Exposition

Le patrimoine irakien entre amnésie et réinvention

« Bagdad mon amour » à l’Institut des cultures d’islam · À l’heure où l’Irak se cherche une nouvelle identité et un nouveau gouvernement, l’Institut des cultures d’islam (ICI) présente jusqu’au 29 juillet à Paris l’exposition « Bagdad mon amour ». Elle révèle un pan méconnu de la culture du pays, ou comment le patrimoine local a nourri la production artistique malgré les vicissitudes de l’histoire nationale.

« Shorja Street, Bagdad, 1960 » (détail).
© Latif Al-Ani
Courtesy Ruya Foundation

En guise de fil rouge, le commissaire de l’exposition Morad Montazami a choisi les collections du musée de Bagdad, devenu tristement célèbre en avril 2003 lors de son pillage. Créé en 1921 par le Royaume-Uni alors puissance mandataire en Irak, il a été une source d’inspiration pour les artistes des avant-gardes, en raison de la richesse de ses collections qui couvraient toutes les périodes historiques depuis la plus haute Antiquité. Ce musée a également été instrumentalisé par les différents pouvoirs qui y voyaient un moyen de fédérer le peuple irakien autour de symboles culturels forts. Mais les collections contenaient aussi des œuvres modernes des années 1950 à 1990, méconnues en dehors de l’Irak, et c’est ce qui intéresse Morad Montazami.

Car l’Irak a vécu dès les années 1930 une renaissance artistique et architecturale moderniste, comme le prouve le pavillon irakien de l’Exposition universelle de Paris en 1937 : style mésopotamien ancien et style abbasside médiéval s’y mêlaient harmonieusement, rappelle l’historien de l’art Ahmed Naji. Il précise que « dès la création de l’État irakien, la modernité et le passé étaient imbriqués dans le pays et à Bagdad », une caractéristique durable dans l’histoire culturelle irakienne.

Un mouvement moderniste

Sous l’impulsion de Jewad Selim, le mouvement moderniste prend son envol au début des années 1950 avec la création du Bagdad Modern Art Group, dont de nombreuses archives sont présentées dans l’exposition. Inspiré par l’art mésopotamien qu’il côtoie au musée de Bagdad où il travaille, Selim invente progressivement une synthèse esthétique et formelle, pour créer un art moderne proprement irakien : les œuvres exposées à l’ICI montrent l’emploi de symboles mésopotamiens comme les triangles inversés, et de symboles islamiques comme le croissant qui deviendra son emblème. Ahmed Naji signale à ce propos que « le croissant est un motif et un symbole à portée universelle en plus d’être mésopotamien (lié à la déesse Ishtar) et islamique ». Le tableau de Selim représentant la mosquée de Koufa, dont l’original a disparu et qui est reproduit dans l’exposition par son épouse Lorna, résume cette synthèse artistique et culturelle où les symboles jouent sur leur polysémie. L’influence des avant-gardes européennes se fait également sentir, puisque Selim avait séjourné en France et en Italie dans les années 1930 : le modernisme irakien n’évoluait pas en vase clos.

Œuvres de Michael Rakowitz, Ali Assaf, Julien Audebert, Dia Azzawi
© Ici, crédit photo Marc Domage

Jewad Selim est décédé prématurément en 1961 alors qu’il achevait la construction du monument de la liberté sur la place Tahrir de Bagdad, présent dans l’exposition sous la forme d’une grande photographie d’archive. Il n’a donc pas vu l’épanouissement du modernisme irakien. Son monument destiné à célébrer la nouvelle République d’Irak de 1958 avait été accaparé par le régime du général Kassem, qui souhaitait l’utiliser pour sa propagande, et les tensions avec le pouvoir ont eu raison de la santé de l’artiste. Bien qu’abîmé par les combats de rue des années 2000, le monument est encore en place à Bagdad, et il a même inspiré d’autres monuments officiels, dans un esprit de copie plus que de réinterprétation ; il fait partie du patrimoine national.

Dans les années 1970 et 1980 le modernisme se développe dans les arts graphiques, notamment à travers les affiches et posters de Dia Al-Azzawi. Des affiches qui annonçaient les salons artistiques et les foires commerciales de Bagdad, alors capitale économique et culturelle du Proche-Orient.

