Bonnes feuilles

Par-delà la mort, le martyr palestinien reste une menace à neutraliser

À partir d’une enquête ethnographique, de documents d’archives et de paroles de proches des défunts, cette remarquable recherche d’où l’émotion n’est jamais absente analyse les transformations de la figure du martyr en Palestine, et interroge la violence déshumanisante avec laquelle Israël cherche à « effacer » les victimes et à délégitimer les deuils palestiniens, comme en témoignent les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le 11 mai 2022 par l’armée israélienne. Extraits.

L'image présente un collage de photographies noires et blanches sur un fond détérioré. Les photos semblent être déchirées et abîmées, avec des zones de rouille et des textures variées. On peut y voir des visages flous, peut-être des portraits, ainsi que d'autres éléments graphique. L'état général de l'image donne une impression de nostalgie et de mémoire dégradée.
Portrait déchiré d’un martyr sur un mur de Jénine
Rob/Alamy Stock Photos

« Avant les accords d’Oslo, les restrictions qui limitent à Jérusalem le nombre de personnes présentes aux funérailles et l’encadrement de leur déroulement, s’appliquaient également en Cisjordanie et à Gaza. L’éventualité que les enterrements deviennent des moments de cohésion sociétale et d’affirmation politique et nationale fut une des raisons invoquées par les autorités israéliennes pour garder les corps. Ces rétentions n’ont pas empêché l’ouverture de lieux liés aux funérailles (beit’aza) : tentes installées à l’extérieur ou maisons ouvertes aux visiteurs venus transmettre leurs condoléances à la famille et faire bloc autour du défunt et de ses proches.

Ainsi, selon son frère, la dépouille d’Anis Doleh, décédé en prison en 1980, n’a pas été restituée parce que tout le pays l’attendait. Les autorités israéliennes occupantes ne voulaient pas qu’il soit honoré nationalement comme un héros militaire. La cérémonie prévue par le maire de Qalqilya n’a pas eu lieu mais toutes les villes de la Palestine occupée ont ouvert des espaces de condoléances, du nord au sud, de Qalqilya à Rafah, de même que d’autres dans les territoires d’exil, à Amman, à Damas. Yasser Arafat, Yasser Abd Rabo et les leaders de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en firent installer une à Beyrouth. Sa mort était plus politique que d’autres : capturé lors d’une opération militaire d’infiltration du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) en territoire occupé depuis la Jordanie, il venait d’une famille très militante et son frère aîné était un leader du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP)1.

Au-delà du maintien de l’ordre et du refus de la politisation des enterrements, la suppression des martyrs de l’espace public relève d’une volonté d’effacement total, social et mémoriel, qui ne se limite pas à la personne mais s’étend aux familles et à la communauté. Cette intention d’annihiler les traces visibles de leur présence dans l’espace public concerne tous les Palestiniens mais elle est plus radicale et davantage mise en œuvre à Jérusalem. En principe, aucun nom ne peut figurer sur les tombes. Les inscriptions de leur identité ou les tentatives pour signifier la présence de shuhada sont souvent supprimées par les autorités ou par des actes de vandalisme de la part de colons ou d’extrémistes juifs. À Jérusalem-Est, un cimetière symbolique planté d’oliviers en l’honneur des martyrs, où l’on pouvait lire leurs noms, a été détruit quelques semaines après avoir été inauguré.

D’une part, pour les autorités israéliennes, l’absence de nom répond à l’effacement nécessaire de toute personne considérée comme un ou une terroriste en vertu de la loi du 2 juin 19982. Ainsi, le nom et toute forme d’identification ont également été retirés de la tombe de Baruch Goldstein dans la colonie de Kyriat Arba à Hébron. Toutefois, côté palestinien, elle a été appliquée indistinctement, parfois à des personnes n’ayant pas perpétré d’actes violents mais ayant au contraire été victimes de bavures de la police, de Tsahal ou bien d’attaques de colons. D’autre part, l’intention est d’éviter des heurts et des vengeances intercommunautaires entre populations juive et arabe.

