Théâtre

Médée réfugiée à Corinthe

I Medea, nouvelle œuvre du dramaturge koweïtien Sulayman Al-Bassam, est une libre adaptation de Médée, la célèbre tragédie d’Euripide. Dans le prisme du monde arabe contemporain et de son interaction avec l’Occident, Médée est réfugiée à Corinthe où l’ordre public pousse à la xénophobie. Violemment rejetée, elle devient la voix des réfugiés et prépare sa vengeance.

I Medea en représentation à Beyrouth, 28 janvier 2022, avec Hala Omran dans le rôle de Médée
Joseph Eid/AFP

Fin janvier 2022, c’est à Beyrouth, au théâtre Al-Madina, que Sulayman-Al Bassam a choisi de débuter la tournée de sa nouvelle création, I Medea1.

Malgré le marasme psycho-socio-économique et une vague de froid extrême que le Liban n’a plus connu depuis des décennies, une salle comble était au rendez-vous dans la capitale disgraciée de tous les dieux, devenue tout entière une scène de théâtre tragique. Al-Bassam ne manque pas de rappeler son lien avec Beyrouth, sa loyauté envers cette ville qui a besoin de soutien, son point de chute incontournable :

Je n’ai pas le choix. Je viens ici pour souffler, et puis, c’est très important pour moi de prendre mon départ dans une ville du Proche-Orient, cette partie du monde sur laquelle j’écris. Que mon texte, en étant joué ici, dans ces lieux, s’imprègne de ces villes, de leur âme, de leur parfum.

Le lien entre le Proche-Orient et Sulayman Al-Bassam, de père koweïtien et de mère anglaise s’est créé dès le début de la carrière internationale de l’artiste. L’ensemble de sa recherche théâtrale se travaille en effet à la lumière des problématiques et des tourmentes qui agitent la région, et avec des acteurs venant de Syrie, du Liban, de Palestine et de Tunisie. C’est ainsi que sa première œuvre est une trilogie construite sur une réinterrogation des grands thèmes shakespeariens adaptés aux problématiques arabes : « la trilogie shakespearienne arabe » avec The Al-Hamlet Summit (2002), Richard III, an Arab Tragedy (2007), et The Speaker’s Progress (2011).

En 2013, Sulayman Al-Bassam est un des rares dramaturges arabes autorisés à monter une pièce à la Comédie-Française à Paris, une adaptation posthume de l’auteur syrien Saadallah Wannous, Rituel pour une métamorphose, premier texte arabe à entrer au répertoire de la vénérable institution.

Néoclassique des temps modernes

Dès ses créations shakespeariennes — un véritable laboratoire dramaturgique —, l’espace digital a fait partie de la scénographie. Médée twitte et a des milliers de followers, elle est influente dans l’espace public, et l’espace des réseaux sociaux devient l’agora des temps modernes. Dès son apparition sur scène, Al-Bassam fait un clin d’œil à la tradition classique et ouvre lui-même I Medea. L’auteur se met en scène comme personnage, prend la parole et se présente par son vrai nom. Il se déclare, comme il se doit dans les prologues, « le simple serviteur de cette performance ».

« J’aime, nous répond-il, ces correspondances entre l’histoire et le récit ». La musique est d’ailleurs présente dans toutes ses œuvres qui, telles des représentations tragiques classiques, se déploient sur deux plans, la scène et l’orchestre. I Medea « est un texte et une musique », nous dit-il :

C’est un énorme chantier sonore entre le mot et le son. La musique de Ali Hout et de Abed Kobeissi rythme le texte. La rythmique du texte est comme un opéra, la représentation est de la même durée tous les soirs. Afin d’accéder à l’imaginaire, le théâtre dispose d’ouvertures très fines, d’outils fragiles. Les choses peuvent changer de puissance en une demi-seconde. Pour atteindre l’intensité théâtrale qui peut nous libérer de la linéarité, le temps doit être précis.

Hala Omran, extraordinaire interprète, tantôt chante et tantôt parle. Le réfugié Aghadiz (Oussama Jamei) slame ses textes. Sulayman Al-Bassam lui aussi chante parfois ses répliques. L’orchestration verbale dessine le relief de l’œuvre.

