S’assimiler dans un pays tenaillé par les préjugés antisémites, mais qui pourtant, le premier en Europe, leur a reconnu des droits et un statut, ou préserver une identité sociale et religieuse spécifique ? Depuis la Révolution française, l’histoire politique des juifs en France illustre cette forme de trompe-l’œil qu’est l’universalisme français. Généreux et progressiste en apparence, menaçant et intolérant dans la pratique. Le sujet étant explosif dans une France qui n’aime guère se remettre en cause, où d’innombrables polémistes dissertent à qui mieux mieux sur le « communautarisme » qui menacerait son glorieux modèle universel — mais enfin, voyons ! La patrie des droits « de l’homme » ! —, seul un observateur étranger pouvait se risquer à le creuser. En l’occurrence, l’Américain Maurice Samuels, professeur à Yale, spécialiste de littérature française et observateur avisé de l’antisémitisme. Philosophie, littérature, théâtre, cinéma, rien ne lui échappe, et il écrit non sans humour, ce qui rend la lecture de son important essai, Le droit à la différence. L’universalisme français et les juifs, particulièrement agréable.
En effet, Maurice Samuels va appuyer son étude savante, mais jamais absconse sur un certain nombre de personnalités mythiques de notre histoire, incarnant les unes et les autres le judaïsme à la française et sa confrontation avec notre modèle universaliste, ou pour le dire plus simplement, républicain. Une hirondelle ne fait certes pas le printemps, mais la France n’a pas toujours rayonné pour ses juifs. Napoléon Bonaparte le premier tenta de les remettre à leur place, jugeant que la Révolution avait été beaucoup trop gentille avec eux, et leur reprochant de former « une nation dans la nation ». Il entretient cependant le dialogue avec les notables juifs et les rabbins à partir de 1807, pour « trouver une nouvelle définition de l’identité juive dans le monde moderne ».
« Une répugnance pour le particulier »
Maurice Samuels va analyser plus deux siècles de « débats », car l’injure raciste et antisémite sans autre forme de procès n’est pas la discussion. Et quand bien même il y aurait procès, comme pour ce pauvre capitaine Dreyfus, il sera biaisé et fondé sur des mensonges, provoquant la plus grande bataille politico-judiciaire de notre histoire. L’auteur pose la question qui tenaille aujourd’hui encore la France : notre modèle d’universalisme, dans lequel certains voient la base de leur laïcité supposée intransigeante ne serait-il pas « congénitalement hostile aux différences minoritaires », Maurice Samuels évoquant dans sa préface « une répugnance pour le particulier » ? L’auteur va y répondre dans un exercice subtil de critique des « universalistes durs », comme Alain Finkielkraut, et de ceux qui ne voient dans « notre » universalisme qu’un« paravent à un schéma colonial ou néocolonial tenace ».
Il rappelle d’abord que la France de 1789, dont la population est de 28 millions d’habitants, ne compte que 40 000 juifs, pour les trois quarts d’entre eux des ashkénazes pauvres et semi-ruraux résidant en Alsace et en Lorraine, où de nombreux villages conservent les traces de ce passé juif évanoui. Paris n’abrite alors que 500 à 800 juifs. Il faudra de nombreux mouvements migratoires d’Europe centrale pour que Paris devienne une ville comptant une communauté juive d’environ 200 000 personnes à la veille de la seconde guerre mondiale, sur 300 000 juifs au total en France, soit 0,75 % de la population totale du pays, ce qui est modeste. Même avec l’arrivée de personnes venues du Maghreb dans les années 1950-1960, les juifs représentent aujourd’hui moins de 1 % de la population globale.
« Plus heureux et plus utiles en France »
Le pacte noué entre la minuscule minorité juive et la Révolution s’illustre par cette phrase prononcée par Stanislas de Clermont-Tonnerre en décembre 1789 et restée fameuse : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus ». Comme le remarque avec une pointe d’ironie Maurice Samuels, « la messe était dite : pour les révolutionnaires, égalité signifiait homogénéité ». La loyauté à la République naissante devait passer devant tout droit à la différence, l’auteur évoquant par exemple l’usage des langues locales, brocardées à l’époque. Le débat porte à la fois sur la pratique de la religion juive, entre ceux qui veulent l’éradiquer et ceux qui au contraire veulent l’assimiler dans le paysage, et sur le statut même des juifs en France. En somme, ils doivent s’intégrer à la France chrétienne, mais ont aussi le droit, comme citoyens, d’être « plus heureux et plus utiles en France », comme l’observe un texte de l’académie de Metz en 1787, juste avant la Révolution.
Le bonheur d’être Français, on croirait entendre du François Mitterrand des années 1970, mais on est aussi à rebours des discours actuels sur les minorités, dominés par la stigmatisation. L’universalisme français est né d’une idée d’ouverture, ambiguë certes, avec une Église tapie dans l’ombre, affaiblie par la Révolution, foncièrement antisémite. Il s’est transformé, au fur et à mesure de l’affaiblissement des catholiques, en religion laïque finalement aussi peu inclusive que tolérante. Ainsi dévoyée, la vocation universelle de la France s’est fermée au droit à la différence pour les juifs d’abord, pour les musulmans aujourd’hui.
