Histoire

« Les Seigneurs de la terre »

Israël, cinquante ans d’occupation · Depuis 1967 et la fin de la guerre des six jours, la colonisation israélienne des territoires occupés est passée de quelques initiatives messianiques isolées que les gouvernements travaillistes d’avant 1977 ont laissé faire à une politique qui vise clairement à empêcher la création d’un État palestinien. Les Seigneurs de la terre, publié en traduction française en 2013 propose pour la première fois une mise en perspective de l’histoire des colonies juives en Cisjordanie et à Gaza, de leur influence sur la politique israélienne et de leur rôle dans le conflit israélo-palestinien.

Moshe Levinger et Hanan Porat, dirigeants de Goush Emounim, à Sebastia (nord de Naplouse).
Moshe Milner/Archives de presse du gouvernement israélien, 8 décembre 1975.

Fin septembre 1967, à l’approche du nouvel an juif, un petit convoi mené par un beau jeune homme aux yeux brillants quitta la communauté coopérative religieuse de Nehalim, au centre d’Israël, pour se rendre dans le bloc Etzion, dans le sud de la Cisjordanie.

Ainsi débute – presque comme un conte — le premier chapitre du récit de quarante années de colonisation des territoires occupés, entre la fin de la guerre dite « des six jours » de 1967 et 2004, année de la proposition du plan de « désengagement » de la bande de Gaza.

Paru pour la première fois en hébreu en 20041 , Les Seigneurs de la terre a été écrit durant la seconde Intifada : un « bourbier humain, moral, social, militaire et politique » qui a incité les auteurs à en donner une vision rétrospective. Le livre, premier du genre, a été écrit à l’origine pour les Israéliens. Il leur révèle et leur raconte par le menu un aspect occulté de leur histoire nationale, selon deux fils entrelacés : d’un côté, l’épopée du mouvement de colonisation, engagé dans une « mission sacrée » et de l’autre, principalement l’histoire de l’abdication des institutions étatiques face à ce zèle colonisateur qui a fait irruption dès juin 1967, c’est-à-dire dès le début de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza.

Idith Zertal, élève d’Hannah Arendt, appartient au courant des « nouveaux historiens israéliens » qui ont démythifié l’histoire de l’État d’Israël. Avec le journaliste Akiva Eldar, elle décortique la chronologie de l’influence des colons au sein de l’appareil d’État, retraçant les figures dominantes des premiers groupes qui ont prétendu incarner l’avant-garde rédemptrice du peuple juif, mobilisant le mythe du pionnier — courageux, affrontant un environnement hostile, transfiguré par sa foi — et celui du peuple élu, propriétaire éternel du « Grand Israël ».

Au-delà du travail historique, la thèse, ou plutôt la vision des auteurs est résumée dans la préface de l’édition française de 2013 : « Soixante-cinq ans après sa fondation, Israël est un État occupé par son occupation et par ses propres colons juifs. » Cette « prise d’otage » est centrale dans leur démonstration. Elle se sera faite peu à peu, et les gouvernements successifs l’auront à tout le moins permise dans un premier temps, puis encouragée à partir de 1977, au prix de violations répétées de la loi israélienne et d’un affaiblissement de facto de la démocratie. La politique menée par Benyamin Nétanyahou, après celles de Moshe Dayan, de Shimon Pérès, d’Ehoud Barak ou d’Ariel Sharon, évoquée dans la même préface, en est une sorte de perversion ultime illustrée, en 2012, par un rapport « délirant » rédigé par une commission ad hoc qui affirmait qu’il n’ y avait pas d’occupation et que toutes les colonies étaient légales.

La colonisation commence quelques semaines à peine après la guerre de 1967, dans l’euphorie de la victoire israélienne où les gouvernements travaillistes, mais également des artistes et des intellectuels de gauche se laissent peu ou prou séduire par l’idée du « Grand Israël ». D’autres étapes seront importantes, comme l’installation du Goush Emounim (le « Bloc de la foi ») en 1975 près de Naplouse, soutenue par Shimon Pérès ou la « prise » du quartier historique d’Hébron en 1969. Et un tournant s’opère en 1977, lorsque le Likoud gagne les élections législatives : à partir de ce moment, la colonisation devient explicitement, avec le premier ministre Menahem Begin aidé par Ariel Sharon, une arme pour empêcher la création d’un État palestinien et torpiller toutes les négociations en ce sens.

Deux événements majeurs de l’histoire non encore écrite de la colonisation au moment de la première édition en hébreu forment le dernier chapitre de l’édition française : le retrait unilatéral de Gaza orchestré par Ariel Sharon en 2005 et le début de la construction de la « barrière de séparation » en Cisjordanie, dès 2006. Le retrait de Gaza a mis en évidence ce moment-charnière où s’affrontent le concept (rationnel) d’État d’Israël, c’est-à-dire l’entité politique fondée en 1948 et celui d’ Eretz Yisrael, qui incarne les fantasmes identitaires millénaristes. Les colons auront vécu comme un replay de l’hourban habayit, la destruction du Temple, ce qui était présenté comme un début de processus de décolonisation. Ce n’était ni l’un ni l’autre, bien évidemment, précisent les auteurs : « en sacrifiant la poignée de colonies indéfendables de la bande de Gaza, [Ariel Sharon] se donnait les moyens de gagner la campagne, bien plus déterminante, pour le contrôle de la Cisjordanie et des colonies qu’il y avait lui-même implantées. » L’édification du mur en Cisjordanie débute immédiatement après, parallèlement à la construction de nouveaux logements2, processus ininterrompu depuis.

Trois générations plus tard, 550 000 Israéliens habitent dans les territoires palestiniens. La deuxième génération est devenue une nouvelle élite incontournable, très présente dans les institutions et parmi les cadres de l’armée. La politique de colonisation de Benyamin Nétanyahou vise plus que jamais à empêcher la création d’un État palestinien dans une Cisjordanie totalement noyautée et grignotée par le mur.

« Par une chaude journée du début du mois de mai 2013, alors que les Américains tentaient une fois de plus, sans trop y croire, de ranimer les négociations de paix au Moyen-Orient, nous longions de nouveau en voiture, comme tant de fois par le passé, le mur de séparation à Jérusalem-est (…) Le mur crée des points d’aveuglement, d’invisibilité, comme s’il concrétisait l’aveuglement de l’occupant quant aux conséquences de ses actes, mais il incarne aussi des sphères de lucidité et de lutte commune des Palestiniens et des Juifs israéliens. »

C’est sur cette image que la préface boucle – provisoirement — le récit de la colonisation israélienne en terres occupées, non sans évoquer la possibilité d’une troisième Intifada peut-être en train de s’éveiller, « quelque part dans les territoires, dans des villages anonymes ou reculés, ou dans des salles d’université. »

  • Idith Zertal, Akiva Eldar, Les seigneurs de la terre. Histoire de la colonisation israélienne des territoires occupés, Seuil, 2013. - 490 p., 25 euros.
    Traduit de l’anglais (américain) par Charlotte Nordmann

1Sous le titre הארץ אדונ Adonei Haaretz »), Kineeret Zmora-Bitan. Une version anglaise a été publiée en 2007 : Lords of the Land. The War over Israel’s settlements in the Occupied Territories, 1967-2007, Nation Books.

2Pour la seule année 2005, la construction de 1166 logements a été lancée en Cisjordanie et, à la fin de 2006, il y avait 270 000 colons auxquels il convient d’ajouter les 220 000 établis à Jérusalem-Est.

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