Film

« Par-delà les montagnes ». Métaphore de l’anticonformisme social

Troisième long métrage du réalisateur tunisien Mohamed Ben Attia, Par-delà les montagnes reprend une veine fantastique présente en filigrane dans le cinéma tunisien, pour dire les blocages d’une société qui peine à se défaire des conformismes. Le film sort en salle en France ce mercredi 10 avril.

L'image montre un homme et un enfant sur une colline, face à un paysage naturel vaste et montagneux. L'homme semble parler à l'enfant, peut-être pour lui donner des conseils ou partager un moment d'intimité. En arrière-plan, on aperçoit un lac scintillant et des montagnes, le tout baigné par une lumière douce, ce qui crée une atmosphère sereine et contemplative. La scène évoque des thèmes de connexion et de découverte en pleine nature.
Rafik (Majd Mastoura) et Yassine (Walid Bouchhioua) dans le film Par-delà les montagnes de Mohamed Ben Attia.
Kinovista

La révolution de 2011 a-t-elle permis aux classes moyennes de se libérer des contraintes sociétales ? Comment expliquer le recours à la violence ? Autant de questions qui traversent le travail cinématographique de Mohamed Ben Attia, réalisateur sensible et attentif à sa société. Ce dernier avoue lui-même avoir longtemps fait un rêve où il se voyait voler. Lors du tournage de son deuxième long métrage, Mon cher enfant (2018), ce rêve revient habiter son sommeil. Et c’est ainsi que l’idée lui vient d’explorer ce thème pour dire les aspirations et la chute inéluctable de Rafik, joué par l’excellent Majd Mastoura qui avait déjà incarné le rôle-titre dans le premier long métrage du même réalisateur, Hédi, un vent de liberté (2016). Homme ordinaire de la classe moyenne, marié, père d’un jeune garçon, Rafik est dès les premières images au bord de l’implosion. Sur son lieu de travail, une banque, une société d’assurance ou de communication — peu importe au fond —, il est pris d’un accès de rage et de violence qui ouvre le film et donne le ton de l’état psychique du personnage.

PAR-DELÀ LES MONTAGNES Bande Annonce (2024) - YouTube

Veine fantastique

Le travail en tant qu’aliénation est une idée déjà mise en scène par Ben Attia dans ses précédents films. Dans Hédi, un vent de liberté, le protagoniste est un jeune représentant commercial qui semble errer d’une entreprise à l’autre sans grande conviction, jusqu’à la déflagration amoureuse qui vient bouleverser sa vie. Si dans le sillage de la révolution tunisienne de 2011, le personnage de Hédi est porté par « un vent de liberté », celui de Rafik dans Par-delà les montagnes est un héros plus difficile à cerner, plus sombre et plus fermé, ce qui donne à la première partie du film une tension narrative attrayante pour les amateurs de mystère.

Car Rafik a un secret et, à sa sortie de prison, il souhaite le partager avec son fils Yassine. Rejeté par sa femme et par ses parents, il décide donc de kidnapper Yassine pour lui révéler la vérité : il vole, ou plutôt, il saurait voler. La force du film tient dans cette capacité à maintenir le flou entre un récit fantastique, où un personnage aurait le pouvoir extraordinaire de voler, et un récit sombre, où le même personnage serait atteint de folie délirante.

L’esthétique réaliste qui traverse tous les longs métrages de Mohamed Ben Attia entretient ce flou. Il va sans dire que nous ne sommes pas là dans un film fantastique à la façon de la franchise cinématographique Marvel. On reste dans un monde réaliste identifiable, à l’exception de quelques indices renvoyant par touches successives au genre fantastique. On notera par exemple le personnage du berger, subtilement incarné par l’acteur palestinien Samer Bisharat. Croisant la route de Rafik dans les montagnes, il semble immédiatement croire en ses super pouvoirs. Économe en gestes et en mots, lui aussi possède un don : celui de parler aux animaux, sorte de Salomon (Soulayman en arabe) dont la présence confère au récit un air de fable ou de parabole.

Généalogie d’une esthétique

Ce mélange subtil des genres n’est pas totalement inhabituel dans un cinéma qui a longtemps utilisé l’allégorie pour contourner les censures des régimes dictatoriaux de Bourguiba puis Ben Ali. Bien que le réalisateur ne revendique pas spécifiquement de filiation, son film s’inscrit entre autre dans la continuité d’un film tunisien malheureusement assez méconnu : Khlifa Lagraa (1969), de Hamouda Ben Halima. L’histoire se déroule dans un vieux quartier de Tunis à une époque indéterminée. Le héros souffrant de la teigne est employé comme messager par les habitants du quartier. Sa maladie lui permet d’accéder à des lieux, notamment féminins, qui lui seraient normalement interdits. Sorte de passe-muraille, Khlifa est lui aussi témoin et déclencheur d’évènements fantastiques inexpliqués.

