Cinéma

« Le Jeune Imam », parler d’islam sans prendre position

Avec Le Jeune Imam, le réalisateur Kim Chapiron a voulu rendre hommage aux musulmans ordinaires et donner à voir l’islam vécu et pratiqué dans les banlieues populaires de France. Cette volonté louable dans le climat actuel se trouve affaiblie par une mise en scène plate et un manque d’audace politique.

© Lyly Films — Srab Films

ll y a ce passage d’une célèbre allocution d’André Malraux à l’Assemblée qui nous ouvre la voie. Le ministre d’État chargé des affaires culturelles répond le 24 novembre 1959 aux objections du député communiste Fernand Grenier (ancien résistant et spécialiste de cinéma). Après quelques considérations d’ordre technique, l’auteur de La Condition humaine en vient au point central de son intervention, l’accusation de censure et de partialité dans l’attribution des financements portée contre son gouvernement (rappelons que la guerre d’Algérie plonge alors la France dans une crise politique continuée) :

II n’est au pouvoir de personne au monde de juger un film autrement que sur ses images. Nous devons prendre nos responsabilités, même si nous jugeons durement un film, en fonction d’exigences absolues, nous devons nous prononcer sur sa réalisation et jamais sur ses intentions »1.

Plus de 60 ans après, la question de l’intention demeure centrale. Elle est au cœur de nombre de productions cinématographiques, et plus largement artistiques2. Elle traverse Le Jeune Imam, quatrième long-métrage de Kim Chapiron, et conditionne une bonne part de sa réception.

Dans une courte scène qui fournit la clé de compréhension du problème éthique auxquels sont confrontés les personnages du film, l’ancien imam, Abdelaziz, rappelle à son jeune et ambitieux successeur, Ali (Abdulah Sissoko), le primat de l’élément intentionnel en islam :

Tu connais l’un des fondements les plus importants de l’islam : les actes ne valent que par les intentions. Dieu juge nos actions en fonction de nos intentions. Interroge ton intention.

De son côté, la critique loue de manière presque unanime l’intention du réalisateur de traiter avec calme un sujet jugé sensible, l’islam en banlieue. Et le pari de Chapiron est, d’une certaine manière, réussi. Le Jeune Imam évoque avec sérénité le quotidien de musulmans en France, les liens de solidarité qui les unissent, les problèmes et contradictions qui traversent la communauté.

Une bouffée d’oxygène dans un climat politique asphyxiant. Mais les bonnes intentions suffisent-elles à faire d’un film, un bon film ? Rien n’est moins sûr. Après tout, l’enfer cinématographique en est pavé.

La relation mère-fils au centre du film

Le film s’ouvre sur une trajectoire douloureuse commune à de nombreuses familles immigrées. Ali, adolescent turbulent, est envoyé au pays (Mali) par sa mère excédée par son comportement. Dans l’école coranique du village, il y apprend la discipline, la répétition de gestes simples, se lever à l’aube pour les ablutions et la prière, l’humilité de la vie de groupe. Le tout sous le patronage bienveillant de Cheikh Boubakar (Issaka Sawadogo).

À son retour au quartier une décennie plus tard, Ali est transfiguré. Le gamin remuant est désormais un jeune homme apaisé. Après quelques tâtonnements, son érudition et son art de la récitation (tajwid) en font l’imam désigné par une petite communauté de fidèles désireuse de faire souffler un vent nouveau sur leur mosquée. Mais grisé par le succès des vidéos de ses prêches mises en ligne, Ali brûle les étapes et se retrouve mêlé à une arnaque au pèlerinage à la Mecque.

Kim Chapiron et son coscénariste Ladj Ly (Les Misérables) se sont inspirés de la mésaventure qu’a vraiment vécue un imam en région parisienne. Mais le fil conducteur du film n’est pas tant l’intrigue liée à l’escroquerie que la relation complexe qu’entretient Ali avec sa mère (Hady Berthe). C’est le point fort du film. D’autant que le rapport mère-fils est peu investi dans ce qu’il est convenu d’appeler le cinéma de banlieue3, encore plus lorsqu’il s’agit de familles afrodescendantes.

Le Jeune Imam prend le contre-pied de l’archétype du parent immigré dépassé par le mode de vie et les aspirations de ses enfants. La mère est certes attachée aux valeurs traditionnelles, mais c’est aussi une femme de son temps, dotée d’une personnalité forte, endurcie par les épreuves, qui a élevé seule ses trois enfants après être devenue veuve. Intraitable en affaires, négociatrice habile, elle a monté son propre commerce dans le quartier.

Un traitement à plat

La relation difficile entre une mère au caractère ombrageux et un fils prêt à tout pour obtenir sa reconnaissance est l’atout majeur du film. Les scénaristes ont eu la bonne idée de mettre en avant des musulmans d’Afrique subsaharienne, qui souffrent généralement d’un défaut de représentation : invisibilisés en tant que noirs lorsqu’il est question d’islam en France, ils le sont aussi en tant que musulmans lorsqu’on évoque la condition noire dans le pays.