Saddam Hussein a largement contribué à l’enrichissement des collections d’art moderne en construisant des musées et surtout le Saddam Art Center en 1986, mais il a toujours cherché à créer un art officiel : au Saddam Art Center ce sont surtout des portraits du président qui étaient exposés, souvent dans la veine du réalisme soviétique. Ces œuvres sont présentées à travers des vidéos et un diaporama, seules traces qui subsistent après les destructions de 2003. Car selon Naji, les collections d’art moderne comptaient en 2003 environ 8 000 œuvres réparties sur différents sites, et il n’en reste aujourd’hui que quelques dizaines encore intactes ; elles demeurent donc invisibles en dehors de quelques rares archives, et c’est tout un pan de l’histoire de l’art irakien qui a disparu.

Le mouvement moderniste irakien a de plus été durablement endommagé par l’exil de nombre d’artistes opposés au régime de Saddam Hussein, notamment les communistes, et d’ailleurs dans l’exposition la plupart des œuvres sont produites par des artistes de la diaspora. Difficile dans ces conditions d’évaluer l’importance du modernisme dans la construction d’une identité irakienne post-monarchique, et Naji s’interroge aussi sur les relations des artistes avec le pouvoir : « Jusqu’où ces artistes ont-ils été des cobayes d’une nouvelle identité irakienne moderne ? »

Un musée au cœur des enjeux patrimoniaux

Le musée national de Bagdad incarne à sa manière une partie de l’identité irakienne, car tous les pouvoirs l’ont mis en valeur et utilisé à des fins de propagande politique. Son pillage en avril 2003 a constitué un événement mondial, mais sa sur-médiatisation a en partie occulté les enjeux patrimoniaux. Les médias ont diffusé des images de l’extérieur du musée, mais peu d’images de l’intérieur ont circulé, ce qui a nourri les hypothèses les plus invraisemblables. Seule l’archéologue Joanne Farchakh-Bajjali a pu photographier les salles du musée juste après le pillage. Les visiteurs voient les dégâts matériels, les sculptures renversées, les vitrines cassées, et des salles désertes. Encore une fois, on constate que pour un événement traumatique il subsiste peu d’images « contemporaines », comme les qualifie Montazami, et que les archives sont lacunaires.

Des chiffres fantaisistes ont rapidement circulé à propos du pillage : au final ce sont environ 15 000 objets qui ont disparu, dont plusieurs centaines ont ensuite été récupérés par diverses voies. Comment représenter ce désastre culturel autrement que par les chiffres ? Montazami a choisi de se baser sur le catalogue des collections du musée publié à la fin des années 1970, un ouvrage « collector » dont il reste peu d’exemplaires. Il a en effet servi de point de départ aux conservateurs pour faire une première liste des objets volés. Le graphisme moderne et soigné du catalogue et l’exhaustivité du contenu prouvent l’importance que le pouvoir attachait à cette recension du patrimoine. Des pages sont reproduites, ainsi qu’une immense photographie de la salle des bas-reliefs assyriens : la scénographie innovante du musée reprend vie à travers ces images.

L’artiste américain Michael Rakowitz recompose depuis une dizaine d’années les objets volés au musée en 2003, à partir de données collectées par une université américaine. D’origine irakienne, il essaye à sa manière de combler les béances du patrimoine de son pays. Il reproduit à l’échelle 1 les objets du musée, à partir de matériaux recyclés, en les accompagnant de citations d’archéologues ou de politiciens américains. Selon Montazami, cette œuvre au long cours constitue « un musée sans murs », puisque les copies sont amenées à voyager et qu’elles remplacent en quelque sorte les objets disparus.

« The invisible ennemy should not exist »
© Michael Rakowitz, crédit photo Nick Ash

Un autre musée sans murs s’affiche dans l’exposition à travers les photos de l’Irakien Latif Al-Ani, qui s’est vu proposer une commande du pouvoir au milieu des années 1960. Il s’agissait de photographier les sites archéologiques les plus célèbres et de documenter les travaux de modernisation du pays. Ici aussi l’ancien et le moderne se trouvent liés : derrière l’aspect documentaire des tirages émerge un regard d’artiste sur le territoire irakien. Une œuvre oubliée après l’abandon par Al-Ani de la photographie à la fin des années 1960. Le régime baasiste avait apparemment essayé de détourner ces tirages pour en faire des instruments de propagande. Toujours les liens complexes entre pouvoir, patrimoine et promotion culturelle. C’est ce même pouvoir qui dans les années 1990 fermait les yeux sur le trafic d’antiquités volées, et cautionnait les fouilles clandestines sur de nombreux sites photographiés par Al-Ani. Le patrimoine sert donc de variable d’ajustement.

