Le documentaire maghrébin aux prises avec le réel

Le festival suisse « Visions du réel » (17 avril-2 mai) qui vient de s’achever a sélectionné deux documentaires qui portent sur le Maghreb avec Le Disqualifié de Hamza Ouni (mention spéciale du jury) et Nardjes A. de Karim Aïnouz. En août 2019, le Festival du film de Locarno avait primé le dernier travail de Hassen Ferhani, 143 rue du désert. Le documentaire maghrébin est plus que jamais un genre avec lequel il faut compter.

Hamza Ouni, Le Disqualifié (2020)

À partir des années 2000, les documentaires maghrébins connaissent un renouveau et des réalisateurs s’affranchissent de la nécessité, voire de l’obligation implicite de produire des films qui renverraient à un discours national unanimiste, hégémonique et galvanisant. Sans constituer à proprement parler un mouvement ou une école structurés autour de règles communes revendiquées, cette nouvelle production partage le parti pris d’une esthétique de l’immersion en plongeant les spectateurs dans une réalité qui leur est souvent cachée, contestant de ce fait le discours national et un certain regard médiatique biaisé sur la région.

Les raisons qui ont favorisé ce changement sont nombreuses. Les innovations technologiques ont facilité les conditions de tournage. Une nouvelle « génération politique » de cinéastes s’est constituée autour d’événements majeurs qui ne sont plus exclusivement liés aux indépendances et aux luttes qui y ont mené. Nul doute que la guerre civile algérienne des années 1990 a fortement secoué les imaginaires et contribué à la naissance de nouvelles cinématographies en rupture avec celles encore attachées au passé. La révolution tunisienne de 2010-2011 constitue également à n’en point douter un moment fondateur qui a insufflé de manière directe ou implicite un vent de contestation dans les cinématographies maghrébines.

Hamza Ouni, Le Disqualifié, bande-annonce — YouTube

Filmer au-delà de la révolution

Au cours des années 2000, à mesure que le régime de Zine El-Abidine Ben Ali se durcissait et s’essoufflait tout à la fois, des cinéastes tunisiens ont commencé à explorer de nouvelles pistes thématiques et esthétiques liées aux innovations technologiques, comme la caméra numérique, et se sont notamment essayés au documentaire. Se déploie ainsi, dès le début des années 2000, un travail souterrain jusque-là inenvisageable sous un régime policier. On retiendra notamment Raïs Labhar Ô capitaine des mers ») de Hichem Ben Ammar, primé en 2002 aux Journées cinématographiques de Carthage, qui revient sur la rudesse de la pêche au thon, mais aussi VHS Kahloucha (2008) de Nejib Belkhadi.

Dans ce dernier, le réalisateur suit les tribulations de Moncef Kahloucha, qui reconstitue en amateur, et avec ses propres moyens, des classiques du cinéma comme Tarzan. Tout en amorçant une réflexion sur le pouvoir de l’image et du cinéma, ce film qui a pour arrière-fond le quartier pauvre de Kazmet, dans la ville de Sousse, dresse de manière indirecte un bilan sans concession d’un régime qui a de plus en plus de mal à maintenir l’illusion d’un prétendu miracle économique et culturel.

Il n’est donc pas surprenant que la chute du régime ait donné naissance à un nombre croissant de documentaires. Alors que le pays est en pleine transformation politique et sociale, des cinéastes comme Hend Boujemaa, réalisatrice de C’était mieux demain (2012), Abdallah Yahya, auteur de Nous sommes ici (2011) et Rafik Omrani, avec Fellagas (2011) ont bien évidemment été poussés par le désir de témoigner des événements. Mais il ne s’agit pas non plus de produire seulement un discours unanimiste sur le processus révolutionnaire en cours. Alors que la colère monte à Tunis et que toutes les caméras sont braquées sur la capitale, c’est dans un camp de réfugiés à la frontière tuniso-libyenne qu’Ismaël et Youssef Chebbi, ainsi qu’Ala Eddine Slim choisissent de poser leurs caméras dans Babylon (2012).

Ismaël et Youssef Chebbi, Ala Eddine Slim, Babylon, bande-annonce — YouTube

Travail d’immersion

Après des années de dictature et de contrôle de la parole, les langues se délient donc et de nombreux réalisateurs continuent d’explorer les angles morts d’une Tunisie dont l’image a été formatée par les discours officiels et les médias nationaux et étrangers. Beaucoup de ces documentaires sont le fruit de plusieurs années de travail. Les réalisateurs sont en effet conscients d’explorer des univers marqués par l’altérité et prennent le temps nécessaire pour mieux les connaître. Ce travail d’immersion, marque de fabrique de nombreux documentaires maghrébins, invite le spectateur à une véritable expérience sensorielle et notamment auditive et prend le risque de choquer voire même d’être accusé de voyeurisme.