Pour ce drame davantage familial que social, Kim Chapiron a fait le choix de la lenteur. Une forme imposée si l’on veut donner à voir l’intime, les non-dits, les doutes. Ce rythme, calme, est mis au service d’un propos qui l’est tout autant. Nous sommes aux antipodes de l’esthétique baroque et de la mise en scène boursoufflée d’Athena, de Romain Gavras, avec qui Chapiron a fondé en 1995 la maison de production Kourtrajmé.

C’est pourtant par la mise en scène que Le Jeune Imam pèche. À trop vouloir être sobre, le film en devient plat. Qu’il s’agisse du village au Mali ou des cités de Montfermeil, les espaces sont peu exploités. Il n’y a pas un plan de cinéma dans Le Jeune Imam. Au point que le résultat final est plus proche du téléfilm (du bon téléfilm), que de l’œuvre cinématographique proprement dite.

Ce manque d’amplitude dans la réalisation fait écho non seulement au message minimaliste du film, qu’au peu d’espace existant en France pour traiter et accueillir de manière non sensationnaliste les productions qui ont pour thème l’immigration, l’islam, les banlieues. Cette forme étriquée est aussi d’une certaine manière celle de la condition musulmane en France. Une condition subie dont n’est pas comptable le réalisateur.

Plutôt La Mecque que la mairie

Dans le dossier de presse qui accompagne la sortie du film, Kim Chapiron évoque son intention première :

J’ai toujours vécu avec des gens de différentes confessions, dont des musulmans. Il y avait une grande tendresse entre nous tous. Le Jeune Imam est né de vouloir évoquer cela. Je souhaitais entre autres, filmer la religion musulmane pratiquée par une immense majorité silencieuse.

Cette volonté est louable. Mais le pari est-il tenable dans le contexte actuel ? Donner à voir la vie paisible d’une communauté de fidèles réunis autour de leur mosquée ne peut se faire qu’au prix de certaines simplifications. Le réalisateur choisit d’éviter la question institutionnelle. Les fidèles vivent en vase clos, préoccupés davantage par La Mecque que par la mairie. On ne voit presque jamais l’extérieur de la cité.

À l’exception du personnel municipal bienveillant avec qui travaille Iman (Anta Diaw), sœur d’Ali, aucune institution n’apparait. Une absence d’autant moins justifiée qu’Ali connait un succès grandissant sur les réseaux sociaux, gagne en influence, donne des conférences et attire de plus en plus de monde dans sa mosquée. Des éléments qui auraient suscité l’intérêt de certains médias et l’intervention du renseignement territorial (surtout à Montfermeil).

Ce parti pris témoigne d’une frilosité, déjà palpable dans Les Misérables de Ladj Ly. L’absence de critique sociale (qui rappelons-le est une fonction du cinéma, non un genre4) est même l’une des caractéristiques des films estampillés Kourtrajmé. Ici, la question du pouvoir se limite à celle de l’influence de l’imam sur ses ouailles. Personne ne tient jamais le moindre propos politique. Or, qui peut prétendre être musulman en France sans prendre position ?

Comme si le négatif de la figure de l’endoctriné omniprésente à l’écran (La Désintégration, Cherchez la femme, Le Jeune Ahmed…) était le musulman apolitique. Ou plutôt acritique. Car l’imam Ali prend des positions sur des sujets de société (on reconnait ici la patte consensuelle de l’islamologue Rachid Benzine, conseiller sur le film).

Ali enjoint à chaque fois aux musulmanes et musulmans d’arrondir les angles. Il estime ainsi que « le Coran n’a pas à être défendu » (référence explicite à une couverture de Charlie Hebdo), ou encore que l’arbitrage entre le port du foulard et l’emploi doit se faire en faveur de ce dernier. En toute circonstance, c’est aux personnes musulmanes de s’adapter. Avec l’idée que c’est elles qui sont responsables des problèmes liés à l’islam en France.

Derrière l’intention bienveillante du film apparait sa fonction réconciliatrice : rassurer une audience non musulmane sur le caractère inoffensif des musulmans ; réconcilier ces derniers avec la réalité sociale telle qu’elle est. Le Jeune Imam propose l’image lisse d’une communauté tenue artificiellement à distance de toute considération sociale, médiatique ou politique. Or, qui prétend aujourd’hui parler d’islam au cinéma sans prendre position ?

1Journal officiel, Débats Assemblée nationale, no. 89, 25 novembre 1959 (p. 2948).

2Sur la prolifération d’œuvres dites engagées dans le théâtre, voir Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019.

3Carole Milleliri, « Le cinéma de banlieue : un genre instable », Mise au point, no. 3, 2011.

4Franck Fischbach, La critique sociale au cinéma, Vrin, 2012

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