Le 6 août 2015, le maréchal Sissi embarquait sur Al-Mahroussa, le yacht de 145 mètres qui avait transporté l’impératrice Eugénie, qui représentait son mari Napoléon III souffrant, lors de l’inauguration fastueuse du percement de l’isthme, qui devait changer la face du Proche-Orient. Inaugurant à son tour d’énormes travaux de doublement d’une partie du canal, le président égyptien se posait ainsi en héritier de l’empereur (Eugénie représentait en 1869 son mari souffrant) tout autant qu’en continuateur de Gamal Abdel Nasser, qui nationalisa le trait d’union entre la Méditerranée et la mer Rouge en juillet 1956.
Enjeu stratégique, rêve d’ingénieurs, support de fantasmes romantiques ou racistes (ou les deux), toutes ces dimensions sont célébrées dans l’exposition de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, ouverte jusqu’au 5 août. Le visiteur est immergé dans des images, des sons, des objets qui évoquent une histoire surchargée de mythes. On est accueilli par les trompettes d’Aïda, l’opéra égyptisant commandé par le khédive (vice-roi) d’Égypte Ismaïl Pacha à Giuseppe Verdi pour l’inauguration ; mais il n’a pas été joué ce jour-là. Les décors n’étaient pas prêts, et les invités eurent droit à Rigoletto, récit de passion, de trahison et de vengeance tiré d’une pièce de Victor Hugo, Le roi s’amuse.
La fête, mais pas pour tout le monde
Un tableau du peintre Édouard Riou (1833-1900) illustre la fête internationale du 17 novembre 1869. Trois pavillons couverts d’oriflammes accueillent les dirigeants des grandes puissances de l’époque : l’impératrice Eugénie, l’empereur d’Autriche François-Joseph, les princes Frédéric-Guillaume de Prusse et Hendrik des Pays-Bas… Côté Orient, le khédive Ismaïl Pacha, successeur de Mohamed Saïd Pacha, ami personnel du diplomate-entrepreneur Ferdinand de Lesseps, le père de l’opération. Leur estime réciproque fut à la base de l’aboutissement du projet.
Autre symbole vivant d’une période euphorique où l’on voulait voir le canal comme un trait d’union entre les peuples, l’émir Abdelkader est l’un des principaux invités. Le résistant farouche à la colonisation de l’Algérie, capturé par les Français après une guerre acharnée est devenu la figure du noble ennemi, puis de l’ami tout court. Napoléon III l’avait libéré de sa captivité au château d’Amboise, et rêvé un temps de le placer à la tête d’un « royaume arabe » proche de la France, idée étouffée dans l’œuf par les partisans de la colonisation. Résidant à Damas (où il a sauvé de nombreux chrétiens lors de massacres déclenchés par les Druzes), Abdelkader milite pour l’amitié entre les peuples des deux rives de la Méditerranée, sur fond d’un islam ouvert.
Le peuple égyptien, qui a construit le canal, est représenté par des figures de spectateurs en robes et turbans, vus de dos. Deux absences rappellent les réalités géopolitiques et annoncent un avenir moins idéaliste. La reine Victoria et le sultan ottoman Abdulaziz boudent la cérémonie. Le sultan de Constantinople n’a donné son aval qu’en 1866, sept ans après le début des travaux. Cette entreprise conjointe entre chrétiens et musulmans ne lui plaisait pas. Il est donc logiquement l’allié des Britanniques. Le Royaume-Uni a tout fait pour tuer un projet qui va profiter aux navires français et italiens, grignotant son monopole sur le trajet de sa colonie indienne. Les Anglais préfèrent la route terrestre à travers l’isthme, et pensent à un chemin de fer. Le canal est devenu une réalité ? La superpuissance montante en tirera vite les conséquences de sa manière habituelle, militaro-financière.
Trois mille ans d’histoire
Avant eux, bien avant, la communication entre les deux mers fut une histoire égyptienne, remontant au moins jusqu’à 1 300 ans environ avant Jésus-Christ, comme l’atteste un bas-relief. Il y eut plusieurs trajets au cours des siècles, décrits par une carte de l’exposition de l’IMA. Mais ces voies navigables artificielles ne suivaient pas le tracé actuel. Les canaux successifs, souvent ensablés puis désensablés partaient de bras du Nil pour rejoindre les lacs Amer, plus proches de la mer Rouge à l’époque. Il est permis de rêver au spectacle de voiles triangulaires au milieu du désert.
