Massacre de Rabaa : le rapport que les autorités égyptiennes ne veulent pas qu’on lise

Le massacre de Rabaa du 14 août 2013 et les tueries de masse de manifestants en Égypte avaient fait l’objet en août 2014 d’un rapport détaillé de Human Rights Watch qui les avait qualifiés de « probables crimes contre l’humanité ». Une délégation de l’organisation, avec à sa tête son directeur Kenneth Roth, devait se rendre au Caire pour présenter les résultats de son enquête. L’entrée du territoire lui a été interdite.

Marche en solidarité avec les victimes du massacre du 14 août 2013.
Hamada Elrasam/VOA , Maadi, Le Caire, 23 août 2013.

Human Rights Watch (HRW) publie dans son rapport All According to Plan : The Rab’a Massacre and Mass Killings of Protesters in Egypt1 le compte-rendu minuté d’une journée qui marque un tournant dans l’histoire récente de l’Égypte et de ce qui l’a précédé. Le 14 août 2013, en effet, sur la place de Rabaa Al-Adaweyya au Caire, au moins 817 Égyptiens ont été tués en douze heures (le chiffre avoisine probablement le millier).

Après la destitution par l’armée de Mohamed Morsi, premier civil démocratiquement élu, ses partisans organisent deux grands sit-in au Caire, sur les places Rabaa et Al-Nahda. « Des dizaines de milliers de manifestants pro-Morsi, en grande majorité pacifiques, notamment des femmes et des enfants, ont tenu un sit-in du 3 juillet au 14 août afin de demander la réintégration du président déchu par le coup d’État militaire », explique HRW. Avant d’être évacués. Le rapport détaille comment « l’un des plus importants massacres de manifestants de l’histoire récente » a été planifié au plus haut sommet de l’État.

La police vise la tête, le cou et la poitrine.

Une tuerie programmée

14 août, 5 h 30. La place est encerclée par la police et l’armée. Des messages diffusés durant quelques minutes demandent aux 20 000 personnes installées à Rabaa2 de s’en aller. La plupart ne les entend pas ou n’y prête pas attention : depuis des jours, les autorités préviennent que les lieux seront vidés, mais sans donner de précisions. Estimant être dans leur droit de s’opposer pacifiquement à la destitution du président, les manifestants veulent rester. Mais toutes les issues sont bientôt bloquées par des véhicules blindés de transport de troupes. Le dispositif est lourd : bulldozers, troupes au sol, snipers, tireurs d’élite installés dans des hélicoptères. À 6 h 30, l’assaut est lancé. Le piège se referme sur les manifestants. « Les forces de sécurité utilisent des balles réelles et visent la tête, le cou, et la poitrine. » L’hôpital et le personnel de santé sont eux aussi ciblés. La mosquée dans laquelle des femmes et enfants ont trouvé refuge est incendiée : le gouvernement accusait les manifestants d’y avoir mis le feu. HRW dément et dénonce « l’usage d’une force meurtrière sans discernement ». Plus de 800 manifestants sont arrêtés, certains d’entre eux « battus, torturés et exécutés sommairement ». Les cadavres s’amoncellent. Des vidéos montrent des bulldozers qui leur roulent dessus. Des corps brûlés. Des charniers. HRW accuse au moins douze personnes d’avoir « suivi un plan qui prévoyait des milliers de morts ». Dont le général Abdel Fattah Al-Sissi, à l’époque ministre de la défense. 

Considérant que les Égyptiens avaient répondu à son appel de lui manifester leur soutien dans sa « lutte contre le terrorisme », le général Al-Sissi a lancé les dispersions de sit-in après plusieurs semaines de campagne à l’encontre des manifestants. Le discours sur les pro-Morsi est similaire à celui tenu sur les révolutionnaires de la place Tahrir en 2011 : ils sont accusés d’être instrumentalisés et payés, de gêner la circulation et de porter atteinte à la sécurité nationale.

