Polars

Le détective queer radical qui démonte Tel-Aviv

Oded Héfer, le privé imaginé par Yonatan Sagiv parle de lui au féminin, traîne ses savates dans un Tel-Aviv moite où il affronte des nouveaux riches cyniques et des petits vieux retors. Héfer taille en pièces avec une ironie féroce une ville friquée, raciste et dépolitisée.

L'image montre une rue mouillée de nuit, éclairée par des lampadaires. Le sol reflète la lumière, créant un effet brillant. On peut voir quelques personnes marchant sur le trottoir, tandis que des bâtiments se dressent de chaque côté, illuminés par des lumières. L'atmosphère semble calme et sereine, typique d'une soirée de pluie.
Tel-Aviv « by night »
RG in TLV/Flickr

« Mon personnage est beaucoup plus radical que moi », dit en riant l’écrivain Yonatan Sagiv, que je rencontre à Tel-Aviv en mars 2022. « Déjà, je ne parle pas de moi au féminin ! » J’ai du mal, effectivement, à imaginer, dans les traits de ce quadra à l’allure post-étudiante qui parle chaleureusement, le détective Oded Héfer, dit La Fouine. Personnage central des romans policiers de Yonatan Sagiv, ce quadra bedonnant, négligé et fauché traîne ses savates en ville en menant des enquêtes à rebondissements et envoie balader méchamment la plupart de ses interlocuteurs.

Deux polars traduits avec brio par Jean-Luc Allouche et publiés par l’Antilope, Secret de Polichinelle et Le silence est d’or font la part belle à ce privé hors-norme. Pour les amateurs du sous-genre polar gay, Oded Héfer est aussi réjouissant que Léonard Pine, privé black et gay dans le sud américain imaginé par Joe R. Lansdale, même si Pine est assez réac contrairement à Héfer1. Outre son extrême drôlerie, la plume de Yonatan Sagiv taille en pièces le capitalisme sauvage de la nouvelle bourgeoisie israélienne, le pinkwashing de Tel-Aviv et ses gays inconséquents. Tous oublient la Palestine, pourtant au cœur de tout depuis 1948.

Tel-Aviv, l’une des capitales mondiales du bling-bling a aussi, comme toutes les grandes villes, sa face putride, ses affairistes, ses opportunistes et ses arrivistes. Mais aussi ses assassins. Et ce privé improvisé les traque à sa manière foutraque chez les nouveaux riches des condominiums luxueux du bord de mer et chez les petits vieux aigris qui furent des pionniers d’Israël. « Oded est un type qui vit dans la fantaisie, qui se prend pour une star glamour, je suis plus modéré que lui, même si d’une certaine manière je suis d’accord, m’explique Yonatan Sagiv. Le mouvement de protestation LGBTQ a d’abord été un mouvement radical ».

Il n’y a ni amertume ni engagement chez le privé d’opérette qu’est Oded Héfer, bien trop centré sur sa propre survie, à propos des gays et de ce que l’on qualifie souvent en Israël de « problème » palestinien. Mais une sorte d’exaspération, traitée par Sagiv avec une ironie féroce, sur une réalité têtue que les Israéliens ont le tort de vouloir ignorer. L’auteur Sagiv fait partie des rares qui ne l’ignorent pas, souvent pour le pire. Qu’il remonte à 1948 dans une des intrigues (dont on ne dira rien) exprime simplement que les racines du « problème » s’y trouvent peut-être. À sa comique manière, il se situe dans un courant intellectuel israélien qui approfondit, depuis quelques années, la réflexion sur la nature même de leur pays.

Un personnage antocentré et auto-ironique

Et comme auteur de polars, Sagiv va imaginer des personnages palestiniens particulièrement sexys. Dans le nouveau modèle israélien de masculinité gay, il y a une vision de « l’Arabe » aussi sexualisée que superficielle. Elle est tournée en dérision par les queers radicales. Le privé Oded se fait le porte-parole de leurs critiques, à sa façon imagée et crue. Et le centre de son monde, c’est savoir comment il va payer le loyer de son studio minable, manger le lendemain tout en mettant à jour les magots des autres. Comme le résume Sagiv, « Oded est un mixte entre une critique radicale de la société et une vision subjective et jalouse de la vie des autres. C’est un outsider, pour les gays comme pour les autres. Il est dans ses rêves dans ce monde capitaliste et libéral, il est autocentré, mais aussi auto-ironique ».

