C’est sans doute l’homme politique marocain le plus original depuis que le royaume chérifien a récupéré sa souveraineté en 1956, et aussi le plus oublié aujourd’hui. Un des rares en tous cas à avoir durant toute sa longue vie (1918-2005) tenté de trouver une troisième voie entre l’occidentalisation forcément inégalitaire et la réaction, le retour illusoire à un passé paré de toutes les vertus.
Né en 1918 à Marrakech, c’est un enfant de la médina, issu d’une famille de plain-pied avec la société traditionnelle encore à peine effleurée par la colonisation. Il en portera — à tort — dans la classe politique marocaine l’image d’un rural un peu démodé à côté des intellectuels plus dans le vent de Rabat, Fès ou Salé. À 16 ans, il est déjà associé aux dirigeants les plus influents du jeune mouvement national et se heurte au vieux Glaoui, pacha de Marrakech, une ville prise en 1912 avec le concours des Français.
Des dizaines de milliers de déshérités
En 1937, il réunit 56 corporations d’artisans de sa ville natale en une organisation de défense de leurs intérêts professionnels, qui s’impose auprès des autorités. Le 24 septembre 1937, jour de visite d’un sous-ministre français à qui le Résident général veut montrer les réussites du protectorat, il le fait accueillir par des dizaines de milliers de déshérités montrant le vrai visage du Maroc colonial. La répression s’ensuit, la prison pour le jeune Ibrahim, et la conviction dans les masses populaires que ce régime est incapable d’accepter la moindre réforme. « La colonisation a contribué à la structuration du Mouvement national marocain, un mouvement à caractère arabe et traditionnel avec des sources salafistes et un contenu libéral local », racontera-t-il plus tard. Après la guerre et quatre années de formation à Paris où il court de « Langues O » à la Sorbonne, participe à la vie intellectuelle de la capitale, lit Les Temps modernes, la nouvelle revue de Jean-Paul Sartre, et témoigne d’une avidité pour la culture des autres sans égal parmi ses pairs.
Une alliance inattendue avec Mohamed V
Sa grande affaire sera la création de l’Union marocaine du Travail (UMT) et sa certitude que la classe ouvrière doit être l’avant-garde du mouvement. Toute sa vie, il restera fidèle à cette intime conviction, malgré les faiblesses du prolétariat marocain qui ne remplit aucune, ou presque, des cases : il n’est pas industriel, il est plus que minoritaire et il n’a pas le niveau idéologique et culturel adéquat. Sans se décourager, dans ses écrits, ses conférences, ses échanges avec les militants, il tentera d’y remédier. Hostile à la restauration de la monarchie absolue que cache mal la conférence d’Aix-les-Bains en 1955 qui entérine le retour de Mohamed V sur le trône après un exil de deux ans à Madagascar et en Corse, il appuie l’Armée de libération nationale (ALN) qui en réalité est la menace qui fait céder Paris. Paradoxe, cet adversaire de la monarchie est apprécié par le vieux sultan sans doute content de s’entendre avec un homme de la tradition plutôt qu’avec d’autres dirigeants plus éloignés de sa culture. Pendant près de 18 mois, Ibrahim va présider au gouvernement le plus innovateur du Maroc indépendant.
Au-delà des compromis et des différends avec ses ministres dont plusieurs lui sont imposés, il applique un programme social-démocrate qui fait naître l’espoir chez les déshérités, lance un secteur public économique ambitieux et travaille au départ des bases militaires étrangères implantées dans le royaume. Mais dès qu’il se mêle d’affaires de sécurité et veut expulser un officier américain nommé au cabinet du ministre de l’intérieur, il est renvoyé par son ennemi personnel, le futur Hassan II. Il ne reviendra jamais au pouvoir et sera peu à peu isolé, d’abord au sein du parti, puis même du syndicat qu’il a créé et aidé pendant des décennies.
L’ouvrage de Zakia Daoud rend bien compte de l’évolution contradictoire d’Ibrahim Abdallah et du Maroc chérifien. Le premier reste fidèle à ses origines et à ses engagements de jeunesse, le second évolue vers un monde nouveau, urbain et inégalitaire, où la cause des défavorisés n’a plus vraiment de défenseur dans le microcosme politique accaparé par les élections et les positions. Il recommande au peuple de s’organiser, de s’éduquer pour être à la hauteur des tâches qui l’attendent. Philosophe, il tente de faire la part de l’islam, la religion, et de ce qu’il appelle le patrimoine islamique, un héritage de quatorze siècles qui charrie des apports perses ou byzantins sans lien avec la religion. Il propose un tri qui reste à faire.
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