Images du massacre, Human Rights Watch - YouTube

« Pendant des semaines, le premier ministre, les ministres de l’intérieur et de la défense et d’autres représentants du gouvernement ont indiqué qu’une dispersion forcée était nécessaire. » Mais ce qui retient particulièrement l’attention de HRW, ce sont les déclarations publiques des ministres qui, avant le démantèlement, prévoyaient déjà un nombre de victimes très important.

« Le ministère de l’intérieur avait tablé sur un bilan allant jusqu’à 3 500 tués. Le ministre Mohamed Ibrahim — qui a dit avoir passé “un très grand nombre de longues journées à discuter de tous les détails de la dispersion” — a déclaré avoir prévu des pertes de l’ordre de 10 % des personnes présentes, admettant que le sit-in en avait réuni “plus de 20 000”. Le premier ministre Hazem al-Beblawi commentera en septembre : « On s’attendait à bien pire. Le bilan final est inférieur à nos prévisions ». L’un « des plus grands massacres de manifestants en une seule journée de l’histoire récente à l’échelle mondiale » est considéré comme « une réussite ». Pour HRW, « une douzaine de hauts responsables de la chaîne de commandement », « en particulier le ministre Mohamed Ibrahim, le ministre de la défense de l’époque, qui a tenu un rôle de commandement sur les forces armées, l’actuel président Al-Sissi et le chef des forces spéciales à la tête de l’opération Medhat Menshawi devraient faire l’objet d’une enquête afin d’établir leur rôle dans ces tueries ».

Des crimes impunis

Si le rapport précise que les manifestants ont pu détenir des armes et ont riposté, notamment avec des cocktails molotov, il ne met pas sur le même plan leurs violences et celles des forces de l’ordre qui ont débuté les hostilités. Ibrahim a déclaré que quinze armes à feu avaient été saisies, ce qui conforte l’organisation de défense des droits de l’homme dans son propos. HRW détaille tous les arguments à l’encontre des manifestants pour en revenir à la même conclusion : rien ne peut justifier un tel usage de la force. Et confronte les déclarations et conclusions du ministre de l’intérieur et les faits, mettant ainsi en évidence, preuves accablantes à l’appui, les contradictions.

Elle rappelle aussi le contexte : propagande médiatique à l’égard des soutiens de Morsi, arrestation massive de Frères et de Soeurs musulman-e-s et de tout opposant, liberté de la presse restreinte, interdiction de manifester, dissolutions d’associations, procès de masses, milliers de personnes détenues, peines de morts massives. L’attaque de Rabaa n’est pas un événement isolé. Le démantèlement de Al-Nahda a été mené selon les mêmes méthodes et six manifestations entre le 5 juillet et le 17 août 2013 ont été sévèrement réprimées. 1 150 personnes ont ainsi été tuées en deux mois par les forces de sécurité.

Kenneth Roth dénonce l’impunité de ceux qui dirigent encore le pays et sont impliqués dans « ces probables crimes contre l’humanité ». HRW demande une enquête internationale et des réactions fermes de tous les pays, rappelant que l’Union européenne et les États-Unis continuent à fournir des armes et d’autres équipements à l’Égypte.

Si ces violences sont spectaculaires, les conclusions de ce rapport sont, elles, familières : depuis la révolte de 2011, les autorités, les forces de police et l’armée ont pris l’habitude de réprimer sévèrement toute opposition. Dans une totale impunité.

  • All according to plan : The Rab’a Massacre and Mass Killings of Protesters in Egypt
    Human Rights Watch, 12 août 2014. — 186 p.

1Le rapport se base sur plus de 200 témoignages de manifestants, médecins, résidents locaux et journalistes indépendants. HRW s’est rendu sur chacun des sites des manifestations durant les attaques ou immédiatement après leur début et a examiné les preuves matérielles, des heures de séquences vidéo ainsi que les déclarations des pouvoirs publics.

2La place a accueilli jusqu’à 85 000 manifestants.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.