L’effacement du défunt de l’espace public et du territoire est également celui de son image et de sa mémoire : lors des fouilles dans les maisons, l’armée ou la police emportent les effets du mort mais aussi la plupart de ses photographies d’enfance et de jeunesse, et avec elles, une part de la mémoire visuelle familiale. Mervat, la sœur d’Ihab Abu Salim, se souvient que le jour où le corps d’Ihab fut rendu, neuf ans après sa mort, l’armée vint chez eux pour arrêter ses frères qui, à dessein, n’étaient pas là. Il ne leur était rien reproché mais s’ils avaient été incarcérés, ils auraient alors été absents le jour des funérailles. Le rituel et la mémoire du défunt en auraient été affectés :

Après l’opération, ils ont tout fouillé dans la maison et ils ont pris toutes ses affaires personnelles, tous les albums de famille, tout ce qui lui appartenait : ses photos, ses livres... Ils ne nous ont pas rendu les photos, aucune. On en a retrouvé chez des amis à lui3.

À ces suppressions répondent les portraits des martyrs, les photographies insérées dans les affiches partisanes et les graffitis sur les murs, plus pérennes que ces photos que les soldats arrachent en passant. Ces portraits de face qui regardent sont autant de présences, d’effigies, de lieux de mémoire pour les proches et les amis. Ces visages dessinés par de jeunes graffeurs, parfois du réseau amical, sont à présent peu liés aux partis politiques, contrairement aux affiches. De ces visages apaisés qui sourient parfois, dont les traits sont beaux, émane un calme déterminé.

Ce sont en outre des vigies qui marquent l’espace, délimitent les frontières physiques et symboliques de la communauté. Elles fixent les soldats d’un œil sûr lors de leurs incursions, et semblent être là pour les hanter. Elles leur rappellent ceux qui ne sont plus comme autant de mises en garde, de présences spectrales scandant d’une douceur menaçante la persistance de la résistance à l’occupation.

« Si tu me tues, tu auras mon visage dessiné sur tous les murs de la ville, qui te regardera »4 a lancé Aïda, une jeune militante du FPLP en défiant un de ses interrogateurs du Shabak, lors de son violent interrogatoire par les services de renseignement israéliens au milieu de la première décennie 2000, dans le centre de rétention de la Moscobiyeh à Jérusalem. Ces graffitis de martyrs envahissent les murs des camps, des villages, de certains quartiers éloignés à l’est de Jérusalem. Il est pourtant plus ardu encore de les dessiner de nuit dans la Ville sainte, et leur présence y est plus éphémère car susceptible d’être immédiatement effacée. « Ses photos sont encore sur les murs du village » me disait Mervat, « mais encore maintenant ils [les soldats] ont peur de sa photo [et c’est pour cette raison qu’ils les enlèvent] »5.

L’effacement ne touche pas seulement ces morts, ces shuhada. Il vise également les vivants, leur famille proche, parents, épouse et enfants, à Jérusalem d’abord, et aussi en Cisjordanie. Les maisons familiales sont d’ordinaire, mais pas systématiquement, démolies. À Gaza, l’armée ne s’aventure plus à faire des incursions pour de telles actions. Les pères ou les frères sont le plus souvent arrêtés et parfois placés en détention administrative6, renvoyés de leur emploi, leurs mobilités sont restreintes voire empêchées, ils sont assignés à un périmètre, ou bien interdits d’entrée en Israël et de sortie de la Cisjordanie. Là aussi le degré d’effacement du territoire, d’actualisation de la toile carcérale et le régime de mobilité répondent à des critères établis relatifs au lieu de vie, à la violence de l’acte et à l’appartenance partisane, à des considérations circonstancielles, et à d’autres, plus opaques et individuelles, mettant là encore en œuvre une frontière invisible, incertaine et suspendue, mobile et individualisée.

À Jérusalem, la maison de Mohamed Alyan a été détruite. La famille s’est un temps installée dans une tente juste à côté alors qu’une autre avait été érigée pour recevoir les condoléances. Trois jours après l’enterrement de son fils, il a été arrêté et gardé quelques jours en garde à vue, avant de faire l’objet d’une détention à domicile, et on lui a interdit de se rendre à la mosquée al-Aqsa pendant deux semaines. Son dossier a été ressorti des tiroirs : il avait été condamné à perpétuité pour ses activités militaires à l’OLP à l’âge de 20 ans, puis libéré lors de l’échange d’Ahmed Jibril en 19857, et amnistié. Sa femme, résidente de Cisjordanie, s’est vu retirer son permis de séjour dans la ville et a dû finalement s’installer en Cisjordanie ; il a lui aussi été menacé de déchéance de ses papiers de Hiérosolymitain. « La maison dans laquelle j’ai grandi a été fermée en 1975, et celle que j’ai construite, ils l’ont démolie à cause de mon fils. L’histoire se répète. »8

