« No Other Land ». La terre de Palestine haut les cœurs

Entre le Palestinien Basel Adra, filmant l’éradication par Israël des hameaux de Masafer Yatta, au sud d’Hébron, et Yuval Abraham, un des rares Israéliens à suivre l’occupation, une amitié se noue dans le combat contre les destructions de maisons. Documentaire profondément humain, No Other Land, qui sort aujourd’hui en France, a obtenu deux prix au festival de Berlin 2024. Un soutien mondial bienvenu, contre le mensonge et l’indifférence.

L'image montre un homme allongé sur le sol dans un paysage rural. Il semble être en train de se reposer ou de dormir, la tête posée sur son bras. Ses vêtements sont simples, et il est entouré de roches et de végétation. En arrière-plan, on aperçoit une pelleteuse ou un engin de chantier qui travaille sur le terrain. Le ciel est dégagé, ce qui donne une atmosphère calme à la scène, bien que la présence de l'engin suggère une activité en cours.
Extrait du documentaire No other land de Basel Adra, Yuval Abraham, Rachel Szor et Hamdan Ballal.

La nuit est belle sur les hauteurs de Palestine, le ciel léger, mais des lignes lumineuses menaçantes cisèlent l’horizon. Sur les crêtes se trouve ici une colonie ceinte de buissons barbelés et de puissants éclairages. Là, une base, un point, ou un checkpoint militaires cassent eux aussi la nuit d’étoiles de leurs lumières encore plus puissantes. Ailleurs, un convoi de lourds véhicules des forces d’occupation troue l’obscurité, et ce n’est jamais fini. Chaque nuit, les colons et les forces d’occupation trouvent de nouveaux stratagèmes pour harceler les Palestiniens. No Other Land a l’immense mérite de lever le voile sur l’une des plus fréquentes, des plus anciennes et des plus ancrées pratiques dans le colonialisme israélien : la démolition de maisons palestiniennes.

Drôles de souvenirs d’enfance

Dans une voiture ordinaire circulant dans la nuit, un homme conduit. On suit les cahots de la route sur son visage juvénile, tandis qu’une voix grésille dans un téléphone sur hautparleur : « Les gars, l’armée encercle le village. » Le véhicule s’approche des phares des véhicules militaires formant un checkpoint improvisé. Basel Adra sort de sa voiture, filme les soldats dans la pénombre. C’est l’ouverture de No other land, simple et désespérante à la fois. Dans la foulée, on découvre les souvenirs d’enfance de Basel : la première arrestation du père, quand le petit garçon a 5 ans, sa première manifestation à 7 ans avec sa mère. Il prend conscience, se souvient-il, que ses parents sont « des activistes » et que la cause de la Palestine est leur cœur vivant. Dans la famille Adra, on aime se filmer, les bons comme les mauvais jours.

Les images ressortent de ces moments à peine anciens, le début des années 2000, un peu passées déjà, et se mêlent à celles tournées sur la période 2017-2023 par les quatre réalisateurs du film, Basel Adra et Hamdan Ballal, Palestiniens, Yuval Abraham et Rachel Szor, Israéliens. Le film se centre sur Basel et Yuval, mais son équipe est plus large. La famille de Basel tient la station-service de Masafer Yatta, tandis qu’Israël menace de détruire plusieurs hameaux de cette région pour permettre l’implantation d’une base militaire, un vieux projet dûment validé par la Cour suprême. Plus de 1 000 Palestiniens doivent être expulsés sur décision de cette même cour. Les manifestations rythment le film. « Quand on crie, on ne meurt pas », dit une femme. Des manifs, il y en a jusqu’à trois par semaine pour s’opposer aux démolitions.

À l’été 2019, un sombre cortège de véhicules, tractopelles, puissants 4x4 et voitures blindées s’installe sur la ligne de crête dominant un hameau de Masafer. En contrebas, une petite foule, dont beaucoup de femmes, tente de s’opposer aux agents d’expulsion. Les familles ont à peine le temps de sortir quelques affaires — des matelas, un frigo, une machine à laver — que les tractopelles rasent tout en quelques minutes et s’en vont en file indienne. Le contraste est saisissant entre les maisons proprettes des colonies fraichement édifiées alentour, et les débris entassés des villages palestiniens rasés. Un Palestinien demande à un soldat israélien s’il a honte de détruire sa maison : « Pourquoi j’aurais honte puisque c’est la loi ? »

Comment oublier, en cette sinistre mi-novembre, que dans le nord de Gaza, des rouleaux compresseurs préparent déjà le terrassement pour des implantations israéliennes, alors que tout le monde regarde ailleurs.

Une amitié naissante, mais complexe

Entre Basel et Yuval, le travail en commun, le terrain partagé et leur volonté de sortir la Palestine de l’ombre du silence médiatique vont être le cadre d’une amitié naissante, mais complexe. Ils se fréquentent en subissant un système discriminatoire et mortel. Yuval dit à Basel : « Apprendre l’arabe a vraiment changé mes opinions politiques. » Il est allé chercher le lien, et ce n’est pas si simple, dans l’hystérisation des médias israéliens mainstream autour des Palestiniens, et que Yuval démonte pied à pied.

La tension légère entre les deux hommes, tous les deux déterminés à dévoiler les informations dissimulées par Israël, vient de cette distance, à la fois professionnelle et personnelle. Yuval est libre d’aller et venir, pas Basel, qui l’interpelle :

Tu voudrais que cela aille vite, comme si tu allais tout régler en dix jours, et hop ! Tu rentres à la maison. Ça dure depuis des décennies. Il faut de la patience, habitue-toi à perdre. Tu es un perdant.

Cela ne veut pas dire que Yuval sera minoritaire pour l’éternité, pas plus que Basel. La question de la durée de la lutte est un moteur pour ce dernier, un éveil pour le premier. Cela ne met pas en cause ni sa détermination ni son courage. Mais Yuval ne fait que passer, alors que Basel est opprimé. Le travail de Yuval est précieux, et pose la question des limites de la compassion, et donc de notre engagement collectif pour la Palestine.

Les sept minutes de Tony Blair

Par une étrange coïncidence No other Land s’est achevé le 7 octobre. Quelle que soit la portée de l’événement, il pulvérise la cécité occidentale et a été tragique pour des dizaines de milliers de Palestiniens, de Libanais et d’Israéliens. Deux courtes séquences du film en disent long sur l’hypocrisie de l’Occident. En 2009, Tony Blair, alors premier ministre britannique, se rend dans un des villages de Masafer Yatta — un séjour de sept minutes. Il parvient à empêcher l’armée israélienne de détruire l’école. Mais le sauvetage de l’établissement scolaire est provisoire : l’armée rasera l’école en 2023. Aucun premier ministre britannique ou occidental ne trouvera une minute pour s’y opposer.

Cependant, un grand nombre d’officiels européens, allemands mais pas seulement, ont trouvé le temps de dénoncer le succès du film à la Berlinale. Le prix que le public de Berlin a accordé au documentaire signifie que la volonté de combattre l’arbitraire israélien commence à être partagée en Europe. No other Land a aussi reçu le prix du documentaire, le jury allant dans le même sens que le public. Contrairement aux cris d’orfraie des pro-israéliens à la remise du prix, il n’y a pas une once d’antisémitisme dans ce film. La loi du plus fort ne peut plus justifier les mensonges les plus honteux. Elle ne peut rien contre la détermination, la fraternité, l’amitié. No Other Land mérite aussi d’être vu pour ses qualités de cœur. Après la Palestine au cœur, la Palestine haut les cœurs.

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