. Une version américaine, The Bureau, est en préparation chez Paramount tandis qu’une sixième saison devrait voir le jour en France avec un autre réalisateur qu’Audiard (Rochant en reste le producteur).

Un seul personnage vraiment positif

Il aurait été intéressant de voir quelles modifications le réalisateur de Un Prophète et de Dheepan (Palme d’or au festival de Cannes 2015), surnommé « bourreau des légendes » par certains internautes qui ne décolèrent pas, aurait apporté à cette suite annoncée. Audiard aurait-il modifié l’image pitoyable des Arabes et des musulmans que renvoie cette série ? Car au-delà de l’efficacité du scénario et des intrigues, il faut bien reconnaître que les concernés ne sont guère épargnés. De tous les personnages arabes ou musulmans que l’on voit évoluer en cinq saisons, un seul est vraiment positif. Il s’agit de Nadia El-Mansour (Zineb Triki), une Syrienne amoureuse de l’espion français Guillaume Debailly, dit Paul Lefebvre ou « Malotru » (Mathieu Kassovitz), capitaine à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Moderne, francophone, intelligente, courageuse, Nadia est l’incarnation parfaite d’un monde arabe souvent rêvé ou espéré, du côté français ou occidental ; une femme accomplie à qui se devraient de ressembler les légions de femmes portant hidjab ou tchador. À ses côtés, on retrouve brièvement quelques personnages droits et attachants, dont Esrin (Melisa Sözen), une combattante kurde déterminée qui rejoindra le tableau des « martyrs » tombés pour la survie du Rojava.

Les autres personnages féminins sont plus ambigus. Une mère, appartenant au rite ibadite — pourtant présenté dans la série comme pacifique et tolérant — est tout de même en cheville avec une association de bienfaisance qui sert de couverture aux réseaux djihadistes qui envoient ou soutiennent des combattants en Syrie. Une infirmière vivant en banlieue parisienne (Alice Belaïdi dans le rôle de Sabrina Boumaza), sœur d’un djihadiste décapiteur d’otages occidentaux, incarne de son côté la fourberie de celles que l’on croit intégrées à la société française, mais qui ne seraient en réalité qu’un ennemi intérieur. Pour lui avoir fait confiance, et peut-être même pour s’être épris d’elle, l’agent Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï) y perdra une jambe tranchée à l’épée…

Pour le reste… Les terroristes djihadistes sont des crétins psychopathes. Tous, y compris le joueur d’échecs Toufik Boumaza (Illyès Salah), alias Azraq Daqin ou « Deep Blue », n’ont aucune épaisseur comparable aux personnages que la mini-série britannique The State, créée par Peter Kosminsky, a été capable de restituer sans souffrir le moindre soupçon de sympathie à l’égard de ces criminels. De façon générale, le spectateur non avisé retiendra que le monde arabo-musulman est peuplé de brutes, de corrompus, d’incompétents, de lâches et d’arriérés. Pour la brutalité et la sauvagerie, outre les fanatiques de l’organisation de l’État islamique (OEI), on peut citer les militaires algériens ou les services de sécurité iraniens ou azéris.

Dans la cinquième saison, le personnage d’un membre des services de sécurité égyptiens, dit « l’ours », incarne la bestialité et l’insatiable désir sexuel à l’égard des Occidentales, en l’occurrence une espionne française sous couverture (Florence Loiret-Caille alias Marie-Jeanne Duthilleul). Même chose pour un chef de guerre houthiste ou un officier irakien. Pour tous, seule la violence compte. En face, les membres de la DGSE ne sont certes pas des enfants de chœur, mais ils ont des principes moraux et même une éthique. Et s’ils ont une part d’ombre, c’est à leur passé douloureux qu’ils la doivent, comme le montre l’exemple du personnage saisissant joué par Mathieu Amalric (Jean-Jacques ou « JJA »).

Bêtes, méchants et féroces

Parmi les corrompus, on trouve un général algérien, un trafiquant d’antiquités syriennes (Shahanah, joué par Mohammad Bakri), un membre de la jeunesse dorée iranienne qui se vend sans remords à la CIA avant d’avoir fait mine d’accepter les avances de la DGSE (Shapur Zamani joué par Moe Bar-El) sans oublier l’adipeux Hachem Al-Khatib (joué par Fares Helou), cousin, dans la série, de Bachar Al-Assad et monument de grossièreté et de misogynie. Et que dire de cet imam libyen proche d’Al-Qaida qui se bourre de pâtisseries en lisant le Coran et qui se fait grassement payer par les services français pour émettre une fatwa condamnant à mort un membre de l’OEI ? Rare moment « humain » dans la série, le candidat à l’attentat suicide se rétractera, obligeant Malotru à le remplacer.