Hamza Ouini a par exemple mené de front les tournages de ses deux documentaires. El Gort (2014) a demandé sept années de travail. Il y suit Mohamed et Khaïri, deux travailleurs précaires dans le commerce du foin. The Disqualified (2020) tourné lui aussi à Mohammedia, petite ville au sud de Tunis où il ne se passe rien, retrace pour sa part douze années de la vie de Mehrez Taher, danseur et comédien de toute évidence plein de talent, mais accro aux jeux et à l’alcool. Nasredine Shili offre quant à lui avec Subutex (2018) un documentaire coup de poing qui filme les amours homosexuelles de deux toxicomanes vivant clandestinement dans un bain maure du quartier de Bab Jdid.

D’autres réalisateurs choisissent d’explorer les oubliés du système socio-économique avec notamment Les Voix de Kasserine (2016), documentaire dans lequel Olfa Lamloum et Michel Tabet explorent un territoire marginalisé du pays ; dans La voie normale (2018), Erige Sehiri suit les difficultés auxquelles doivent faire face les cheminots tunisiens de la voie, qu’il s’agisse des conditions de travail ou de l’insécurité sur les voies, tandis que l’excellent Maudit soit le phosphate (2012) de Sami Tlili revient sur les révoltes du bassin minier de Redeyef. Ce dernier réalise en 2019 Sur la transversale, qui retrace l’année 1978 en Tunisie, avec un bras de fer entre le régime de Habib Bourguiba et la centrale syndicale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) menée par Habib Achour. Plus conventionnel, ce documentaire qui mêle football, syndicalisme et politique a le mérite d’interroger les dernières années du règne de Bourguiba.

Sami Tlili, Maudit soit le phosphate, bande-annonce — YouTube

« Ruines récentes » et contestation en Algérie

La nature volatile du régime algérien laisse aux réalisateurs une certaine marge de manœuvre, à condition qu’ils ne s’attaquent pas directement aux intérêts économiques des responsables politiques et militaires. Cette conjoncture particulière a permis à plusieurs réalisateurs de développer des documentaires à portée contestataire dès la fin des années 1980. Merzak Allouach documente ainsi le bouillonnement démocratique de l’année 1988 à travers deux films : L’Après octobre (1988) et Femmes en mouvement (1989). On retiendra également les films d’une nouvelle génération de réalisateurs comme Karim Loualiche, Chantier A (2013) ; Lamine Ammar Khodja, Bla Cinima (2015), Nabil Djedouani et Hassen Ferhani, Afric Hôtel (2011), Hassen Ferhani, 143 rue du désert (2019), Karim Sayad, Babor Casanova (2015), Des moutons et des hommes (2017), Fayçal Hammoum, Vote Off (2017), Meriem Bouakaz Achour, Nar (2019) et bien d’autres encore. Une production substantielle pour un pays qui ne promeut ni le genre documentaire en particulier, ni l’industrie du cinéma en général.

Ces documentaires constituent de véritables manifestes pour un genre encore en développement. L’omniprésence du motif des « ruines récentes » pour reprendre une expression chère à Tariq Teguia qu’il emprunte lui-même à Lewis Baltz, permet de documenter une réalité propre au contexte politique algérien. L’abattoir d’Alger est sur le point d’être rasé lorsque Hassen Ferhani donne la parole à ses ouvriers dans le magistral Dans ma tête un rond-point. Les ruines jonchent le fleuve Mazafran que longe Abdenour Zehzah avec sa caméra dans L’Oued, l’oued. Ces ruines symbolisent les restes d’un discours nationaliste à l’agonie, face auquel cette nouvelle génération de cinéastes souhaite constituer une esthétique et un discours qui leur sont propres.

C’est le projet évident de Djamel Kerkar avec son film Atlal Ruines », 2016) dont le titre désigne une discipline poétique qui consiste à se tenir face aux ruines et à faire resurgir ses souvenirs. Ce sont donc ces « ruines récentes » que le réalisateur filme sans relâche et au sein desquelles il recueille les paroles et témoignages des habitants d’Ouled Allal, la commune ayant été très lourdement frappée par la violence pendant les années 1990.

Ces jeunes réalisateurs doivent beaucoup aux travaux fondateurs de Malek Bensmaïl et Habiba Djahnine dont les œuvres constituent un tournant majeur pour le documentaire algérien. Avec plus de dix documentaires de création réalisés depuis 1996, Malek Bensmaïl, tout en développant une esthétique exigeante, prouve à chaque documentaire que la contestation passe par la production d’images qui reflètent une Algérie invisible et marginalisée. Aliénations (2004) donne la parole à des médecins et malades de l’hôpital psychiatrique de Constantine et tente de montrer les souffrances des Algériens qui ne parviennent plus à adhérer à un discours qui exalterait une quelconque appartenance à une communauté imaginaire, solidaire et unie. La Chine est encore loin (2008) déconstruit pour sa part de manière frontale et jusque-là inédite les mythes et les discours nationalistes. Les deux documentaires ont durablement marqué les imaginaires des jeunes réalisateurs algériens.

