Sciences sociales

« Mondes arabes ». De jeunes chercheurs français lancent une nouvelle revue

Le printemps cette année nous a apporté une belle surprise : la sortie d’une nouvelle revue, Mondes arabes, émanant de la jeune recherche française.

Khaled Hourani, Demonstration (Dispersed Crowds Series),2019

La place était restée vacante après la disparition de Maghreb Machrek, condamnée à la mort lente depuis qu’un audit de la Cour des comptes avait conduit au début des années 2000 à en retirer l’édition à la Documentation française (en même temps qu’Afrique contemporaine et Problèmes d’Amérique latine). Faute d’un repreneur sérieux, la très éminente revue créée au début des années 1960, qui fut pendant longtemps le premier support des chercheuses et chercheurs français travaillant sur la région, avait connu différents avatars plus ou moins heureux avant de disparaître peu à peu des écrans radars.

Une nouvelle génération de chercheurses

Une jeune équipe a donc décidé de se retrousser les manches et de relever le défi en renouant avec cette tradition scientifique. Il était en effet d’autant plus préjudiciable de perdre cet outil de production et de diffusion des savoirs que la France dispose toujours d’une compétence et d’une expertise remarquables sur le monde arabe. Une nouvelle génération a remplacé les anciennes « orientalistes », au sein de laquelle on relève beaucoup de noms à consonance arabe, ce qui était beaucoup moins le cas des équipes éditoriales précédentes. Comme d’ailleurs dans la diplomatie, des jeunes issus de l’émigration se penchent ainsi sur leurs racines et sur une région vis-à-vis de laquelle ils et elles combinent recul et proximité, avec souvent cet atout majeur qu’est la maîtrise de la langue, voire des dialectes. Beaucoup ont également acquis une connaissance du terrain, souvent en séjournant dans les IFRE, ces Instituts français de recherche à l’étranger dont la France dispose encore dans un certain nombre de pays (Maroc, Tunisie, Égypte/Soudan, Liban, Jordanie, Koweït pour couvrir la péninsule Arabique).

Une partie de l’équipe de la revue
De gauche à droite : Mourad Besbes, Assia Boutaleb, Choukri Hmed, Véronique Bontemps, Manon-Nour Tannous, Youssef El-Chazli

Après avoir hésité à ressusciter l’intitulé Maghreb Machrek, l’équipe a préféré – avec raison – opter pour un autre titre, Mondes arabes, au pluriel, afin de rendre compte des profonds changements survenus. Les logiques qui structuraient plus ou moins l’unité de la zone il y a vingt ans : panarabisme, islamisme, soutien à la cause palestinienne, domination américaine ont en effet cédé la place à d’autres mécanismes beaucoup plus fluctuants. Et les printemps arabes sont passés par là.

La filiation avec la revue « historique » est cependant revendiquée en matière de rigueur scientifique, de choix linguistique (des articles en français avec un résumé en anglais) et d’articulation (plusieurs contributions autour d’un même thème), enrichie d’un grand entretien et avec une rubrique de comptes-rendus désormais élargis aux supports audiovisuels. Autre innovation : la revue paraîtra sur support papier mais sera également accessible en ligne. Elle comptera deux numéros par an.

Sortir des rails

Dans son propos introductif, la cheville ouvrière de la revue explicite les objectifs. Déjà, le titre de l’introduction donne le « la » : « Aréal, parce que je le vaux bien ! » On aura saisi l’allusion à un slogan publicitaire très connu pour une marque de cosmétiques. Quant aux études « aréales », pour information et parce que tout le monde ne le sait pas forcément, ce sont les études consacrées à de grandes aires géographiques. Si l’on passe outre l’emploi de ce terme un peu spécialisé, les textes ne sont pas jargonneux et se lisent avec beaucoup de facilité. Et comme on peut le voir, le sérieux de la démarche n’empêche pas une certaine légèreté, ni même l’humour ou l’autodérision. Sans nommer personne, il y a là une rupture manifeste avec certains spécialistes plus âgés, aux egos chatouilleux et ne supportant pas la concurrence. Ici le travail d’équipe, les échanges entre chercheurses, non seulement français mais également de la région ou originaires d’autres espaces, sont mis en avant, pour favoriser le croisement des points de vue. De manière significative, les articles de cette première livraison confiée au noyau dur de l’équipe ont tous été écrits à quatre mains.

La géopolitique, qui alimente l’actualité et nos journaux, a pour protagonistes le Liban, le Yémen ou la Tunisie. Mondes arabes redonne de la chair à ces concepts abstraits et restitue la réalité du terrain et le vécu des populations. Les problématiques abordées ont elles aussi le mérite de sortir des rails habituels d’une recherche sinistrée en termes de crédits et de plus en plus contrainte de ce fait à travailler sur les sujets disposant de financements. Les grands bailleurs de fonds – Union européenne, organisations internationales, grandes fondations – ressassent depuis plusieurs années les mêmes sujets : islamisme et terrorisme (en train de passer de mode), les questions de genre (inusables), les migrations (pour alimenter le débat politique ?), et surtout l’incontournable « villes durables », devenue la coqueluche thématique du moment.

On suivra donc avec intérêt dans ce numéro différentes approches de terrain qui rendent compte de sujets rarement abordés ou reprennent certaines problématiques sous un angle nouveau. Ces enquêtes redonnent de la visibilité aux individues en leur reconnaissant une capacité d’action qui leur est souvent déniée, ou en analysant dans la pratique quotidienne les rapports de sujétion que leur imposent les structures étatiques. Essor des constructions illégales à la faveur des révolutions de 2011 en Égypte et en Tunisie, normes de genre revisitées à travers les travaux d’une association de conseils aux femmes (Égypte) ou d’un mouvement de défense des droits des Marocaines pour l’accès à la terre, modalités concrètes des relations entre administrés et services sociaux (hôpital public au Maroc et logement social en Algérie), où l’on verra que même un siège défoncé et des guichets surélevés ont des choses à dire. Autant de pistes ouvertes et de témoignages des mutations profondes qui affectent la région.

Vitalité de la recherche

Mais l’ambition de la revue ne s’arrête pas là. À partir du local, elle entend élargir la réflexion et oser la théorisation, en énonçant que « les mondes arabes, parce qu’ils sont un condensé politique et social universel, traversé de processus concomitants, constituent un formidable laboratoire des dynamiques générales ». On regrettera peut-être que cette démarche ait conduit au choix, pour ce numéro, d’un titre assez abscons : « Faire des sciences sociales du politique ». Un autre petit bémol concerne la maquette, assez peu attractive.

Quoi qu’il en soit, cette initiative atteste de manière réjouissante de la vitalité de la recherche sur le monde arabe, une vitalité d’autant plus rassurante que les conditions d’exercice de la recherche dans le monde arabe sont devenues particulièrement difficiles, non seulement du fait du manque de moyens, mais également en raison des dangers réels encourus dans nombre de pays. La très grande qualité des travaux récompensés fin juin lors de la remise des prix de thèse Moyen-Orient et mondes musulmans et du prix Michel Seurat, unanimement saluée, constituait déjà un autre signe de bonne santé, pour ne pas dire de résilience.

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