France-Algérie, deux siècles d’histoire

Les balles du 14 juillet 1953, un massacre oublié

Le 14 juillet 1953, les nationalistes algériens du MTLD de Messali Hadj se sont joints aux organisations politiques et syndicales de la gauche française pour la manifestation traditionnelle. Mais la police parisienne tire dans la foule, sept personnes sont tuées et une centaines blessées. Ce massacre sera le déclic du déclenchement de la guerre d’indépendance le 1er novembre 1954. Daniel Kupferstein fait revivre l’histoire de ce carnage oublié, d’abord par un livre puis par un documentaire qui sera projeté le 30 juin et le 1er juillet prochains à Paris.

En 1953, le monde est entré dans l’ère de la confrontation Est-Ouest pour le partage du monde : d’un côté, les États-Unis et les grandes puissances occidentales (France et Royaume-Uni), de l’autre, l’URSS et les « démocraties populaires ». C’est aussi le temps des décolonisations, et l’empire colonial français craque de partout : Vietnam, Madagascar, Cameroun, Maroc, Tunisie, sans parler de l’Algérie et des massacres du 8 mai 1945 dans le Nord-Constantinois.

En France, la gauche politique et syndicale est surtout focalisée autour de la guerre d’Indochine et contre les États-Unis1 et plusieurs militants et dirigeants communistes ou cégétistes sont arrêtés et inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État », comme le soldat Henri Martin2.

La police protège l’extrême droite

Peu de gens le savent, mais pendant longtemps les organisations politiques et syndicales de la gauche française ont défilé le 14 juillet depuis 1935. Ces défilés faisaient partie des traditions ouvrières au même titre que le 1er mai. Ils étaient autorisés et à partir de 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien (PPA) — interdit depuis 1939 —, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français. `

La manifestation démarre place de la Bastille à Paris, et on peut y voir d’anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine de France, l’Union des étudiants communistes et de l’Union des femmes françaises (UFF). La CGT suit avec ses différentes fédérations syndicales (cheminots, métallurgie…), puis viennent les organisations de la banlieue parisienne. On voit aussi des bonnets phrygiens, des Marianne qui font des rondes, des fanfares républicaines. Une tribune avec un grand nombre de personnalités politiques de gauche est placée à l’arrivée, place de la Nation. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! » Enfin, en queue du défilé viennent les Algériens du MTLD. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un petit groupe d’une vingtaine de militants d’extrême droite cherche à les provoquer et à les frapper. Très rapidement, ils se retrouvent encerclés par le service d’ordre de la CGT et des Algériens. La police va alors intervenir, mais pour les protéger et non les arrêter.

Passé cet accrochage, les militants du MTLD poursuivent leur défilé. Ils sont très organisés en six groupes, précédés chacun d’un numéro désignant leurs différents secteurs. Au total, ils sont entre 6 000 et 8 000, soit plus d’un tiers de la totalité des manifestants (15 000 à 20 000). Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj, et sont encadrés par un service d’ordre repérable à ses brassards verts. Quelques drapeaux algériens apparaissent ici et là. Ils sont très applaudis sur le parcours et scandent leurs propres mots d’ordre réclamant l’égalité entre Français et Algériens et la libération de Messali Hadj, qui se trouve en résidence surveillée depuis plus d’un an.

Arrivé place de la Nation, le premier cortège des Algériens passe devant la tribune officielle où il est applaudi, et commence à se disloquer. Un orage éclate au moment où les policiers chargent pour enlever les drapeaux, portraits et banderoles du MTLD. Le brigadier-chef Marius Schmitt3 dira plus tard : « Selon les ordres reçus, nous avons essayé de dégager la place et de fragmenter le groupe de manifestants ». Pour le gardien de la paix Henri Choquart : « C’est un inspecteur principal adjoint qui a donné l’ordre. Il s’agissait de disperser un cortège de Nord-Africains qui criaient et portaient des banderoles ou pancartes. » Et le gardien Pierre Gourgues : « Suivant les ordres reçus, nous nous sommes emparés des banderoles et, brusquement, à partir des rangs situés à l’arrière de la colonne de manifestants, nous furent jetés toutes sortes de projectiles ».