Djamel Kerkar, Atlal, bande-annonce — YouTube

Dix ans après l’assassinat de sa sœur Nabila par des terroristes, Habiba Djahnine réalise Lettre à ma sœur (2006) et affronte courageusement les conséquences de ce traumatisme. Plusieurs de ses autres films comme Autrement citoyens (2008), Retour à la montagne (2010) et Avant de franchir la ligne d’horizon (2011), révèlent plusieurs facettes de l’activisme en Algérie et déconstruisent tout récit préconçu sur la question de la violence, de l’engagement politique et du féminisme. En l’absence d’école de cinéma dans le pays, Habiba Djahnine œuvre sans relâche depuis 2007 à la promotion du genre auprès des jeunes. Elle a mis en place des ateliers de réalisation documentaire à Bejaïa puis à Timimoune. De nombreux documentaristes prometteurs sont issus de ces formations, parmi lesquels on citera Drifa Mezner, autrice de J’ai habité l’absence deux fois (2011), Wiame Awes avec Les filles de la montagnarde (2019) et Bahia Bencheikh-El-Fegoun réalisatrice de C’est à Constantine (2008). On doit à cette dernière un documentaire prémonitoire intitulé Fragments de rêves (2017), qui prend acte du vent de contestation qui touche l’Algérie dès 2011. Le film est, aujourd’hui encore, censuré par les autorités algériennes.

Militantisme marocain

Quant au Maroc, les documentaires de création y restent longtemps quasi inexistants, comme le signale en 2017 Hicham Falah1, délégué général du Festival international du film documentaire (Fidadoc) d’Agadir : « Il y a dix ans, le documentaire était pratiquement absent de notre paysage audiovisuel. À l’exception de quelques individualités, surtout des Marocains basés à l’étranger, la pratique et la diffusion du cinéma documentaire avaient disparu au Maroc ». Cette rareté s’explique par des raisons structurelles de financement, mais aussi politiques — le royaume chérifien contrôlant de très près le discours public.

Leila Kilani avait profité de l’accession de Mohamed VI au trône pour entamer un travail documentaire sur les exactions commises pendant le règne de Hassan II, avec Nos lieux interdits (2008). Le film accompagne sur trois ans quatre familles qui ont subi la violence d’État durant « les années de plomb ». Mais le royaume revenant à davantage de contrôle de la parole, les documentaires se sont faits rares depuis. On signalera néanmoins le travail de Hind Bensari et celui de Nadir Bouhmouch qui s’inscrivent clairement dans la lignée d’un cinéma militant. Le premier documentaire de Hind Bensari, 475 : Trêve de silence, dénonce un article de loi qui stipule que le viol est puni de plusieurs années de prison, à moins que la victime épouse son agresseur. Ce film a participé au mouvement de protestation qui a fini par obtenir l’abrogation de l’article en question.

Le deuxième documentaire de Hind Bensari, We could be heroes (2018), suit quant à lui pendant plus de deux ans le parcours semé d’embuches de deux athlètes marocains qui se préparent aux Jeux paralympiques de 2016. Azzedine en revient avec une médaille d’or, mais sans le salaire promis par les autorités marocaines. Organisant un sit-in à Rabat, il finira en garde à vue, accusé d’atteinte à l’ordre public pour avoir manifesté pour ses droits. De son côté, après Timnadin N’Rif, (2017), le cinéaste Nadir Bouhmouch filme dans le fantastique Amussu (2019) le combat du village d’Imider, qui résiste pacifiquement depuis huit ans à l’exploitation de la plus grande mine d’argent sur le continent, qui détourne l’eau et assèche les terres alentour. Il s’agit pour ces deux réalisateurs de rendre compte d’inégalités sociales et territoriales et de montrer un Maroc au combat.

Nadir Bouhmouch, Amussu, bande-annonce — YouTube

Dans tous ces documentaires maghrébins, les cinéastes arpentent un espace ou un territoire et donnent entièrement la parole aux autres. Les sujets filmés se réapproprient ainsi, en partie, un destin et une appartenance citoyenne confisqués par l’autoritarisme et des politiques de développement inégales et injustes. Ce cinéma documentaire interroge par ses choix esthétiques et thématiques l’hégémonie d’un discours national jusque-là dominant, mais aussi un regard médiatique biaisé sur la région. Se dessine ainsi à travers ces œuvres une cinématographie novatrice, consciente d’être encore en chantier et inquiète de sa fragilité au sein de l’industrie du cinéma et des circuits de distribution.

1Dorothée Myriam Kellou, « La création documentaire au Maroc et en Afrique a totalement explosé. Entretien avec Hicham Falah », Le Monde, 26 juin 2018.

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