En 1988, le conflit qui oppose la république islamique d’Iran et la république d’Irak entre dans sa huitième année. Les deux États sont exsangues. Pourtant, un an plus tôt, dans un ultime sursaut belliciste, Saddam Hussein, considéré comme un rempart contre l’islamisme par l’Occident et l’URSS qui lui fournissent des armes, a confié à son cousin Ali Hassan Al-Majid, dit Ali le chimique, le soin de « régler la question kurde ». Violant le droit international, en particulier la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), Al-Majid va s’employer à noyer sous des pluies d’obus au gaz moutarde les populations des villages kurdes des provinces de Souleimaniyé, d’Erbil et de la vallée de Jafati.
Dans son ouvrage Un génocide oublié. La voix brisée du peuple kurde, la journaliste Béatrice Dillies revient sur cette tragédie à travers une enquête de terrain jalonnée de faits documentés rapportés par des témoins et des combattants peshmergas1, accompagnée d’un appareil critique et de cartes.
Le précédent arménien
Béatrice Dillies raconte comment Al-Majid va autoriser des « munitions spéciales » sur Halabja et Khurmal. Un bassin de population de 55 000 personnes qui, initialement, ne faisait pas partie de ces « zones interdites » où toute forme de vie devait être éradiquée dans le cadre d’une solution définitive de la question kurde actée en juin 1987 par le décret 4008. En quelques heures, l’opération menée ajoute 5 000 morts et 10 000 blessés au bilan de l’opération Anfal. Une action dévastatrice qui a fait au total 182 000 morts en un peu plus de six mois. La visée génocidaire d’un tel massacre ne fait aucun doute, les Irakiens s’inspirant de la façon dont les Jeunes-Turcs du Comité union et progrès (CUP) avaient tenté, en 1915, de faire disparaître la population arménienne de l’ex-empire ottoman.
Bien que le protocole de Genève de 1925 interdise l’usage de ce type d’armes, Ali Hassan al-Majid se vante le 26 mai 1987 devant les responsables du parti Baas : « Je ne les attaquerai pas (les Kurdes) avec des armes chimiques juste un jour, je continuerai de les attaquer pendant quinze jours ». Ni les États-Unis, ni l’Union soviétique, ni la France, ni l’Organisation des Nations unies (ONU) n’ont cru bon d’élever la moindre protestation au printemps 1987 lors des prémices de l’opération Anfal, ni lors de son déploiement à grande échelle l’année suivante. La Cour pénale internationale (CPI) n’a pu se prononcer dès lors qu’elle peut seulement juger les crimes commis après sa création en 2002.
Comme protagoniste principale de son récit, Béatrice Dillies a choisi Snur, Kurde de 25 ans, victime de l’attaque chimique alors qu’elle était bébé, et qui a toutes les peines à articuler correctement à cause de ses cordes vocales abîmées par les gaz. Grâce à un dispositif original, la journaliste nous introduit à l’intérieur du foyer familial de la jeune femme. Un lieu d’échanges sur les causes de son traumatisme, où les mots « fuir », « se cacher » mais aussi « lutter » reviennent comme des leitmotivs avant de nous embarquer dans sa mémoire et celle de ses proches.
Une remémoration faite d’événements douloureux, où la peur, la faim, l’incompréhension et le désespoir s’entremêlent. Des vies marquées à jamais quand, par ce jour d’août 1988 à 22 heures, les premiers MiG-23 de fabrication soviétique sont apparus dans le ciel et ont largué leur cargaison létale, répandant sur les villageois l’odeur de pomme caractéristique des bombes chimiques.
Afin d’inscrire ces crimes de guerre dans le temps, en mêlant habilement dialogues entre survivants et récits de péripéties, l’enquêtrice nous ramène en septembre 1969 à Surya, tout au nord du pays. À l’époque, les militaires irakiens ont assassiné 39 personnes, dont vingt-cinq chrétiens et quatorze musulmans. Les corps ont été prestement enterrés dans des fosses communes, faute de temps, pour donner à chacun une sépulture digne dans la crainte du retour de l’armée. Un épisode parmi d’autres qui prouve, s’il en est besoin, que la vindicte du parti Baas contre les Kurdes revendiquant l’autonomie de leur territoire n’a pas attendu la guerre Irak-Iran pour se manifester.
L’enjeu du pétrole
Autre mise en perspective de l’opération Anfal proposée par Béatrice Dillies, l’évocation des déportations de populations kurdes entre 1969 et 1982, destinées à arabiser leurs terres. En particulier en 1972, au moment où le pouvoir baasiste prend la mesure des richesses pétrolières que recèle le sous-sol du gouvernorat de Kirkouk. Dès lors, toute promesse de régler pacifiquement la question de la place des Kurdes et de leur singularité ethnique et culturelle dans la République est abolie. Eux qui représentaient 64 % de la population de cette région en 1957, ne seront plus que 37 % vingt ans après.
Dans le cadre de son panorama, l’autrice revient aussi sur un autre épisode dramatique qui s’est déroulé en 2014 : la tentative d’ethnocide des Yézidis2, vivant pour la plupart dans les monts Sinjar et considérés comme des apostats par les djihadistes de Daech. Le projet des terroristes n’a échoué que grâce à une intervention conjuguée de membres des YPJ (Unités de protection de la femme, une organisation militaire kurde syrienne composée exclusivement de femmes), du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de peshmergas yézidis. À l’issue de combats acharnés, les membres alliés sont parvenus à sauver des hommes de l’extermination et des femmes de l’esclavage sexuel. En tout, 6417 femmes et enfants avaient été kidnappés lors des premiers jours de l’attaque durant lesquels près de 1 300 Yézidis ont été tués.
Snur a beaucoup appris en écoutant Béatrice Dillies lui raconter l’histoire de son peuple. Dans un Kurdistan irakien autonome traversé de tensions, elle espère malgré tout que sa vie ressemblera à celle de n’importe quelle jeune femme indépendante. Peut-être qu’un jour, en solidarité avec ses soeurs de tous les Kurdistan, elle reprendra elle aussi le slogan kurde « Femme, Vie, Liberté ».
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