Accords d’Oslo

Palestine, ce pays promis mais déjà volé

« 31° Nord 35° Est », de Khalil Tafakji · Pendant trente ans, Khalil Tafakji a sillonné la Palestine. Il a dressé la carte détaillée de l’entreprise israélienne de conquête du territoire. C’est son expérience qu’il relate dans 31° Nord 35° Est. Chronique géographique de la colonisation israélienne. Dans le premier chapitre que nous reproduisons, il raconte la présentation de ses travaux à la direction palestinienne et à Yasser Arafat revenus d’exil. Et leur stupéfaction.

Ce jour du printemps 1995, je roulais vers la plus vieille cité du monde. J’avais rendez-vous dans les bureaux de Yasser Arafat à Jéricho1. Comme d’ordinaire depuis son retour d’exil un an plus tôt, le chef de l’Organisation pour la libération de la Palestine2 avait rejoint par hélicoptère la ville oasis posée en plein désert, à quelques encablures de la mer Morte et de la Jordanie. Depuis mai 1994, les Palestiniens jouissaient de l’autonomie sur la bande de Gaza, au sud-ouest d’Israël, et sur Jéricho, à l’est des territoires occupés. Abu Amar, de son nom de guerre, était contraint de se déplacer par les airs entre ces territoires distants d’une petite centaine de kilomètres. Circuler par la route l’aurait obligé à traverser les frontières d’Israël.

Dans le sillage de la déclaration d’Oslo, première étape de nos tractations vers une paix incertaine signée en 1993 sur les pelouses de la Maison-Blanche à Washington, j’avais été invité à présenter mes recherches sur l’évolution présente et future de la colonisation israélienne.

L’immense toile de l’occupation israélienne

À mon arrivée, une délégation de neuf chefs politiques palestiniens entourait Yasser Arafat dans une salle de conférences spacieuse et impersonnelle. Nous avions pris soin de verrouiller les portes et d’éteindre nos téléphones. Trois heures durant, je racontai les réalités de la colonisation israélienne, diffusant sur un écran, par le truchement d’un rétroprojecteur, les cartes que j’avais dessinées au cours des dix années passées. L’atmosphère était grave. Elle s’alourdirait d’un cran lorsque, pour conclure, je dirais à Yasser Arafat qu’il n’y avait pas d’État palestinien. Qu’il n’avait pas d’État. Qu’il n’avait rien.

Je parlais évidemment de la Cisjordanie, censée nous revenir dans le cadre d’une solution politique à deux États, établissant les Palestiniens en voisins souverains de leurs cousins israéliens. Occupée depuis la guerre de 1967, la Cisjordanie n’était plus qu’une immense toile formée de réserves naturelles et de sites militaires, où se nichaient des dizaines d’avant-postes ; arpents de territoires dont s’emparaient de force les colons les plus extrémistes et qui, par la magie d’une série de lois historiques ou votées sur mesure, étaient finalement légalisés par Israël. Je consacrai aussi un chapitre à Jérusalem-Est3, partie arabe de la Ville Sainte ou nous rêvions d’établir la capitale d’un improbable État palestinien, enjeu le plus sensible de notre lutte contre l’État hébreu, qui revendique sa souveraineté sur la totalité de la ville. L’est de Jérusalem a subi les manœuvres les plus agressives : maisons détruites, saisies, volées, terres confisquées, checkpoints érigés aux entrées de la municipalité et aux carrefours stratégiques de la vieille ville, entre autres. Je décrivis enfin les lignes force de la stratégie colonisatrice des Israéliens, depuis la naissance de leur pays en 1948, et leur lutte tactique dans l’acquisition inassouvie de nos terres, dans l’objectif unique d’étendre l’État d’Israël de la mer Méditerranée au Jourdain.

Depuis la signature de la déclaration d’Oslo, l’OLP, longtemps qualifiée de « terroriste » par notre ennemi, était désormais l’interlocutrice diplomatique d’Israël.

En m’invitant à Jéricho, les responsables du mouvement attendaient un bilan précis de la colonisation en Cisjordanie, et, pour moi, c’était l’occasion d’exposer sans détour notre situation. Mais, avant de filer, j’avais téléphoné à celui qui était mon ami, mon chef et mon guide, Fayçal Al-Husseini. À la tête de la Société d’études arabes, il était le responsable palestinien des pourparlers sur Jérusalem.

Les négociations engagées à l’orée des années 1990 avaient suscité un regain de confiance de la direction palestinienne, renforcée depuis qu’elle jouissait d’une autorité partielle sur une portion de territoire, aussi petite et fragmentée qu’elle fut. Je venais donc jouer les trouble-fêtes, j’en étais pleinement conscient. J’avais demandé à Fayçal de prendre soin de ma femme et de mes quatre enfants si le pire devait advenir.