Je rencontre Yonatan Sagiv au printemps 2022 dans un élégant restaurant de Lilienblum Street, non loin des Allées Rothschild, au cœur de Tel-Aviv. Cette rue paisible mène au charmant quartier de Neve Tzedek, berceau de l’implantation sioniste à Tel-Aviv fondé en 1887, aux portes de Jaffa. On y découvre l’Eden Cinema, le plus vieux de la ville, de style Art déco. Il est à l’abandon depuis des lustres. Alentour poussent des dizaines de luxueux gratte-ciel. C’est dans cette rue que Sagiv situe la maison de retraite Quiétude, au centre du second volet d’une trilogie noire imaginée par cet écrivain de 43 ans qui a passé la majeure partie de sa vie d’adulte en dehors de Tel-Aviv, décrit avec une réjouissante férocité.

« J’ai d’abord été journaliste au Time out Tel Aviv puis à Walla, un site internet pour les jeunes, puis je suis allé à New York et à Londres travailler à mon doctorat sur Shmuel Yosef Agnon, puis enseigner ». Prix Nobel de littérature en 1966, auteur religieux et ironique, Agnon est considéré, explique Sagiv, comme le « Flaubert israélien ». Né en Galicie en 1887, parti à Berlin sous les auspices de Martin Buber, il s’établit en Palestine mandataire en 1924.

Proche et loin à la fois

Sagiv commence par écrire un roman historique, qu’il abandonne. Lecteur de romans d’Agatha Christie, de Raymond Chandler et de P. D. James, il voulait « utiliser la littérature pour explorer la société et les questions d’identité, omniprésentes ici, explique-t-il. Avec Oded Héfer, c’était important pour moi de subvertir la figure du détective, mais aussi du gay. Il y a beaucoup de conservatisme chez les homos normatifs, prenez Amir Ohana, un député de droite qui a été ministre de la justice de Nétanyahou ».

Le Tel-Aviv en toile de fond de ses livres, il le décrivait à distance, installé et écrivant à New York et à Londres. « J’ai toujours été connecté avec Tel-Aviv, avec la manière dont les gens vivaient, sortaient, s’habillaient. J’étais proche et j’étais loin, je regardais tout le temps Google Maps, suivait les réseaux sociaux ». Il va aussi scruter le langage. « Il y a un dialecte gay spécifique à Tel-Aviv et c’est assez populaire de parler de soi au féminin. Ce n’est pas du tout la langue du gay conservateur, qui ne va certainement pas parler de lui au féminin ». Cet argot queer, dont se délecte Sagiv est restitué avec astuce par le traducteur Jean-Luc Allouche, ce langage étant d’ailleurs largement sans frontières.

Au-delà de cette question réjouissante du vocabulaire, c’est bien celle de l’engagement, mais aussi de ses limites individuelles et collectives, dans un pays où les gens ont tendance à prendre la tangente, à faire l’autruche sur le capitalisme, la pauvreté, l’occupation, la surveillance numérique, que pose Sagiv. « C’est une honte que de voir que des gays n’essayent pas de créer un lien avec d’autres minorités, de lutter ensemble contre les discriminations. Mais il y a un grand confort à être accepté par la société, je suis aussi comme cela ; j’ai un partenaire, je suis marié, je veux des enfants, je suis un bourgeois, poursuit Sagiv. Je suis un complet conformiste, je ne suis pas un radical protest à me battre jour et nuit contre l’injustice et les discriminations. Oded est obsédé par l’argent parce qu’il n’en a pas, mais il est comme moi plus encore obsédé par le capitalisme ».

« L’hypocrisie de la gauche »

Et sur la Palestine, Sagiv est encore plus circonspect sur ce qu’il décrit comme des engagements de façade. « Il y a une contradiction entre être un gauchiste pro-paix et palestinien ; parfois on va à une manifestation, cela donne bonne conscience. Mais c’est beaucoup de paroles en l’air, ici on dit de la bouche au-dehors. C’est le symbole de l’hypocrisie de la gauche israélienne, de sa déconnexion totale. Ils parlent des Palestiniens, mais pas avec des Palestiniens. Moi-même, j’ai rencontré des étudiants palestiniens quand j’étais à New York. J’ai grandi près de Tel-Aviv dans une famille de classe moyenne, dans une banlieue de classe moyenne, je ne connaissais pas de Palestiniens ».

À ce sujet, un des nombreux gimmicks du privé de Sagiv porte sur l’utilisation polémique des termes « Arabes israéliens » vs « Palestiniens de l’intérieur ». C’est en Israël un débat aussi sémantique que politique. Oded ne manque pas une occasion de le rappeler, à rebours de ce que Sagiv qualifie de « gays bourgeois hétéronormaux conservateurs » — je synthétise divers termes employés au fil de notre entretien — dont les Palestiniens ont disparu des radars, sauf ceux chargés de les surveiller.

1Lire par exemple Joe R. Lansdale, Rusty Puppy, Folio noir. Hilarant et féroce.

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