Si les histoires d’amour finissent mal, en général1, c’est qu’elles commencent souvent bien, comme ici, dans la féérie du désir. Le nouveau roman de Karim Kattan, écrivain palestinien d’expression française à la plume ciselée, déroule un été d’amour entre Isaac et Gabriel, deux jeunes hommes palestiniens eux aussi, et qui donc va mal finir. L’occupation israélienne et sa soldatesque va les détruire, piétiner leur romance enchanteresse. Entretemps, L’Éden à l’aube, qui sort ce vendredi 30 août chez Elyzad, la belle maison d’édition de Tunis, nous entraine dans un voyage en Palestine, où Israël détruit les rêves. « Leur amour, leurs familles, leurs amitiés, sont gouvernés par un mirador et un papier et un soldat et des cadavres, dedans et dehors », écrit Kattan. ll sait de quoi il parle, contrairement à tant d’autres.
Une terre occupée et empêchée
En Palestine, « ces deux hommes n’ont que des moitiés de droits, des semi-prérogatives, des possibilités toujours négociables et jamais assurées ». Isaac, « un peu un rescapé, un peu un prince ». Gabriel, « blond comme une tache de blancheur dans ce sable ocre ». Ils sont jeunes. Le premier, Isaac, est gardien de nuit dans un hôtel de la vieille ville de Jérusalem, Le Garden Tomb ; le second, Gabriel, travaille dans une agence d’architectes, mais surtout dessine sur ses cahiers ce qu’il voit et ressent, avec une prédilection pour les cartes et les itinéraires. Curieuse passion dans ces étroits territoires truffés de checkpoints, de routes interdites, de soldats menaçants et de colons assassins.
En été, cette terre est balayée par le vent de sable, ce khamsin venu d’Égypte, qui « frappe de cécité la modernité ».
Les drones et les miradors étaient désorientés, les satellites de reconnaissance déplacés, les scanners confondus, les applis détraquées, les antennes affolées ; la géolocalisation pour la première fois depuis longtemps ne localisait rien ni personne.
Cette terre occupée est empêchée « par le béton et l’histoire et les tanks et le sang et la peur dans la nuit ». Son épicentre, Jérusalem, « cette chatte d’araignée », est vue du ciel par le narrateur.
Il y a des quartiers et des régions, des clans, des empires, des alliés et des ennemis, des allégeances et des pactes, et des fiefs, et des covenants, et des trahisons et des perfidies, et des trésors cachés, et des ruelles couleur d’or et des escaliers qui mènent au ciel.
Des héros si merveilleusement queers
Gabriel a grandi à Birzeit, non loin de Ramallah, ville universitaire frappée d’une curieuse malédiction dont on ne dira rien, mais qui l’épargne de certaines formes de l’occupation. Isaac vit quant à lui entre Jérusalem et un village de Cisjordanie, entre deux statuts, deux identités, sous la coupe d’une administration militaire arbitraire et des aléas des checkpoints. Cela le met à la merci de Monsieur Wargrave « préposé aux Palestiniens pour les Anglais », c’est-à-dire consul à Jérusalem. « Il fait des courbettes aux Israéliens, parfois les gronde aussi, mais de loin, comme un prof bouffon. » Il a le pouvoir d’aider Isaac à obtenir un permis pour travailler à Jérusalem, il ne formule aucune demande déplacée, mais « ce qu’Isaac sait, et que Monsieur Wargrave sait, et que certains des gens qui les saluent devinent, c’est que Monsieur Wargrave voudrait qu’Isaac lui suce la bite ». Monsieur Wargrave aime beaucoup les Palestiniens, « et son soutien était sincère ».
Gabriel fait des portraits d’Isaac, la nuit, dans le lobby sombre et le plus souvent désert du Garden Tomb. Gabriel est taiseux et rêveur, Isaac plus audacieux, « quelque chose en lui s’éveillait ». Leur amour est rythmé par les récits d’Isaac, que Gabriel met en images dans son cahier, « en jaune œuf, en rose très chaud, en bleu jour, en vert terrarium ». Isaac conte des légendes palestiniennes, sombres et universelles, saisissantes de beauté, de la magie sauvage balayant le vent de sable.
À la fin de l’été, les deux garçons vont nourrir le projet un peu fou de partir en vacances dans leur propre pays, la Palestine. Passant par Jéricho, par la mer Morte, traversant ce pays d’interdits organisés par l’occupant israélien. Leur destination est le village aux raisins, au-dessus du vent, peuplé de centenaires. La magie de la Palestine est celle des esprits malicieux, mais aussi de vieux qui se souviennent de tout.
Mais l’ennemi est là. Isaac et Gabriel sont entre « deux réalités », celle de l’amour et celle de la mort. Le roman magnifique de Karim Kattan est d’une douceur extrême et d’une âpreté tragique. Isaac et Gabriel nous bouleversent parce que Palestiniens, et au-delà, des héros si merveilleusement queers. L’existence même d’Isaac et de Gabriel est un démenti puissant et élégant à tous les blablas écœurants d’homophobes mal dégrossis et de gays réactionnaires si bêtement pro-israéliens. Les soldats israéliens ne défendent pas les garçons palestiniens homosexuels ou pas, ils les tuent.
L’Éden à l’aube est une leçon de choses et de courage. Les esprits qui volent dans les pages atterrissent sur votre crâne, comme des oiseaux enchanteurs.
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1« Les histoires d’A. », Rita Mitsouko.