« Les caniveaux étaient rouges »

Selon de nombreux manifestants, l’affrontement s’est déroulé en plusieurs temps. Premier temps, les policiers chargent matraque à la main, mais les Algériens ne se laissent pas faire. Ils utilisent des barrières en bois qui servent à un marché et se défendent comme ils peuvent. D’autres vont chercher des bouteilles et des verres qu’ils trouvent sur les terrasses des cafés et les lancent sur les forces de l’ordre… Les policiers en nombre inférieur sortent alors leurs armes et tirent une première fois dans la foule. Malgré ces premiers morts, les Algériens avancent toujours et les policiers pris de panique reculent et se retirent derrière leurs cars en attendant les secours. Pendant ce temps-là, un fourgon et une voiture de police sont incendiés. Puis, selon plusieurs témoins, deux policiers seraient restés à terre. Soixante ans après, le gardien de la paix Robert Rodier le confirme :

Nous, on allait repartir dans les cars. Mais quelqu’un a dit : “Attention ! Vous laissez deux gars là-haut !” Alors on a fait demi-tour et on est repartis pour aller les ramener. Alors là, […] je voyais les collègues qui tenaient leurs pétards à l’horizontale. Ce n’étaient pas des coups de feu en l’air pour faire peur. […] C’étaient des coups de pétard avec le revolver à l’horizontale. Et les gars arrivaient, le premier rang tombait, et ça revenait derrière. Les caniveaux étaient rouges, ouais ! Ça, je m’en souviendrai toujours. Et ça tirait ! Deux cent dix douilles sur le terrain. […] Moi aussi, j’ai tiré, mais ça, je ne le disais pas4.

Les affrontements les plus violents ont lieu entre les carrefours du boulevard de Charonne et du boulevard de Picpus, et de chaque côté de l’avenue du Trône et du cours de Vincennes. Puis, une véritable chasse à l’homme est organisée dans tout le quartier. Il y a de nombreux blessés, tabassés par la police. On relèvera sept morts (six Algériens et un Français qui voulaient s’interposer entre les policiers et les Algériens). Le climat politique et le racisme à l’œuvre dans la police parisienne mènent à ce massacre. Conclusion de l’historien Emmanuel Blanchard :

Il est important de rappeler que si cet événement est alors inédit du point de vue parisien, il est d’une certaine façon courant de longue date aux colonies. Mais ce qui est peu commun, c’est que cela se passe à Paris, un 14 juillet, sur la place de la Nation.

Les sept victimes du 14 juillet 1953

➞ Abdallah Bacha (25 ans), né en 1928 à Agbadou (Algérie). Atteint d’une balle dans la région dorsale qui est ressortie à la base du cou, il est décédé à 18 h à l’Hôtel-Dieu ;
➞ Larbi Daoui (27 ans), né en 1926 à Aïn Sefra (Algérie). La balle, que l’on n’a pas retrouvée, est entrée par le sternum et a traversé le cœur. Décédé à 18 h 30 à l’hôpital Tenon. Il habitait à Saint-Dié (Vosges), où il était manœuvre et domestique ;
➞ Abdelkader Draris (32 ans), né en 1921 à Djebala (Algérie). Il a été atteint d’une balle dans la région temporale gauche, qui est ressortie par la tempe droite. Décédé à 18 h à l’hôpital Saint-Louis, il travaillait chez Chausson ;
➞ Mouhoub Illoul (20 ans), né en 1933 à Oued Amizour (Algérie). La balle est entrée dans le sourcil gauche jusqu’à la boîte crânienne puis est ressortie. Décédé à 20 h 30 à l’hôpital Saint-Louis, il habitait et travaillait comme ouvrier du bâtiment au centre de formation de Saint-Priest (Rhône) ;
➞ Maurice Lurot (41 ans), né en 1912 à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes). La balle est entrée dans la poitrine au niveau du sternum et a traversé le poumon et le thorax. Décédé à l’hôpital Saint-Louis, il était ouvrier métallurgiste à Paris ;
➞ Tahar Madjène (26 ans), né en 1927 au douar Harbil (Algérie). Frappé d’une balle sous la clavicule gauche qui lui a perforé le cœur et les poumons, il est décédé à 17 h 40 à l’hôpital Tenon ;
➞ Amar Tadjadit (26 ans), né en 1927 au douar Flissen (Algérie). Il a reçu une balle qui a atteint le cerveau dans la région frontale gauche. Il présentait, en plus, de nombreuses traces de violences au niveau de la face. Décédé à 20 h à l’hôpital Saint-Louis.