Quand ils ne sont pas (très) méchants, les arabo-musulmans de la série sont lâches, incompétents ou limités. Les systèmes oppressifs (Syrie, Irak, OEI…) sont d’une telle férocité que les actes de bravoure sont rares. Niais en chef, Shapur Zamani est démasqué sans peine par les services iraniens après avoir fait fuiter des informations à partir des toilettes d’un bâtiment officiel… Rachid Benarfa (Mehdi Nebbou), agent de la DGSE à Alger ne tient pas l’alcool et se fait prendre bêtement en entrant dans un commissariat du centre de la capitale algérienne pour révéler ce qu’il est. Sa femme de ménage se donne sans réfléchir au premier agent français venu aux nouvelles avant d’en subir les conséquences. Gherbi (Atmen Kelif), une « taupe » des services français au sein de leurs homologues algériens est exfiltré d’Alger, mais sa veulerie donne au spectateur l’envie qu’il continue à se faire battre par ses maîtres. Même le fringant Nadim El-Bachir, agent syrien, se fait avoir comme un « bleu » par la DGSE. Quant à l’arriération, elle est symbolisée, entre autres, par cette scène où le chef d’une tribu bédouine du Sinaï reçoit une espionne française dans une chambre d’un palace du Caire. C’est assis par terre sur un tapis qu’il lui propose de prendre le thé. C’est bien connu, les Bédouins n’aiment guère les fauteuils et les canapés… Contre la promesse de combattre l’OEI, ce chef de tribu demandera à ce que son fils soit recruté en tant que stagiaire dans l’hôtel. L’Arabe étant ingrat, ledit rejeton s’empressera d’aider « Daesh » à attaquer le palace.

Une vision nuancée des Russes

À l’opposé, les Russes, les autres « ennemis », sont bien mieux traités par la série. Certes, le pays de Vladimir Poutine n’est pas présenté comme un paradis démocratique, mais en deux saisons, le spectateur est invité à prendre la mesure de l’excellence du savoir-faire informatique russe (piratage, intelligence artificielle, codage, etc.). Grandeur d’âme slave oblige, un agent russe infiltré au sein de l’OEI se sacrifie pour sauver la vie de Malotru (qui ne lui a rien demandé). La série nous montre des Russes « normaux » et certains d’entre eux souhaitent même un changement politique. Certes, une Russe a bien quelques mots durs à l’égard de ses compatriotes. Pour consoler un espion français de ses déboires amoureux, elle lui explique la dureté des femmes de son pays en évoquant des mâles « qui crachent par terre et qui apprennent à être saouls dès l’école primaire ». Mais rien de tout cela n’est trop choquant et le dénouement de la série est même, d’une certaine manière, une victoire russe sur la DGSE. Un final qu’un romancier comme John Le Carré n’aurait pas renié.

Si, avec le Service de sécurité de la Fédération de Russie (FSB, les services secrets russes héritiers du KGB), les Français ont à qui parler, Le Bureau des légendes met en scène une DGSE d’une supériorité écrasante à l’égard du monde arabo-musulman. Ses espions connaissent et savent tout. Ils parlent la langue, ils connaissent les règles coraniques et celles de la tradition prophétique. Aucune nuance culturelle ou rivalité ethnique ou tribale ne leur est inconnue. Les agents spécialistes du monde arabe, du moins ceux qui ont un rôle d’importance, sont tous des Français de souche et certainement pas des « native informants ». En cinq saisons, la série n’a pas cru bon devoir consacrer un rôle majeur pour un agent de la DGSE d’origine arabe. Le plafond de verre, peut-être. Ou la simple restitution de la réalité. Ainsi, on a appris récemment qu’un concours de la DGSE organisé du 20 au 31 janvier 2020 pour pourvoir, entre autres, deux postes de spécialité en « arabe littéral » n’a rien donné faute d’un niveau suffisant des candidats.

Dans le désert saoudien

Parfois, la série s’égare un peu. Des Irakiens ou des Syriens parlent avec l’accent marocain (la véracité linguistique s’améliore néanmoins au fil des saisons) tandis qu’une théière ou une djellaba marocaines apparaissent dans un café jordanien.

Une scène durant la cinquième saison résume le malaise que l’on peut éprouver en regardant cette série. Elle se déroule dans le désert saoudien. De puissants véhicules tout-terrain tentent de parvenir au sommet d’une grande dune — un sport, on le signale au passage, où la jeunesse locale férue de rodéos automobiles excelle. Mais dans la série, les conducteurs saoudiens sont bien incapables de relever le défi et leurs 4x4 s’enlisent ou calent en chemin. Alors surgit un bel espion taciturne franco-italien, qui parvient au sommet dès son premier essai. Hourra et admiration enfantine des porteurs de dishdasha… L’Occident a encore une fois démontré sa puissance et son savoir-faire.

Tout cela peut prêter à sourire et le spectateur, beau joueur et d’où qu’il vienne, est enclin à se laisser prendre par l’excellente trame et le jeu parfait des acteurs. On regrettera néanmoins un élément lourd de symboles. Quand ils apparaissent à l’écran, principalement durant les deuxième et troisième saisons, plusieurs membres de « Daech » portent le keffieh palestinien. On se refuse à croire qu’il s’agit là d’un amalgame délibéré.

1NDLR. Le verbe « divulgâcher », entré dans le dictionnaire Larousse en 2019 est la traduction de « spoiler » au sens de « révéler prématurément un élément clé de l’intrigue d’une œuvre de fiction ».

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