Dans la pièce d’Euripide (431 avant J.-C), Médée est délaissée par son époux Jason qui l’abandonne pour la fille du roi de Corinthe, Créon. Ayant appris les menaces de Médée à l’encontre de sa famille, le roi la condamne, elle et les deux fils qu’elle a eus de Jason, à l’exil. Médée prépare sa funeste vengeance : elle va convaincre Jason de laisser leurs enfants apporter un diadème et un voile (dont ils ignorent qu’ils sont empoisonnés) à la princesse qui va ainsi mourir dans d’atroces souffrances, ainsi que Créon son père. Ensuite elle tue ses propres enfants pour punir Jason. Au moment où Jason apparaît pour se venger d’elle à son tour, elle disparaît sur un char ailé emporté par des dragons, le cadavre de ses fils à ses pieds, en direction du royaume d’Égée où elle a obtenu asile.

Tel un oracle, dans son premier monologue Médée décrit la scène de la fin. Elle voit même les oranges qui vont envahir la scène. Dans un état de « dorveille »2 , d’un songe diurne, elle décrit la fin de l’histoire en une sorte de rêve prémonitoire :

Je regarde en bas et je vois une maison sans toit et sans murs et une femme debout, avec une grande boîte à ses pieds. Cette femme, c’est moi. Cette boîte contient mes enfants. La maison a été bombardée et le sera encore. Elle veut emporter la boîte loin d’ici. Mais elle ne peut pas soulever la boîte. Elle est si lourde, qu’elle ne peut pas la bouger. Alors, à la place, elle épluche des oranges pour ses enfants. Elle épluche des oranges et les fait rouler sur le sol. Des dizaines et des dizaines d’oranges toutes collantes.

Les métamorphoses

Comme annoncé en préambule par Sulayman au fur et à mesure qu’il entre en parole, les rôles masculins se distinguent puis se confondent. Il est tout à tour l’auteur, le narrateur, et le personnage de Jason. Omniscient, il entend les voix qui discutent dans la tête de Médée : « Le son que vous entendez n’est pas réel, il est dans sa tête ».

Tel un passe-muraille il s’introduit en tout lieu, il est tous les personnages à la fois, il est homme et femme — « J’avais envie de jouer Médée », dit-il —, arabe et européen, écrivant en anglais et disant son texte en anglais et en arabe. Chaque élément de la pièce est dualité : ainsi du voile, à la fois identité féminine rejetée par les islamophobes blancs et symbole de domination machiste dans certains milieux arabes. Jason, agacé par le voile de Médée multiplie les répliques : « retire cette chose de la tête », « tu n’as jamais porté de niqab », « je ne peux rien te dire avec ce truc sur la tête », « ce symbole ridicule de la domination masculine », « cette négation de l’identité́ féminine »

Jason, double de l’auteur, se dit à son tour que « pour tomber amoureux de Médée, il faut vraiment que quelque chose n’aille pas dans votre vie. » Il a en fait 45 ans, il sort d’un mariage qui a duré dix ans… Il avait besoin, à ce moment d’une femme, comme Médée, il voulait même devenir Médée. Ainsi le « I » qui accompagne le titre éponyme est-il à la fois le « I » de l’espace digital, et le « I » (moi), pronom personnel qui désigne le dramaturge.

Contre le patriarcat

Confessant au spectateur son désir de se travestir en Médée, Al-Bassam rappelle à son public le travestissement des personnages dans ses œuvres précédentes. S’il n’est pas question d’un homme qui joue le rôle d’une femme, ou d’une femme jouant le rôle d’un homme (The Speaker’s Progress), il s’agit d’un homme archétype du patriarcat, tyran ou militaire (Richard III) traitant ses conspirateurs de sujets bons pour une cité d’ « efféminés et de castrés ». « Je prends un plaisir fou, nous confie Al-Bassam, à mettre à nu la perversité masculine. Je suis très conscient, par ailleurs, du fait qu’entre moi et les personnages féminins il y a une obscurité, mais c’est cette obscurité qui est le territoire de l’écriture. J’ai horreur des identités, d’être interdit d’écrire un personnage féminin ».

Par ailleurs, il est intéressant de relever que le choix de mettre en scène une femme qui tue la maternité est hautement symbolique. Il est nécessaire de tuer la mère et pas seulement le père, dans un espace arabe où la femme n’existe qu’à travers la maternité. La lutte contre le patriarcat libère la femme et l’homme.

La voix de l’étrangère

Médée devient la porte-parole du poète, une extension de lui-même. Elle est la voix des réfugiées « jetés » sur les côtes européennes, et celle des Arabes en Europe :

Lorsque vous vivez en France en tant qu’Arabe, même pour quelqu’un comme moi, un Arabe du Golfe, peu familier avec l’expérience du passé colonial français, la sympathie pour Médée vient naturellement.

