C’est une plongée originale dans le monde mystérieux des services secrets que propose la série télévisée Le Bureau des légendes récemment diffusée sur la chaine Canal+. Réalisme froid, sobriété dans le jeu des acteurs mais aussi dans les décors, très peu d’actions spectaculaires et de « pan-pan-boum-boum » habituellement propres au genre. De fait, on est loin de l’univers techno-paranoïaque de 24 heures chrono ou de celui, tout aussi oppressant, des complots à tiroirs de Homeland.
Réalisé par Eric Rochant, déjà auteur de la série Mafiosa ou du film Les Patriotes, qui raconte l’itinéraire d’un jeune Français dans les services secrets israéliens, Le Bureau des légendes a pour cadre une unité particulière (et fictive ?) de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). C’est en son sein que sont imaginées, fabriquées et gérées les fausses identités, autrement dit les légendes, d’espions envoyés à l’étranger dans le but bien précis d’identifier et de signaler les personnalités locales susceptibles d’être approchées et retournées afin qu’elles « travaillent » avec les services secrets français. Le porteur de la légende, campé dans la série par le très convaincant Mathieu Kassovitz (mais aussi par Sara Giraudeau qui joue le rôle d’une porteuse de légende en formation) n’a pas d’autre mission que cette identification, car il n’agit pas directement du recrutement même s’il est sur le terrain. En cela, il s’agit d’un personnage atypique, différent des habituels informateurs ou analystes.
Guerre civile syrienne, dossier du nucléaire iranien, menaces terroristes au Sahel, djihadisme : la matière qui façonne la série s’inspire d’événements internationaux connus. À cela s’ajoute ce qui pourrait être qualifié de chronique ordinaire d’une vie au bureau : les agents ont leur coin déjeuner et leurs conversations banales devant la machine à café, certains travaillent en open space et le burn out, ou épuisement professionnel — thème qui fait actuellement la Une des médias français — guette tout le monde ou presque. Sur le plan géographique, la série se passe essentiellement à Paris, notamment au siège de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), mais quelques scènes se déroulent aussi à Damas, à Alger ou dans le Sahara.
Au-delà des différentes intrigues entremêlées, notamment le jeu du chat et de la souris entre Malotru, le personnage joué par Kassovitz et les services secrets syriens (appuyés par le Service fédéral de sécurité, le FSB russe, cela va sans dire), un aspect particulier de cette fiction intéresse les téléspectateurs attentifs à l’actualité du monde arabe et, plus particulièrement, de l’Algérie. Cela concerne la manière dont le « bureau des légendes » essaie de retrouver l’un de ses agents ayant disparu à Alger. L’occasion pour la série de dresser un intéressant portrait du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’héritier de la toute-puissante Sécurité militaire algérienne.
Que disent donc Eric Rochant et ses scénaristes du DRS ? D’abord, qu’il s’agit d’une structure efficace, opaque, très professionnelle mais, au final, bien connue par la DGSE. L’un des points intéressants de cette fiction est de montrer que les deux services se fréquentent et qu’ils ont des rencontres régulières à haut niveau. Ainsi, la scène où les représentants des deux parties se retrouvent face à face dans une salle de réunion est excellente dans la mesure où elle arrive à restituer ce que sont souvent les relations entre Algériens et Français. De la proximité, bien sûr, une certaine complicité même, des sous-entendus historiques, des allusions très bien comprises de part et d’autre mais aussi de la méfiance et de la crispation.
La trame autour du sort de l’agent français enlevé et des efforts déployés pour le récupérer permet aussi à Eric Rochant, visiblement bien « briefé », d’illustrer nombre de spécificités attribuées au DRS. L’un de ses chefs, un général en civil comme il sied à tout responsable du DRS, apparaît ainsi d’une dureté redoutable et d’un cynisme total. À Alger, les spectateurs branchés sur la chaine câblée se sont amusés via les réseaux sociaux à repérer son alter ego dans la vie réelle. Le général Mohamed Mediene alias Toufik, grand patron des services algériens ? Ou alors son bras droit, le général-major Othmane Tartag (littéralement « l’explosif ») alias Bachir ? Qu’importe, car le message essentiel délivré par la série est que le DRS peut se livrer sans hésiter à de vrais coups tordus. On n’en dira pas plus pour ne pas déflorer la série. Mais c’est une thèse qui fait écho aux graves accusations portées à l’encontre de l’armée algérienne dans les années 1990 et que résume l’expression « qui tue qui ? »1 — comprendre : qui est le véritable commanditaire des attentats et massacres contre les populations civiles ? Ou bien encore : qui a intérêt à faire porter le chapeau à l’armée algérienne pour disculper le sinistre Groupe islamique armé (GIA) ?
Cette mise en cause, même indirecte et réalisée pour les besoins d’une fiction, n’a pas échappé aux Algériens. Dans un article bien plus équilibré que ne le laisse penser son titre « Une série française tente d’ébranler le DRS », le journaliste Kamel Abdelhamid du site impact24.info affirme que Le Bureau des légendes cite de vrais noms de responsables du DRS (ces derniers, comme leurs chefs, ont recours à des alias sous forme de prénoms), ce qui constituerait une tentative de déstabilisation. De manière plus objective, le journaliste dresse aussi une liste des incohérences de la série. L’une d’elles est effectivement de taille. En effet, on imagine mal qu’une opération militaire française puisse se dérouler dans le Sahara algérien non loin de la ville de Tindouf (sud-ouest), cette zone étant l’une des plus militarisées de la région en raison de sa proximité avec la frontière marocaine et celle de l’ex-Sahara occidental.
L’auteur de ces lignes recommande de visionner cette première saison, ne serait-ce qu’en raison de ses clins d’œil à l’univers décrit naguère par John Le Carré. On pense entre autres aux personnages principaux de L’Espion qui venait du froid ou du Tailleur de Panama, autrement dit des hommes seuls face à l’adversité et engagés dans une incessante fuite en avant en raison de leurs mensonges. On relèvera néanmoins une critique qui peut paraître superflue, mais qui compte pour des productions disposant visiblement d’un budget conséquent. Il est en effet bien désagréable pour un spectateur algérien de regarder une fiction censée se dérouler dans son pays être tournée au Maroc ou ailleurs sans qu’aucun effort ne soit consenti pour faire au moins semblant que cela se passe vraiment à Alger (plaques d’immatriculations, plaques de rues, enseignes de magasins…). Cela vaut aussi pour certains — pas tous, heureusement — dialogues en arabe. Que dirait-on, en effet, si dans une série américaine, des personnages censés être Français venaient à s’exprimer dans la langue de Molière avec un fort accent québécois ?
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1En Algérie, cette question désigne les interrogations au sujet des véritables auteurs des actes terroristes commis durant la « décennie noire ». À l’époque, des voix se sont élevées pour douter de la version officielle qui imputait ces violences sanglantes aux groupes islamistes armés. L’armée et ses services de sécurité ont ainsi été accusés d’être impliqués dans les attentats et les massacres contre les populations civiles. Ces mises ont cause ont été vivement critiquées par les opposants aux islamistes de l’ex-Front islamique du salut (FIS) et par les soutiens du pouvoir algérien. Pour eux, les doutes autour de la culpabilité du sinistre Groupe islamique armé (GIA) n’étaient en rien fondés. Du coup, affirmer que quelqu’un (ou une série télévisée) est adepte du « qui tue qui ? » laisse entendre qu’il est prompt à disculper les islamistes armés et à injustement accuser l’armée.