Faire parler les cartes

À Jéricho, la tension était palpable. Mais j’y étais préparé. J’avais là l’opportunité unique de faire parler les cartes, et j’estimais de mon devoir de ne pas m’encombrer de virages sémantiques ou protocolaires. La réalité du terrain était dure, et l’avenir inquiétant. Depuis presque trois ans, les Palestiniens s’impatientaient. Ils attendaient des résultats tangibles de nos discussions avec les Israéliens, menées en aval et en amont de la déclaration d’Oslo. Elles présidaient à notre avenir. J’y assistais en qualité de cartographe. Un simple technicien.

Mais, plus je progressais dans ma démonstration, plus mes auditeurs se raidissaient. Abu Amar, de son nom de guerre, balançait nerveusement ses jambes, et je pouvais percevoir un léger tremblement sur ses lèvres. Lorsque j’annonçai au futur chef de l’Autorité palestinienne4 qu’il n’avait rien, pas d’État, il me fusilla du regard. Je crus bon de lui préciser que je m’exprimais en qualité de cartographe. « Je ne sais pas si quelqu’un vous a promis que vous auriez un État, mais je parle à partir des cartes et, si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien. »

Puis Yasser Arafat contesta mes données sur les constructions, et nous en vînmes à palabrer sur les chiffres, le nombre d’unités bâties ici et là par l’occupant, celles à venir. Abu Amar était un vrai chef, toujours prêt à revoir ses arguments pour peu que vous soyez suffisamment convaincant. Et je tentais de l’être. Mais il avançait des statistiques moins dramatiques que celles que j’exposais, et il me semblait qu’il sous-évaluait la progression de la colonisation, qu’il ne mesurait pas l’ambition profonde des Israéliens et leurs visées à long terme. J’y voyais aussi une façon de se rassurer sur les intentions plus obscures de l’ennemi avec lequel nous étions en train de négocier, mais je ne lâchais rien, bien conscient que je remettais en cause effrontément les informations dont disposait le chef et, partant, la stratégie qui en découlait. Mes recherches montraient clairement que, sans changement majeur, il n’y aurait pas d’État palestinien ici.

« Non ! J’ai un État », me lança d’un ton sec Arafat.

Le pays promis

Il semblait très choqué.

La première fois que je l’avais rencontré, c’était en 1991, en Jordanie. J’en avais profité pour lui remettre une carte de Jérusalem qui répertoriait les colonies, les espaces naturels et montrait ce qu’il restait de notre future capitale. Ingénieur de formation, Arafat n’avait sans doute pas une perception aiguë des questions de territoire. Ce jour-là, déjà, il m’avait semblé qu’il ne saisissait pas pleinement la gravite de ce qui se déroulait sous nos yeux.

Entre 1983 et 1995, j’avais pu observer par le détail la réalité du pays qu’on nous promettait. La résolution 242 votée par le Conseil de sécurité des Nations unies après la guerre de 1967, et la dizaine de condamnations qui depuis ont suivi actaient la création d’Israël mais déclaraient inadmissible l’acquisition de territoires par la force ou la guerre, appelaient au retrait des forces israéliennes, à la fin de l’occupation, et les Palestiniens s’appuyaient largement sur le droit international pour penser qu’Israël finirait par abandonner ses prises de guerre de 1967.

Mon travail quotidien m’empêchait d’y croire. Chaque nouvelle colonie érigée dans les territoires occupés inscrivait un nouveau fait accompli que je consignais sur mes cartes et qui, le temps passant, comme je le pressentais, serait impossible à défaire. Nous perdions du terrain, au sens littéral du terme. Et les petits pas que nous faisions vers cette paix en laquelle nous croyions n’inversaient en rien la tendance.

Pour ma part, j’avais depuis longtemps, et je dois dire au centimètre près, saisi l’urgence de la situation à laquelle nous étions confrontés. Compris qu’Israël ne souhaitait pas la création d’un État palestinien, et cette certitude découlait d’années passées à sillonner la Palestine historique5. Pour avoir observé, depuis 1983, la colonisation de la Cisjordanie et l’avoir retranscrite sur des cartes, pour avoir regardé la vieille ville de Jérusalem et les quartiers arabes de l’est batailler pour chaque centimètre, je savais que le projet d’un État palestinien ne serait pas ici, pas sur ces terres. Pas maintenant.

1Ariha en arabe.

2L’Organisation pour la libération de la Palestine, ou OLP, a été créée en 1964 à Jérusalem-Est.

3Jérusalem-Est est la partie de la ville située à l’est de la Ligne verte, ligne de démarcation tracée à la suite des guerres israélo-arabes de 1948‑1949. Jérusalem-Est fait partie des territoires occupés par Israël depuis la guerre de 1967.

4L’Autorité palestinienne a été créée par les accords d’Oslo. Elle administre certaines parties de la Cisjordanie et de Gaza.

5La Palestine historique, telle qu’évoquée ici, comprend Israël et les territoires occupés.

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