Mais en 1969, la machinerie des effets spéciaux est loin de ce que le cinéma connaît aujourd’hui, et les attentes des spectateurs dans ce domaine sont désormais plus exigeantes. Mohamed Ben Attia relève un nouveau défi en tournant des scènes avec effets spéciaux, tout en gardant son esthétique propre. Même s’il admet que cela a été la partie la plus difficile du tournage : il a fallu s’adapter à une technologie qu’il ne maîtrisait pas totalement, mais surtout rassurer les acteurs du bien-fondé de ses choix et de la qualité des scènes dont ils ne pouvaient pas toujours visualiser le résultat final. Autre difficulté à cet égard : le budget. Il a été difficile de convaincre les bailleurs de fond de la pertinence et de la faisabilité du film, selon le réalisateur.

Le surgissement de la violence

Si la première partie du film est portée par une tension narrative liée au secret de Rafik, la seconde, qui se déroule dans la région montagneuse d’Aïn Draham au nord-ouest de la Tunisie, est marquée par la violence au sein du cercle familial. La rupture de rythme et de ton peut dérouter, et les événements ont tendance à trainer en longueur. On comprend toutefois mieux le choix du réalisateur lorsqu’on se rend compte qu’il a voulu montrer, à travers cette famille, tout ce que Rafik a cherché à fuir. L’épouse, interprétée par Selma Zeghidi, semble comme ce dernier au bord de l’implosion psychique, incapable de se libérer de ses peurs et de ses doutes. Dans ce foyer comme dans celui du protagoniste, des tensions pèsent au sein du couple. À l’image de tous les films de Ben Attia, les enfants sont l’objet d’une attention excessive, quasi étouffante de la part des parents. Que ce soit dans Par-delà les montagnes ou dans ses deux précédents long métrages, on attend des enfants qu’ils se conforment parfaitement aux normes sociales, en affichant réussite scolaire ou professionnelle afin d’accéder à une situation financière qui permette de se marier et de fonder un foyer.

Comment se libérer de ce conformisme social ? C’est la question qui traverse tous les films de Mohamed Ben Attia, pour qui la libération des personnages semble souvent prendre la forme d’un douloureux arrachement. Pour le personnage principal de Hédi, cela passe par une relation amoureuse intense qui n’a aucune chance d’être acceptée par son milieu, et l’espoir d’une fuite à deux. Dans Mon cher enfant, c’est en rejoignant les combattants de Daech en Syrie que le jeune Sami s’arrache à sa famille et à son milieu, sans rien dire à ses parents, et sans avoir donné de signe avant-coureur d’une quelconque sympathie envers les mouvements islamistes extrémistes. Rafik croit quant à lui détenir la clef qui le libèrera : transmettre à son fils son secret et, à travers cela, la foi en la possibilité d’une autre vie, différente de celle imposée par la société.

Le salut par la nature ?

De longs plans sur les forêts et les montagnes accompagnés d’une bande originale un peu trop présente en arrière-plan semblent signaler l’existence d’autres voies de salut. Ce retour vers la nature est un thème qui traverse le cinéma maghrébin contemporain, notamment celui des réalisateurs Ala Eddine Slim, Amine Sidi-Boumédiène ou Alaa Eddine Aljem. Mohamed Ben Attia qui a toujours aimé filmer ses personnages en mouvement et en déplacement, semble ici vouloir donner à la nature une place plus importante, comme s’il était à la recherche de solutions pour ses personnages certes en révolte, mais encore prisonniers de leur corps physique et social.

Il est d’ailleurs intéressant de voir que Rafik est désigné « terroriste » par la police à la fin du film. Comme si les autorités n’avaient que ce mot pour qualifier toute personne ou groupe qui tente de contester l’ordre établi, indépendamment de son affiliation politique. Cela en dit long sur l’anomie politique dans la Tunisie actuelle. Bien que certains espaces de liberté se soient ouverts à la faveur de la chute du régime de Ben Ali, le caractère conservateur de la société — et plus encore des classes moyennes —, la phase réactionnaire et le tournant autoritaire que vit le pays, ainsi que les disfonctionnements du monde du travail, pèsent encore lourdement sur les trajectoires individuelles. Inlassablement, Ben Attia dresse des portraits d’hommes en révolte, mais sans cesse empêchés.

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