Cinéma

Les matins blêmes d’un village arabe israélien

À l’issue d’un mariage sans entrain, des convives se retrouvent coincés dans un village soudainement placé sous blocus par l’armée israélienne. Le nouveau film d’Eran Kolirin, Et il y eut un matin est une métaphore sur le sort des Palestiniens sous occupation, mais sa force, la chronique des lâchetés humaines, est aussi sa faiblesse.

Sami et Mira, un couple de Palestiniens israéliens, reviennent avec leur fils Adam dans le village natal de Sami, quelque part dans le nord d’Israël, pour le mariage du frère de Sami. Beau quadra élégant, Sami travaille à Jérusalem pour une compagnie israélienne dont il est le directeur du développement. C’est le premier Arabe à intégrer le comité de direction de son entreprise, et il en est très fier. Ce mariage est une sorte de parenthèses dans sa vie pleine de faux-semblants, entre son père qui s’acharne à bâtir une vaste maison pour toute sa famille où Sami n’a nulle intention de vivre, son épouse qu’il néglige, sa maîtresse juive qu’il a laissée à Jérusalem, ses amis de jeunesse restés au village dont le sort l’indiffère.

Dans Et il y eut un matin, le nouveau film du réalisateur israélien Eran Kolirin, notamment remarqué en 2007 pour La visite de la fanfare, le malaise s’installe d’emblée. Quelque chose cloche dans cette fête, dans cette famille, dans ce village. Première tache, les « Dafaouis » (Palestiniens non israéliens) – c’est ainsi qu’on qualifie les sans-papiers des territoires occupés et de Gaza qui travaillent en Israël — chargés de construire la maison familiale ne sont pas conviés à la noce. Le père se cache, le fils chipe des friandises en cuisine. Deuxième tache, la vingtaine de colombes censées s’envoler pour célébrer l’union refusent obstinément de quitter leur cage.

Un blocus sans raison apparente

La fête s’étiole et il est temps pour Mira, Sami et Adam de rentrer à Jérusalem dans la nuit. Mais à la sortie du village, un barrage militaire israélien les en empêche. Pour une raison inconnue, le bourg a été placé sous blocus par l’armée, coupé du monde, les communications téléphoniques et Internet sont brouillés, l’électricité fait défaut, l’alimentation n’arrive plus et il faut gérer les maigres ressources des petites épiceries.

Pour certains des habitants, dont le propre beau-frère de Sami, un conseiller municipal, et un de ses amis d’enfance à la tête d’une sorte de milice locale, les responsables de l’état de siège sont les Dafaouis, ces maudits sans-papiers qui en quelque sorte ramènent la Palestine au premier plan. Pendant que l’armée israélienne resserre son étau en construisant un mur autour du village, ils vont les traquer pour les livrer aux militaires. Abed, un autre ami d’enfance de Sami, chauffeur de taxi malheureux en amour, se rebelle et entraîne Sami pour organiser une manif aux cris de « Honte aux collaborateurs de l’occupation ».

Est-ce ainsi que les Palestiniens vivent ?1 pourrait être le sous-titre du film de Kolirin. On peut y voir une plongée dans un monde d’absurdité, et effectivement ce blocus, incarné à l’écran par un soldat pacifiste qui joue d’une guitare siglée peace and love et roupille au checkpoint, semble sans queue ni tête. Sami est le fil rouge du film, et on finit par avoir l’impression comme lui, entre résignation et colère, que tout cela ne finira jamais, l’occupation, la discrimination, le piétinement des droits sociaux. Mais Il y eut un matin n’est pas qu’un conte comme son titre pourrait laisser le croire. Car les dégâts de l’occupation et de sa bureaucratie militaire produisent aussi de la lâcheté, de la puanteur, de l’incompréhension générale dont on ne dévoilera pas ici les étapes et les mécanismes. Pourtant ils sont bien le cœur du film de Kolirin, à la fois poignant et mélancolique.

Picorer la réalité

Mais ce qui fait la force du film contient aussi ses faiblesses, sans doute en raison du choix du réalisateur de prendre les choses de biais. Les fragmentations de la société palestinienne, entre citoyens israéliens et populations sous occupation, les statuts différents que cela induit, et qui sont par ailleurs au cœur du débat sur la question de l’apartheid, restent diffuses dans le film de Kolirin, alors qu’elles traversent le livre éponyme de Sayed Kashua, le grand romancier palestinien, dont il est tiré.

En pointant les faiblesses des Palestiniens, en rejetant Israël dans un lointain brouillard, au-delà du checkpoint et du mur qui isole le village, le film de Kolirin est comme les colombes que l’on retrouve dans différentes séquences. Il ne décolle pas, comme si picorer la réalité à l’image des oiseaux picorant des graines lui suffisait. Pauvres Palestiniens certes, mais une partie de ses victimes sont aussi des coupables. La faiblesse humaine, quelle que soit hélas sa réalité, ne fait certes pas la force collective, mais cela est tout sauf nouveau.

Financement franco-israélien, réalisateur israélien, casting palestinien d’ailleurs remarquable, Il y eut un matin incarne aussi les contradictions de tout un secteur culturel qui, pour évoquer le titre d’un autre roman de Kashua2, ne sait plus sur quel pied danser. Un film inspirant certes, mais qui montre les limites d’une réflexion aujourd’hui largement sous le tapis. La place de la production culturelle dans un pays sous occupation, qui était au cœur du dernier film de Nadav Lapid, Le genou d’Ahed, ne fait pas débat. Ce n’est certes pas le sujet, mais on ne peut s’empêcher d’y penser. Un Israélien met ici en scène des Palestiniens, certes non sans talent, mais aussi avec une forme de vanité, en soi discutable.

1Allusion aux dernières strophes du poème de Louis Aragon, « Bierstube Magie allemande » (Le Roman inachevé, 1956) mis en chanson sous le titre « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » par Léo Ferré.

2Les Arabes dansent aussi, 2002.

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