Tandis que les balles sifflent encore sur place de la Nation, les secours s’organisent. Beaucoup d’Algériens préfèrent se soigner chez eux, ils craignent de se faire arrêter à l’hôpital. Les hôpitaux les plus proches sont pleins, un formidable mouvement de solidarité envers les blessés s’organise. On fait la queue (surtout chez des gens de gauche) pour les voir, leur parler et les réconforter. On leur apporte des fruits, des légumes, des cadeaux…

Une « émeute communiste »

Le traitement de l’information est diamétralement différent dans les journaux. D’un côté, la presse anticommuniste reprend la version policière de l’émeute algérienne. Scénario que l’on retrouve dans Le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré, France-Soir, ou de façon atténuée dans Le Monde, quotidien qui va évoluer au fil des jours. Exemple de L’Aurore qui titre en une : « Ce 14 juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste ». Sous-titre : « 2 000 Nord-Africains attaquent sauvagement la police ». Les articles de deux journaux de gauche (Libération et L’Humanité) rétablissent la vérité. Mais l’information va progressivement disparaître de la une à partir du 24 juillet.

En Algérie, il y aura quelques arrêts de travail, mais peu de débrayages. Le 21 juillet 1953, un hommage est rendu à la Mosquée de Paris devant les cercueils des victimes algériennes recouverts du drapeau algérien. Le soir, un important meeting de protestation est organisé au Cirque d’hiver à Paris et le 22 juillet, c’est le jour des obsèques du militant CGT Maurice Lurot à la Maison des métallos, rue Jean-Pierre Timbaud (Paris 11e). Le drapeau algérien recouvre ceux des victimes algériennes et le drapeau rouge celui de Maurice Lurot. Dans l’après-midi, c’est le départ des convois funéraires des victimes algériennes jusqu’à Marseille pour les ramener en Algérie. Ensuite, une foule estimée à plusieurs milliers de personnes accompagne à pied le cercueil de Maurice Lurot jusqu’au cimetière du Père-Lachaise. En fait, les autorités françaises ont très peur du rapatriement des corps en Algérie, car la tuerie du 14 juillet a un grand retentissement. C’est surtout le quotidien de la gauche algérienne, Alger républicain, proche du Parti communiste algérien (PCA)et dirigé par Henri Alleg qui donne le plus d’écho à cet événement. Des grèves éclatent, des débrayages ont lieu et un large comité de soutien aux familles des victimes se constitue avec des représentants du MTLD, du PCA, et de toutes les forces progressistes du pays. La foule se presse devant le port d’Alger et se recueille devant les cercueils. Puis les convois funéraires prennent les directions de leurs villages.

Les mensonges des policiers et de la justice

Évidemment, le soir même du drame, la hiérarchie policière et le gouvernement ont entrepris une vaste opération que l’on peut résumer à un véritable « mensonge d’État ». Pour eux, ce sont les Algériens qui étaient agressifs et qui ont même tiré sur les forces de l’ordre d’où leur conclusion de « légitime défense ». Ainsi dans les archives de la police ou du juge d’instruction, l’unanimisme des affirmations des représentants des forces de l’ordre est pour le moins troublant, car ils seront 55 à avoir, sans aucune preuve, « entendu des coups de feu qui venaient du côté des manifestants ou du côté de la place de la Nation », là où se trouvaient les Algériens.

La fabrication du mensonge d’État s’est aussi illustrée par la façon dont le juge Guy Baurès a sélectionné les déclarations des policiers pour rendre ses conclusions de non-lieu. En effet, lorsqu’on regarde de plus près les dépositions mensongères des policiers, on remarque dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d’instruction a relevées. Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, le juge va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu’accablantes pour la police.

