Économie

Les tribulations d’un manager français en Algérie

On sait peu de choses du fonctionnement de l’économie « réelle » algérienne. Pendant quelques années, Luc Callebat a dirigé à Alger la filiale du cimentier Lafarge. Il décrit l’opacité d’un système économique où les décisions se prennent hors des circuits officiels.

Lafarge Algérie

Il est rare qu’un chef d’entreprise prenne la plume pour relater un épisode de sa vie professionnelle. C’est même exceptionnel en Algérie où les témoins y rechignent plus qu’ailleurs. Luc Callebat, à la tête d’une filiale de Lafarge, géant du ciment dans le monde, accepte il y a une dizaine d’années d’en gérer une autre de l’autre côté de la Méditerranée. Une progression de carrière prometteuse : le ciment est un produit stratégique dans une Algérie en plein boom démographique, en proie à une urbanisation spectaculaire et à une crise du logement aiguë.

Lafarge Algérie est le plus gros investissement français sur place. L’entreprise détient deux usines qui fournissent un bon tiers du marché, occupe près de 3 000 salariés et autant de sous-traitants dans les carrières et les sablières. Il nous raconte ses quatre années algériennes, ses doutes, ses peurs, ses espoirs et ses déceptions.

Les cadres égyptiens chassés du pays

Début 2010, Callebat débarque à Alger et se trouve aux prises avec un incroyable chaos. Les cadres égyptiens — 150 ingénieurs et techniciens — ont quitté le pays quelques mois auparavant, pourchassés par une foule chauffée à blanc qui ne pardonnait pas l’accueil tumultueux du Caire à leur équipe nationale vainqueur de l’équipe égyptienne pour les qualifications à la Coupe du Monde de football.

Avec le régime, les relations sont polaires. Abdelaziz Bouteflika, à l’époque président de la République, ne parvient pas à oublier le raid boursier sous son nez (8,8 milliards de dollars, soit 7,48 milliards d’euros) sur les actions de Naguib Sawiris, un richissime homme d’affaires égyptien propriétaire d’Orascom Construction, une multinationale établie dans une demi-douzaine de pays d’Europe, d’Afrique et d’Asie — dont l’Algérie. Les brimades s’enchainent dans un désordre parfait : annulation de l’octroi d’un gisement calcaire voisin du projet de nouvelle cimenterie qui tombe à l’eau, inculpation de commerciaux pour « corruption », interdiction de l’usage du nom de la société, Lafarge. Alger se tire même une balle dans le pied en interdisant à un étranger d’être majoritaire au capital d’une entreprise. La règle des 51/49 % privera pratiquement le pays d’investissement extérieur pendant dix ans, jusqu’à sa semi-abolition en 2020.

Des manipulations lucratives

Le diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), grande école de commerce parisienne, en perd son latin, d’autant qu’en interne l’incompréhension est complète. Le personnel, les clients, les fournisseurs sont pour lui des énigmes grandeur nature. Qui est derrière les grèves et les revendications démesurées qui se multiplient ? Qui tire profit de la commercialisation du ciment ? Qui sélectionne l’acheteur d’un billet anonyme qu’il s’empresse de revendre au plus offrant sur le parking de la cimenterie ? Pourquoi un ministre d’État français intervient-il en faveur d’une ménagère algérienne habitant les Hauts Plateaux dont la commande est parfaitement frauduleuse ? Les manipulations autour du ciment du seul Lafarge auraient rapporté quelques 300 millions d’euros à des « intermédiaires » bien placés.

La légitimité de l’entreprise est mise en cause, pas seulement dans la presse. Orascom, qui a bâti deux usines modernes, est légitime aux yeux de l’opinion ; Lafarge ne l’est pas. La société paie cher son long passé de monopole colonial et sa nationalisation-sanction en 1968. Son retour scandalise : « Ils rentrent par la fenêtre ! » s’indignent les Algériens, peu au fait des manœuvres boursières.

Le PDG réagit, recrute sur place et trouve chez les jeunes et les Algériennes, deux catégories négligées sinon abandonnées par le pouvoir, un formidable vivier de talents et de caractères, malgré les défaillances de l’appareil de formation. Ils vont l’aider à remonter la pente. Grâce à eux et à leur détermination, Luc Callebat gagne peu à peu sa bataille avec l’opinion .

Record mondial des accidents du travail

Dans un secteur dominé par l’État, il anticipe la surcapacité de production et la baisse des prix qui surviendra dans les quatre ou cinq ans, et s’y prépare. Lafarge Algérie lance six à dix produits nouveaux chaque année, ouvre une chaine de magasins qui vend au détail la production de la société, multiplie les centrales à béton qui court-circuitent les spéculateurs et lance un nouveau projet de cimenterie à Biskra, dans le sud. La politique sociale suit avec des retards, l’Algérie détient sans doute le record mondial des accidents du travail, le mépris du danger quotidien y est général et les exigences minimales d’hygiène y sont largement ignorées dans les usines.

Les ressources humaines deviennent une direction clé de l’état-major ; les liens avec les universités se développent quand survient en février 2013 le « pépin », que personne n’a vu venir : une grève de deux semaines qui met à genoux les finances de la filiale. Qui est derrière ? Les directeurs de deux usines qui ont monté de petits groupes en mesure de les bloquer sans que la majorité des salariés se prononce pour la direction, ou les grévistes ?

On attend la fin du match. Elle intervient finalement avec des hausses de salaire conséquentes et une mauvaise surprise pour le patron, le management intermédiaire filtre la communication de la direction générale et ne répercute pas ses nombreuses adresses à ses troupes.

Une hiérarchie invisible

Ce livre décrypte de l’intérieur le fonctionnement de l’économie algérienne. L’administration, puissante, intervient quand les « autorités supérieures », forcément anonymes1, se sont accordées sur une position. La justice, la police, les préfectures, où les personnes de qualité ne manquent pas, sont sur la même longueur d’onde : pas de décision sans un feu vert parfaitement imprévisible venu d’ailleurs que des hiérarchies formelles. Pour sa nouvelle usine de Biskra, par exemple, Lafarge a été « associé » d’autorité, au nom du 49/51 %, avec deux frères que l’auteur ne cite pas. Propriétaires d’une modeste briqueterie, appuyés par un ministre de l’industrie fort influent à l’époque et aujourd’hui en fuite, ils ont, à ce titre, bénéficié d’un crédit bancaire d’un quart de milliard d’euros.

Luc Callebat est plus discret sur la réussite financière de Lafarge en Algérie, qui éclipse ses concurrents et domine le marché de la tête et des épaules. Le cimentier y gagne beaucoup d’argent en raison d’une mauvaise distribution des rôles entre un secteur public inefficient et une multinationale affutée qui multiplie les innovations. Loin du rapport au conseil d’administration, l’ouvrage de Luc Callebat est une chronique solitaire qui agacera les lecteurs fâchés avec le mythe de l’entreprise citoyenne ou avec les gourous du management en vogue au siècle dernier. Les autres y liront la vie quotidienne d’un manager étranger aux prises avec une hiérarchie invisible, celle des maîtres de l’Algérie, cinquante ans après l’indépendance.

1Mimétisme ou prudence, l’auteur ne cite aucun nom propre, sinon ceux des deux derniers présidents.

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