Médée est en fait tout d’abord l’étrangère qui arrive dans la cité. « Elle fredonne une berceuse à ses enfants dans une langue qui n’est pas la sienne. Elle regarde un ciel et une terre, qui ne sont pas à elle. » « Je ne veux pas parler anglais », dit-elle à Jason. Elle est « illégale à Corinthe », étrangère à elle-même : « En vérité, je ne me reconnais plus. »

Abandonnée par Jason, qui la quitte pour épouser la fille du roi Créon, elle s’identifie aux réfugiés que la mer jette dans les camps sur les rivages de Corinthe. Elle devient leur porte-parole, leur ambassadrice :

Mes camarades dans les camps de la honte aux abords de cette ville sans pitié. Femmes et hommes : Aghadiz, Khartoum, Addis-Abeba, Niger, Tombouctou, Tunis. Je connais vos peines, je sais ce que vous avez traversé ; je connais les promesses de la mer et sa cruauté ; je sais ce que signifie perdre la personne qui vous est plus chère que la vie elle-même. Je le sais parce que je l’ai vécu.

Face à son plaidoyer pour l’étranger, elle confronte le racisme de Jason et Créon : « Ce sont des Irakiens, des Afghans, des Érythréens, des Somaliens… Ils sont saturés de souffrance. Ils souffriront davantage. Ils ne sont pas toi », lui lance Jason.

Si elle est ainsi classée dans la case « immigration positive » par Jason, elle est bonne à expulser selon Créon, pour sa déviance politique. Elle est l’« ennemie de la République » qui lui ôte la garde des enfants. Ce dernier, représenté en bouffon, permet de rassembler en un seul personnage tous les discours horribles des politiques de la gauche et de la droite sans aucune cohérence.

La musique et les registres expriment tour à tour les différences culturelles. Les apparitions du réfugié Aghadiz nous sortent de la littérature classique pour nous amener vers le slam. D’ailleurs, Aghadiz, nous explique Sulayman, « a un autre centre de gravité et de parole ». La scénographie dépouillée d’Eric Soyer permet à la quête musicale de Ali Hout et de Abed Kobeissy d’assurer le changement de tableaux dans l’espace scénique dépourvu de décor, avec uniquement des oranges pour nous situer en Méditerranée orientale, et l’espace digital, celui des réseaux sociaux qui constitue l’agora. Ainsi passons-nous de la rythmique de la versification arabe classique à la musique pop arabe, de la ballade à un chant traditionnel.

Désormais, Corinthe, cité misogyne, patriarcale, xénophobe, colonialiste et totalitaire, ne peut plus « porter la maternité, et cette Cité doit être éliminée », nous dit l’artiste. L’infanticide devient alors à la fin de la pièce un acte politique. La Cité est brûlée tout entière par la rage de Médée, devenue prêtresse de la Méditerranée orientale. Livrée à elle-même, isolée comme tous les déshérités de la planète, elle n’a que son couteau. Elle détruit les quatre éléments de la nature, elle provoque un déluge de feu. Victorieuse et unique survivante, calmée après la tempête, revêtue de la Toison d’Or qu’elle reconquiert3, elle refait son monde. Ramenés ainsi au point zéro par Sulayman Al-Bassam, nous pouvons enfin réécrire l’Histoire.

1En décembre 2021, la pièce a été primée aux Journées théâtrales de Carthage et son interprète principale Hala Omran a reçu le prix de la meilleure actrice au festival international du théâtre expérimental du Caire (Cairo International Festival for Experimental Theatre (Cifet).

2État entre le rêve et l’éveil, néologisme de Guillaume de Machaut dans La Fontaine amoureuse, écrit en 1630.

3Dans la mythologie grecque, le bélier à la toison d’or est un animal merveilleux envoyé par les dieux à deux enfants, Phrixos et Hellé, qui l’enfourchent pour échapper à leur belle-mère Ino. Arrivé en Colchide, Phrixos sacrifie le bélier en l’honneur de Zeus et fait cadeau de sa toison au roi Éétès qui la suspend à un chêne et la fait garder par un dragon et des hommes armés.
La Toison d’Or est un symbole solaire. Sa conquête permet d’obtenir le statut de héros et, pour certains, la souveraineté. Jason s’en empare, aidé des Argonautes et de Médée qui pour cela tue son frère Absyrte et trahit son père Éétès.

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