La liaison finale des lacs Amer avec la mer Rouge est enfin creusée vers 500 avant J.-C. par le roi des Perses Xerxès, puis élargie par le roi d’Égypte Ptolémée 1er (285 à 247 av. J. - C.). Un siècle après J. - C., l’empereur romain Trajan le remet à nouveau en état et le canal prend son nom : « fleuve de Trajan ». Puis c’est au tour des Arabes de le réparer. Mais en 776, fermeture définitive par le calife abbasside Al-Mansour, qui veut protéger La Mecque des infidèles. Le canal est devenu un enjeu stratégique.
Les échanges se font donc par la terre. Venise reçoit les soies et les épices de Chine et d’Inde. L’isthme égyptien concentre les rivalités européennes. Pour l’instant, le canal reste un songe en creux. Mais avant les Anglais, il y a les Portugais. En 1499, un coup de tonnerre secoue le monde : Vasco de Gama a le premier contourné l’Afrique par le sud, par ce qu’il nomme le cap de Bonne-Espérance. Même si la distance est plus longue, le temps du trajet est plus court que celui de la route terrestre, et les navires transportent bien plus de charges que les caravanes de chameaux. L’Atlantique prend le pas sur la Méditerranée, la prospérité suit les côtes vers le Nord. En France, Lorient devient la capitale de la Compagnie des Indes. Les soieries, les bijoux et les épices arrivées par bateau coûteront moitié moins cher que les produits apportés par les Vénitiens.
Pour ces derniers, évidemment furieux, la solution, c’est un canal. Un tableau de l’exposition montre les ambassadeurs de Venise montrant leur projet au sultan ottoman, qui ne donne pas suite. C’est l’amorce du déclin de la Sérénissime. Et le début des guerres européennes au Proche-Orient. Les Portugais veulent protéger leur nouvelle route. Ils remontent jusqu’au détroit d’Ormuz, porte du golfe Arabo-Persique, prennent la ville, et coupent le passage aux marchands de La Mecque. L’idée d’un percement de l’isthme de Suez ne quittera plus les esprits. En particulier celui de Napoléon Bonaparte, évidemment. Lors de la campagne d’Égypte, il charge un ingénieur de faire des relevés, mais celui-ci se trompe et trouve une différence de neuf mètres entre le niveau de la mer Rouge et celui de la Méditerranée, ce qui compliquerait la tâche.
La méfiance du khédive
Plus tard débarquent en Égypte les fidèles de Saint-Simon — doctrinaire du XIXe siècle adepte du règne de l’industrie et des élites techniciennes — avec leurs ingénieurs passionnés de grands travaux et leur néo-religion bizarre. L’exposition de l’IMA montre leur uniforme, une veste qui s’attache dans le dos, nécessitant l’aide d’une autre personne, gage de solidarité. Leur chef, Prosper Enfantin, est respecté comme une sorte de prêtre et se fait appeler « le père Enfantin ». Il veut le bien des Égyptiens tout en ne pouvant se défaire d’un sentiment de supériorité occidentale qui monte facilement en surrégime. « Nous poserons un pied sur le Nil, l’autre sur Jérusalem, dans nos bras nous élèverons l’urne du fleuve. Notre main droite s’étendra vers La Mecque, notre bras gauche couvrira Rome et s’appuiera encore sur Paris », écrit-il dans une de ses lettres, sans préciser le mode d’emploi de cette figure anatomiquement improbable. Le père Enfantin espère en outre trouver en Égypte une femme qui formerait avec lui un « couple-prêtre » unissant l’Orient et l’Occident.
