Une vieille femme marocaine sourde à qui sa petite-fille installe un appareil auditif ouvre le film. De caractère acariâtre, on comprend vite qu’elle règne d’autorité sur sa maisonnée. « Quand ma grand-mère parle, tout le monde a peur », dit la petite-fille, qui elle non plus n’a pas sa langue dans sa poche. Sourde, la vieille femme refuse toute contradiction et n’aime pas les photos. Il n’y en a pas à la maison « parce que c’est péché ». La seule photo qu’elle tolère est un portrait d’Hassan II, son roi préféré, mort en 1999, et qui faisait régner la terreur dans son pays comme elle-même sur sa famille.
Dès les premières minutes du film, on devine un secret de famille que la vieille femme veut cacher à sa petite-fille, trop curieuse. Il existe peut-être, pourtant le vrai secret est plus vaste, plus terrible aussi. Ce n’est pas celui d’une famille, mais d’un pays tout entier, d’un régime. Sourde, la grand-mère devient soudain muette. Est-ce la peur, la honte ou l’indifférence qui sont responsables de ce silence ? La recherche de vérité de sa petite-fille, la réalisatrice du film Asmae El Moudir, l’exaspère, et elle fera tout pour l’empêcher.
Des cadavres enlevés à leurs familles
Casablanca, Maroc, juin 1981. Sous le règne d’Hassan II, le pays connait une grande misère. La sécheresse est rude depuis quelques années et les pauvres ont faim. Le régime décide malgré tout d’augmenter le prix de la farine, et par conséquent du pain. Les syndicats protestent, en vain. Les 20 et 21 juin, des milliers de personnes descendent dans la rue, provoquant de véritables émeutes. La répression est féroce : plus de 600 morts, selon les bilans officieux. Un massacre, une boucherie, pire encore. Car non seulement la police et l’armée tuent sans discernement, mais font disparaitre les corps des victimes pour empêcher que les enterrements ne deviennent à leur tour des manifestations. Les maisons sont brutalement perquisitionnées afin d’enlever les cadavres aux familles. Ce sera le cas chez des proches voisins des El Moudir. Pour eux, pas de deuil. Et à la peur de la répression s’ajoutera la honte de ne pas pouvoir honorer ses morts. « Je ne veux plus me souvenir de tout cela, je veux oublier », dit l’un des personnages à propos de son séjour en prison, où des dizaines de personnes arrêtées sont mortes à côté de lui, dans sa cellule. Dans une scène bouleversante, il en fait le récit, puis s’effondre.
Depuis, ce moment tragique des « années de plomb » marocaines est tombé dans l’oubli. Ce n’est que 25 ans plus tard que les fosses communes seront exhumées. Née en 1990, la réalisatrice Asmae El Moudir n’a rien connu de ces émeutes. Comment alors raconter une histoire invisible, presque sans traces ? Elle parvient cependant à en tirer un film, La mère de tous les mensonges, qui sort en salles ce 28 février. Astucieux et inventif, ce documentaire ancre la réussite actuelle du cinéma indépendant marocain, qui n’a pas peur des sujets forts, ni des mises en scène novatrices.
La mère de tous les mensonges porte sur les secrets de l’histoire que l’on dissimule à ses descendants, même — et peut-être surtout — si l’on en a été acteurs. Histoire familiale et histoire nationale se confondent d’abord autour d’une photo et d’un lieu. L’image est celle d’une adolescente, Fatima, 12 ans, qui habitait le quartier de la famille El Moudir. Elle a été tuée par les forces de l’ordre le 20 juin 1981 et son corps n’a jamais été retrouvé. L’endroit est la rue du quartier populaire de Casablanca où Fatima a grandi, celle-là même de la demeure des El Moudir. Le père de la réalisatrice, un ancien maçon aux rêves enfantins de footballeur, va mettre son obstination d’artisan – on ne peut s’empêcher de penser ici au couturier maniaque du Bleu du caftan de Maryam Touzani - au service de sa fille, et construire une vaste maquette en plâtre de la rue et de leur maison, incroyablement réaliste, qu’il peuple de figurines d’argile peintes et habillées avec un extraordinaire souci du détail.
Faire sortir des brides de vérité
Car ce qui anime la réalisatrice et bouscule sans ménagements sa famille, surtout sa grand-mère taiseuse bien que fort bavarde, c’est de saisir, à travers la reconstitution de son quartier, ce qui s’est réellement passé en juin 1981. Elle tente de comprendre comment, pour ces gens ordinaires de Casablanca, l’oubli est à la fois une forme de négation et une souffrance sécrète. Elle ne cesse de poser des questions, de tanner son père, sa mère, sa grand-mère et ses autres proches pour obtenir des bribes de paroles, saisir des nuances psychologiques, faire sortir des vérités cachées derrière « tous les mensonges », à commencer par ceux de sa grand-mère.
C’est là la force du film : faire d’un simple (mais surprenant) décor le théâtre de tant de colères refoulées. Chaque personnage, chaque maison, chaque bribe d’histoire est décortiquée avec un soin maniaque par la réalisatrice. Rien n’est laissé au hasard dans ce dispositif exceptionnel, artificiel, et pourtant incroyablement humain. D’autres maquettes complètent et amplifient la profondeur de ce très subtil jeu de pistes cinématographique : la prison, le cimetière, le jardin d’enfants...
Avec La mère de tous les mensonges, Asmae El Moudir réalise un film exceptionnel et bouleversant. Elle montre que, malgré les milliards de dollars dépensés par les tycoons des plateformes mondialisées pour lisser les goûts et les images, le cinéma est depuis les frères Lumière un art du bricolage obstiné sur pellicule, un jeu de clair-obscur qui aime la lumière. La réalisatrice donne d’ailleurs à voir de nombreux détails de l’élaboration de son dispositif, film dans le film où les figurines, en particulier celle de la grand-mère, ont toute leur importance dans des scènes sublimes de franchise et d’intelligence. Les variantes dans les éclairages et la large palette des prises de vue de la maquette offrent à La Mère de tous les mensonges les allures d’un conte de fées, fait d’éblouissements et de malice. La s’hour (« magie » en arabe marocain) qui irradie au Maroc est l’un des fils rouges de ce film, profondément marocain par sa pudeur comme par ses hardiesses, mais aussi totalement universel par les thèmes qu’il porte, en particulier la peur.
Ce documentaire éclaire aussi d’un nouveau jour l’histoire politique et sociale du Maroc. En dévoilant les mensonges par oubli, il donne une nouvelle lumière à cette tarte à la crème des temps modernes qu’est le devoir de mémoire.
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