Rachel et « le cantique de la synagogue »
Pour illustrer sa thèse, Samuels va décortiquer, en bon historien des sociétés, le rôle de deux personnalités particulières : Rachel Félix, dite « Rachel », star de la scène théâtrale au XIXe siècle et Jean-Paul Sartre, vedette des tréteaux intellectuels au XXe siècle, qui vont connaitre la gloire, mais aussi l’insulte et l’opprobre.
À l’âge d’à peine seize ans, Rachel bouleverse en 1839 un public qui accourt en masse à la Comédie française pour l’acclamer dans le rôle d’Esther, par ailleurs une héroïne juive de Racine. En dépit de l’engouement qu’elle provoque, la jeune actrice va également être la cible de campagnes antisémites constantes. Pouvait-on interpréter Racine comme « un cantique de synagogue » ? C’est une époque où la population juive de Paris augmente, et Rachel n’est pas la seule personnalité d’origine juive à occuper le devant de la scène. Ainsi Fromental Halévy vient de monter, en 1835, un opéra à succès, La Juive. C’est aussi un moment où s’affirment les polémistes antisémites, publiés par la presse parisienne sans aucune difficulté.
La question alors posée à propos de Rachel portera sur sa capacité, en tant que juive, à incarner l’universalisme français. D’une certaine manière, explique Samuels, on va reprocher à Rachel de faire « oublier » qu’elle est juive. Grande tragédienne peut être, usurpatrice française certainement… On ira jusqu’à dénier à son père le droit de se faire appeler Jacques plutôt que Jacob, pointant ainsi cette volonté de « dissimulation » qui serait propre aux juifs selon les antisémites et contradictoire avec l’assimilation voulue par le modèle universaliste à la française. Renoncer à tout, et pas seulement masquer son prénom. Rachel mourut de la tuberculose en 1858, à 36 ans, à la fois adulée et cible de campagnes antisémites nauséabondes qui préfigurèrent celles de l’affaire Dreyfus.
Les points aveugles d’Émile Zola
Samuels se penche aussi sur les figures des juifs pour Théophile Gautier ou plus tard le cinéaste Jean Renoir, et s’attarde longuement sur Émile Zola. Grand défenseur du capitaine Dreyfus, l’écrivain populaire avait compris, écrit l’auteur, que l’antisémitisme fanatique menaçait les « principes d’égalité et de justice revendiqués par l’universalisme français ». Et pourtant, « en le lisant », en particulier son roman L’Argent ou son essai La Vérité, Samuels explique que Zola reprenait à son compte un certain nombre de préjugés antisémites, et considérait que l’assimilation des juifs à la nation française devait « gommer leurs différences ». Il ne s’agit pas pour l’auteur de disqualifier « son combat héroïque »,, mais de montrer que dans l’esprit de Zola, « une république sans juifs formalise le rêve universaliste d’une nation de citoyens sans qualité, affranchis de toute différence aux yeux de la loi comme aux yeux de chacun ». Zola pose ainsi la base d’une forme de laïcité radicale, toujours prégnante dans le « débat » public aujourd’hui.
Enfin, Maurice Samuels revient longuement sur Jean-Paul Sartre et ses Réflexions sur la question juive, publiées en 1946, sans aucun doute la première critique d’ampleur de l’antisémitisme, mais aussi de l’universalisme à la française. Sartre pose la question de savoir, écrit Samuels, si, pour les juifs,« l’admission dans la société française » ne conduisait pas à « l’effacement » de leur spécificité. C’est le point qu’Emmanuel Lévinas soulève également dans un texte inspiré par Les Réflexions de Sartre dans son petit essai, Être juif, paru en 1947.
Sartre va être le premier à critiquer l’universalisme « de gauche » qui consiste finalement à étouffer les minorités plutôt qu’à leur tendre les bras. Ses lecteurs juifs, considère non sans raison Samuels, vont trouver dans son essai une « validation de leur droit à la différence ». Mais Sartre pousse sa critique du « démocrate » qui « manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels. Il s’ensuit que sa défense du juif sauve le juif en tant qu’homme, mais l’anéantit en tant que juif ». Samuels va certes pointer les contradictions de Sartre, à qui l’on reprochera plus tard de tolérer en les décryptant des préjugés antisémites, mais sa critique de l’universalisme français reste très pertinente.
Samuels montre que l’universalisme français, qui se voulait un modèle d’intégration des minorités, s’avère le cadre de l’intolérance, voire du racisme qui ravage une partie des élites françaises et de son système médiatique. Du Figaro à France 2 pour aboutit à CNews, il a ainsi lancé Éric Zemmour, qui combat farouchement le droit à la différence au nom d’un universalisme faisandé. Comme le conclut Samuels, il est temps « d’inverser le mouvement du balancier ».
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