Le vice-roi d’alors se méfie. Il confiera aux ingénieurs saint-simoniens des projets de barrages et autres constructions, mais pas de canal. Jeune diplomate français en poste à Alexandrie, Ferdinand de Lesseps reprendra les notes saint-simoniennes et réalisera enfin le percement grâce à son amitié avec le vice-roi Mohamed Saïd. Et le travail forcé des paysans égyptiens (les figurants du premier tableau) à qui le khédive ne demande pas leur avis. À l’IMA, un extrait de film égyptien des années 1970 montre les rigueurs de la corvée, imposée à des milliers de fellahs qui creusent la terre pratiquement à mains nues. Il faudra une campagne de la presse britannique dénonçant non sans arrière-pensée les centaines de morts sur le chantier pour que le khédive interrompe ce travail forcé. Les machines prendront le relais, on mécanise, on invente des dragues performantes.
Lesseps voulait un canal égalitaire, qui dessinait un autre rapport que celui de la domination entre les deux rives de la Méditerranée. Le célèbre historien Ernest Renan se charge de le remettre à sa place. Recevant Ferdinand de Lesseps à l’Académie française, il évoque « l’Orient, où… la vue d’un troupeau sans pasteur inspire l’idée de se mettre à sa tête ». Il félicite l’entrepreneur : « Vous évitez, dans votre appréciation des hommes, les étroits jugements des idéologues à outrance, qui croient que toutes les races se valent ». Quand il ne part pas dans des diatribes racistes, Renan retrouve sa lucidité. « L’isthme coupé devient un champ de bataille, prophétise-t-il dans le même discours. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l’avenir ».
Un pays sans cesse convoité
L’historien ajoute que « l’Égypte n’est pas une nation, mais un enjeu ». Les partis nationalistes indépendantistes égyptiens puis Gamal Abdel Nasser se chargeront de le démentir. En attendant, les Britanniques mettent en pratique la formule de Renan. Ils n’ont pu empêcher la construction du canal ? Ils l’achètent. Et occupent l’Égypte. Dans ses premières années, le canal est resté un objet franco-égyptien. L’Égypte possédait 44 % des actions. Mais le vice-roi a lancé des travaux : chemin de fer, télégraphe, industrie du coton, ports… et les passages de navires entre Europe et Asie ne rapportent pas tout de suite autant que prévu. Ismaïl Pacha emprunte aux banques occidentales, qui imposent des intérêts de 12 à13 %. Résultat, l’Égypte est ruinée, et le Royaume-Uni rachète à moitié prix les 44 % d’actions détenues par le khédive. L’Égypte est placée sous tutelle franco-britannique.
Pour bien faire (et pour protéger sa route des Indes), le Royaume-Uni envahit l’Égypte en 1882. La France se retire. L’aventure idéaliste s’est muée en colonisation impériale. Elle aiguillonne les mouvements indépendantistes. À Ismaïlia, ville créée de toute pièce pour abriter les bureaux de la direction de l’entreprise, un jeune instituteur a déjà transformé sa colère en mouvement politique et religieux. Hassan El-Banna fonde les Frères musulmans en 1924. L’indépendance est concédée en 1922, mais le canal demeure propriété de la Compagnie dominée par Londres, et les troupes anglaises restent. Elles partiront en 1936, mais pas tout à fait : dix mille soldats campent sur les rives de ce petit morceau d’Europe au cœur du monde arabe.
À l’issue de l’exposition, un film tourne en boucle. Nasser annonce encore et encore la nationalisation du canal de Suez. Un autre film de fiction montre les équipes d’ingénieurs égyptiens investissant les bureaux de la Compagnie. Le canal de Suez est enfin rendu à l’Égypte. Les pharaons peuvent se rendormir tranquilles dans leurs tombeaux. Un nouvel équilibre se crée autour de l’isthme. La France, le Royaume-Uni et Israël tentent de le reprendre par la force, mais Américains et Soviétiques leur signifient que leur prédominance s’achève au Proche-Orient. Quant à l’indépendance réelle, c’est une autre histoire. Les puissances occidentales et leurs alliés du Golfe soutiennent à bout de bras un maréchal-dictateur. Le Mahroussa était suivi par la frégate multimissions FREMM achetée à la France, tandis que les trois premiers avions de combat français Rafale commandés à Paris et huit F16 récemment livrés par le grand allié américain survolaient la cérémonie. Le canal de Suez est toujours un enjeu.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.