L’épineuse question des archives

Si dans les années qui ont suivi le pillage du musée de nombreux objets ont été rendus aux autorités, il n’en reste pas moins que l’événement illustre une constante dans l’histoire de l’Irak, à savoir l’absence dramatique d’archives. Outre la mise à sac de certaines administrations en avril 2003, les multiples conflits et les changements de régime ont durablement amputé le pays de son passé. Ahmed Naji rappelle à ce sujet que dans son enfance dans les années 1980, « les manuels d’histoire étaient réimprimés quasiment chaque année » pour réécrire l’histoire officielle. Mais dès 1958 le grand récit national se trouvait modifié, puisqu’il signale que le pavillon irakien de l’exposition universelle de 1937 à Paris « était volontairement omis de l’histoire nationale irakienne après le coup d’État ».

C’est bien la question des archives qui inspire le travail de Ala Younis, lorsqu’elle interprète un projet de stade commandé à Le Corbusier en 1957 : elle manipule des documents plus ou moins réels pour faire émerger les contradictions inhérentes au projet. Car le stade ne voit le jour à Bagdad que plusieurs années après le décès de l’architecte, sa structure est modifiée, il n’est inauguré qu’en 1980 par Saddam Hussein et il est aujourd’hui abandonné. Entre-temps il a changé de nom plusieurs fois et servi à des compétitions sportives variées auxquelles participait parfois le président lui-même. Il en sortait évidemment vainqueur, comme le rappellent des photos que Younis a compilées. Un bâtiment censé devenir un emblème du modernisme architectural international se retrouve donc comme une coquille vide.

« Plan for greater Baghdad »
© Ala Younis, crédit photo Alessandra Chemollo ; courtesy La Biennale di Venezia

L’exposition évoque un autre bâtiment fantôme : celui commandé à l’architecte Rifat Chadirji par Saddam Hussein en 1982 pour héberger le conseil des ministres. L’artiste Mehdi Moutashar participait au projet en tant que représentant du modernisme de deuxième génération ; il a proposé pour les décors des motifs géométriques inspirés de l’art islamique classique. Le bâtiment n’est jamais sorti de terre, et le site a sans doute été bombardé en 2003 selon Moutashar qui avoue n’avoir conservé « quasiment aucune archive du projet à part des dessins préparatoires » qui sont exposés à l’ICI. L’histoire irakienne est ainsi remplie de monuments fantômes et d’archives disparues.

L’exposition se clôt sur la situation de Mossoul, documentée depuis juin 2014 par le blog Mosul Eye d’Omar Mohammed. À l’arrivée de l’organisation de l’État islamique (OEI) dans la ville, cet historien de l’art ressent la nécessité de témoigner au jour le jour des événements sur place, sous couvert d’anonymat, pour contrer l’effacement d’une partie du patrimoine et de l’histoire locale. Il présente à l’ICI une installation d’où les œuvres sont absentes ; elles sont simplement représentées par des cartels et des cadres vides qui disent l’invisibilité de l’art en temps de guerre. En parallèle à ces œuvres manquantes, des cartes postales des années 1980 présentent les sites archéologiques les plus endommagés par l’OEI, des cartes distribuées à l’époque par le pouvoir baasiste à des fins de promotion culturelle. Mohammed s’intéresse aujourd’hui aux projets de reconstruction à Mossoul, mais « sans attendre grand-chose du gouvernement central ou des autorités locales », avoue-t-il. Il milite pour des initiatives citoyennes, afin que les habitants se réapproprient leur patrimoine.

« Bagdad mon amour » fonctionne comme une collection muséale fictive destinée à combler les lacunes de l’histoire culturelle de l’Irak. Après des décennies de conflits internes et externes, le pays peut sans doute puiser dans cette histoire une inspiration pour construire une identité contemporaine.

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