Pendant la longue période d’attente de la restitution du corps, il regardait cette volonté d’effacement du territoire, de leur place et de leur histoire dans la ville, de leurs souvenirs, comme un remède tristement paradoxal à l’absence du fils retenu à la morgue. Tant que la dépouille n’était pas revenue parmi les siens, l’effacement collectif servait l’oubli. Sa femme pleurait tout le temps :

Quand elle regarde la télévision, entend parler les gens, consulte Facebook, tout le monde parle de ça. Quand elle ouvre le frigo aussi, elle ne peut pas prendre la viande congelée. Il n’y a pas une seule photo de Baha chez nous, pour éviter qu’elle pleure. Il n’y a pas sa chambre, aucun souvenir de lui dans cette maison, c’est mieux. Nous l’avons louée il y a six mois car la nôtre a été rasée [par les autorités israéliennes en représailles] suite à l’attaque de Baha9

Dans le village de Rantiss, la maison d’Ihab Abu Salim, un hamsaoui, a été complètement détruite en 2003 alors que celle des parents d’un autre jeune hamsaoui de Bethléem, mort récemment, ne l’a pas été ; pourtant, les actions qu’ils avaient menées étaient d’ampleur similaire. Le jour où Ihab Abu Salim a conduit son opération, un jeune du village avait commis un autre attentat, et l’armée a bouclé la zone pendant une semaine avant qu’un ordre militaire somme les familles de quitter leurs maisons.

Ils l’ont blindée d’explosifs et la nuit ils l’ont fait exploser. Ils font sauter la maison comme ton fils s’est fait sauter. Ils ont filmé et montré ça à mon père quand il était en prison. On est allé chez ma tante paternelle, on y est resté un mois puis on a loué une autre maison. Deux ans plus tard, on a reconstruit à côté10.

La famille a fait bâtir une nouvelle maison juste à côté. Des années après, il est encore impossible de reconstruire sur ce lieu où il a vécu, l’armée venant régulièrement prendre des photographies pour vérifier.

Après l’attentat perpétré par Ayat Al-Akhras, une partie de la famille a été maintenue en dehors du territoire israélien. Ses frères ont tous été arrêtés puis condamnés à des amendes et à de courtes peines bien qu’il ne semble pas qu’ils aient eu une quelconque responsabilité dans son acte. Il leur est depuis interdit d’entrer sur le territoire israélien et ils ne peuvent pas obtenir de permis d’entrée ni de sortie du pays pour voyager à l’étranger. Leur père, qui travaillait dans une colonie israélienne depuis dix- huit ans, dans une entreprise de construction, a été immédiatement renvoyé sans compensation ni droit à la retraite. Leur maison du camp de Dheisheh n’a pas été démolie en raison de sa trop grande contiguïté avec celle des voisins. »

1Émission Maqabir al-arqam (« Les cimetières des nombres ») consacrée à Anis Doleh, La voix de la Palestine, 2008.

2Prohibition on Placing Memorial Monuments in Memory of Perpetrators of Terrorist Acts Law, 5758-1998. Un effacement par l’absence de nom que l’on retrouve par exemple en France pour les sépultures des auteurs d’attentats terroristes commis depuis 2010 (Carayon 2021).

3Entretien avec Mervat Abu Salim cité, 17 juin 2012.

4Entretien avec Aïda au café du Jérusalem Hotel, 25 juillet 2012.

5Entretien avec Mervat Abu Salim cité, 17 juin 2012

6Les dispositions de la détention administrative permettent de détenir pendant des périodes allant jusqu’à six mois renouvelables indéfiniment sans qu’aucune charge soit nécessaire, et ce à la discrétion des services de renseignements (Shabak) et de leur évaluation du danger potentiel représenté par la personne.

7Échange entre trois soldats israéliens et un millier de prisonniers palestiniens, obtenu par le FPLP-commandement général d’Ahmed Jibril.

8Entretien avec Mohamed Alyan, dans son bureau, Jérusalem- Est, 30 octobre 2016.

9Entretien avec Mohamed Alyan, 18 mai 2016.

10Entretien avec Mervat Abu Salim cité, 17 juin 2012.

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