L’autre grand mensonge d’État concerne l’analyse des balles et la récupération des douilles. On sait qu’au moins une soixantaine de balles ont été tirées (les 50 blessés par balle et les 7 tués). Or le dossier d’instruction ne fait état que de 17 douilles ramassées place de la Nation : une véritable anomalie. Or l’analyse des balles n’a été faite que sur les armes des 8 policiers qui ont affirmé avoir tiré. Soixante ans après, Robert Rodier qui reconnaît avoir alors tiré sur les Algériens confirme qu’il ne l’a jamais dit lors de l’enquête judiciaire : « Moi je sais que j’avais deux chargeurs de dix cartouches, il en est parti neuf. Et c’était à l’horizontale. » Et il confirme la manipulation :

C’est les gars en civil de notre service qui ont ramassé les douilles ! … C’est pour cela que l’on nous avait convoqués au Grand Palais un jour, et on nous a dit : “Ici vous pouvez parler. Vous pouvez dire ce que vous voulez.” Mais il fallait la mettre en veilleuse après !

André Brandého est encore plus précis sur cette question :

Mais les balles… Les gars allaient en chercher chez Gastinne-Renette, avenue Franklin-Roosevelt, là où il y avait une armurerie [pour mettre des neuves dans leur chargeur] ; j’ai un collègue qui a pris une boîte complète pour remplacer celles qu’il avait tirées.

Dans les archives du département de la Seine, j’ai pu identifier, à partir des archives accessibles, 47 manifestants blessés par les tirs policiers du 14 juillet 1953. Deux autres blessés par balle, et hospitalisés à l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e) : Vasvekiazan (tête) et Cyprien Duchausson (main) sont également mentionnés dans L’Algérie libre, le journal du MTLD (numéro spécial du 29 juillet 1953), mais je n’ai retrouvé aucune trace de leur hospitalisation. Cela dit, il y a eu certainement d’autres blessés par balle, comme Mohamed Zalegh, qui n’est pas allé à l’hôpital, mais m’a déclaré en 2012 : « La bagarre a commencé quand ils ont voulu prendre le portrait de Messali. Moi, j’ai été touché là ! Au derrière par une cartouche. Cela brûle la veste, la peau ».

À tous ces blessés par balle, il faut bien entendu ajouter les nombreux blessés à coups de matraque.

« La suite, c’est le déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954 »

La hiérarchie policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après le 14 juillet. Un premier, les compagnies d’intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne.

L’autre corps qui est créé dès le 20 juillet est la “Brigade des agressions et violences” (BAV). Qui se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.

Enfin, une autre conséquence, très surprenante, de cette manifestation est donnée par l’historienne Danielle Tartakowsky :

À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968. Il n’y aura plus de défilés du 1er Mai à Paris, mais seulement des rassemblements, souvent dans le bois de Vincennes… Et ce sera aussi le dernier défilé populaire du 14 juillet à Paris.

Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. En effet, il faut savoir qu’en 1953, le MTLD était déjà en crise. Le conflit entre Messali Hadj et le comité central du mouvement avait pris un tournant dès le congrès d’avril 1953, quand de nouveaux statuts limitant les pouvoirs du président avaient été adoptés. L’été 1954 verra la création de deux congrès du MTLD, les uns excluant les autres. Dans cette situation, Mohamed Boudiaf et 5 autres militants nationalistes contactent les anciens de l’Organisation spéciale (OS), organisation paramilitaire du PPA pour créer le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Officiellement pour unir le parti, mais surtout pour passer à la lutte armée. Cette décision amena à la « réunion des 22 » militants du PPA qui fixera au 1er novembre 1954 le déclenchement de la libération nationale avec la création du FLN. Finalement, la répression aveugle en plein Paris du 14 juillet 1953 sonne à la fois comme un prélude et un déclic à une véritable lutte armée guerre totale. Indiscutablement, comme l’affirment certains témoins de cette répression aveugle, on peut dire que ce 14 juillet 1953, ont été tirés les premiers coups de feu de la guerre d’Algérie.

Un drame effacé des mémoires

En dehors d’une banderole du MTLD dépliée le 1er mai 1954 au bois de Vincennes, d’une minute de silence observée à la mémoire des victimes lors du congrès « messaliste » du MTLD en juillet 1954, d’un article dans Liberté, organe du PCA et d’un très bon reportage dans le mensuel du Secours populaire (La Défense, juillet-août 1954), on peut dire que dès l’été 1953, le drame du 14 juillet est quasiment oublié. En Algérie, la division du mouvement nationaliste et surtout la guerre d’Algérie (avec ses milliers de morts) auront vite recouvert cette tuerie. Et puis, le nouveau pouvoir issu de la révolution de 1962 — dirigé par Ahmed Ben Bella puis par Houari Boumediene après son coup d’État de 1965 — a cultivé un certain « patriotisme sélectif », au détriment de la vérité historique.

Honorer des gens qui défilaient derrière le portrait de Messali Hadj, qualifié pendant longtemps de « traître à la révolution », était impensable pour ce nouvel État au parti unique. Ces six victimes algériennes n’ont jamais été reconnues par le pouvoir comme martyrs de la révolution et aucune indemnité n’a été versée aux familles jusqu’à aujourd’hui.

En France, le drame du 14 juillet 1953 a lui aussi disparu très tôt de la mémoire collective. De plus, pour l’ensemble des Français, l’intérêt pour les événements internationaux se focalise non pas sur l’Algérie, mais sur la guerre en Indochine (commencée en 1946). Cela dit, un autre facteur a favorisé l’effacement mémoriel de l’événement, comme l’explique l’historienne Danielle Tartakowsky : quelques mois avant le 14 juillet, le PCF, par la voix de Maurice Thorez, avait décidé d’abandonner la ligne dure d’affrontement « classe contre classe » pour revenir à une union de la gauche et de toutes les forces démocratiques. La grève d’août 1953 sera dans la droite ligne de cette nouvelle stratégie, avec un recentrage sur des problèmes salariaux et syndicaux. Cette manifestation du 14 juillet vient donc perturber la nouvelle orientation.

L’histoire de France ne veut pas se souvenir ni même retenir ces morts algériens, comme ce fut le cas pour ceux du 17 octobre 1961, contrairement à la répression au métro Charonne de la manifestation du 8 février 1962 : des écoles, des stades, des rues portent les noms des victimes. Là, rien… Cette forme de différentialisme fondé sur le « eux et nous » puise sa source dans un patriotisme ethnocentré, loin des valeurs universelles. Il y a aura pourtant en France, comme en Algérie un timide retour de la mémoire à partir des années 1980-1990, mais surtout dans les années 2000 avec le chapitre du livre de Danielle Tartakowsky sur Les Manifestations de rue en France, 1918-1968 (éditions de la Sorbonne, 1997), et le premier livre sur ce drame écrit par Maurice Rajsfus, 1953. Un 14 juillet sanglant (Viénot, 2003 ; éditions du Détour, 2021) et enfin, plusieurs chapitres très documentés du livre d’Emmanuel Blanchard La Police parisienne et les Algériens (1944-1962) (Nouveau Monde, 2011). En Algérie, on peut quand même signaler un hommage rendu à Amar Tadjadit dans son village à Tifra en 2006 et une journée d’étude sur Larbi Daoui à Tiout en 2009.

Ce massacre doit être reconnu comme crime d’État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962. Une première étape importante de cette réhabilitation a déjà eu lieu le 6 juillet 2017. La mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet Oulaldj, président du groupe communiste, a organisé la pose d’une plaque commémorative place de la Nation à la mémoire des victimes de cette répression du 14 juillet 1953. Depuis, avec la Ligue des droits de l’homme, la mairie du 12e arrondissement de Paris et différentes associations et partis, chaque année une commémoration et un bal populaire sont organisés place de la Nation pour perpétuer cette mémoire.

Illustration : manifestation du 14 juillet 1953, le défilé des travailleurs algériens (archives de la CGT).

1NDLR. Manifestation violente à Paris le 28 mai 1952 lors de la venue dans la capitale française du général Matthew Ridgway, commandant les troupes de l’OTAN en Corée.

2NDLR. Militant du Parti communiste français (PCF), alors marin, Henri Martin est envoyé en Indochine française, en 1945. Il y assiste au bombardement de Haiphong par la marine française, le 23 novembre 1946. De retour en France, il commence un travail de propagande à l’arsenal de Toulon et distribue des tracts invitant les marins à réclamer la cessation des hostilités en Indochine. Il est arrêté par la police militaire le 14 mars 1950, jugé et condamné par le tribunal maritime de Brest, le 20 octobre de la même année, à cinq ans de réclusion pour propagande hostile à la guerre d’Indochine.

3Tous les témoignages des policiers cités ici figurent dans Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris (La Découverte, 2017). Ils sont extraits du dossier d’instruction sur le 14 juillet 1953 consultées par l’auteur aux Archives de Paris

4Témoignage figurant dans le film  Les balles du 14 juillet 1953.

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