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« Plaidoyer pour une civilisation nouvelle »

Quand Hiam Abbass ressuscite Simone Weil

Plaidoyer pour une civilisation nouvelle éclaire la réflexion politique de Simone Weil. Mis en scène par Jean-Baptiste Sastre et interprété par Hiam Abbass, ce spectacle est aussi le fruit d’une rencontre spirituelle entre la comédienne palestinienne et la philosophe française. Les 22 et 23 octobre 2021 au théâtre de Suresnes Jean-Vilar.

L'image présente une femme qui se tient debout, regardant légèrement vers le haut. Elle a les cheveux longs et foncés, et porte un manteau clair. La lumière joue sur son visage, créant un contraste fort avec l'arrière-plan, qui semble être texturé et neutre. L'ensemble de l'image est en noir et blanc, ce qui accentue l'intensité de l'expression de son visage et la profondeur de la scène.
Photo Nicolas Martinez

Hiam Abbass est née à Nazareth, en Galilée, non loin de la ville où ses grands-parents maternels dépossédés de leurs biens lors de la Nakba1 avaient trouvé refuge. Elle grandit dans une famille de parents enseignants, au milieu de dix frères et sœurs, avec des « rêves de liberté suscités par les livres »2 et le désir de s’envoler loin des frontières qu’on avait tracées pour elle.

Le théâtre, dont elle découvre la puissance émotionnelle dès l’âge de 9 ans, sera la première brèche. À l’âge de 22 ans, son cri de liberté est manifeste. Elle ne fera pas des études de méde-cine ; elle sera photographe et jouera sur les planches du théâtre El-Hakawati, devenu aujourd’hui le théâtre national palestinien à Jérusalem-Est. « J’ai découvert le théâtre tel que je l’aime. Notre art était un moyen d’exprimer notre existence, notre appartenance au peuple palestinien. » Puis Hiam choisit de quitter la Palestine, mais la Palestine ne la quittera jamais. Elle vivra et travaillera à Londres, puis à Paris où elle fondera une famille. Aujourd’hui, elle est actrice, metteure en scène et réalisatrice internationalement reconnue. De Satin rouge de Raja Amari à la Fiancée syrienne (2004) et Les Citronniers d’Eran Riklis (2008), de Paradise Now (2005) de Hany Abu Assad, nommé aux Oscars, à The limits of control (2009) de Jim Jarmusch, elle est largement reconnue pour ses talents. Elle revient au théâtre grâce au metteur en scène Jean-Baptiste Sastre, qui partage avec elle le désir de créer et de partager la scène avec des personnes de l’ensemble du tissu social qui n’ont pas l’habitude d’être mis en lumière au théâtre.

À l’orée de l’été 2019, encore en plein tournage à New York de la série Succession pour la chaîne de télévision américaine HBO, elle découvre les textes de Simone Weil, figure intellectuelle peu connue du grand public. « C’est Jean-Baptiste (Sastre) qui me l’a fait connaître » confie-t-elle avec reconnaissance. « Il avait souvent croisé son nom lors de la préparation de notre précédente pièce, La France contre les robots, une adaptation des textes de Georges Bernanos, créée avec Gilles Bernanos, le petit-fils et ayant-droit de l’écrivain. » Ces lectures marquent pour Hiam Abbass le début d’une rencontre décisive avec la philosophe née à Paris en 1909, est morte en 1943 de la tuberculose et d’épuisement à Ashford (Royaume-Uni), où elle s’était engagée avec La France libre contre les nazis. L’actrice palestinienne a d’abord été touchée par son parcours de vie, sa liberté, son engagement total pour la justice et la vérité qui ont fini par la consumer. Depuis, celle qu’elle surnomme « Mademoiselle Simone » avec une affectueuse familiarité l’accompagne dans ses pensées au quotidien.

« Elle avait déjà pensé notre monde » 

Simone Weil était juive agnostique, mais sa conception de vie était chrétienne. Elle était enseignante en philosophie et alliait action et réflexion, comme lui avait recommandé son professeur, le philosophe Alain. Ainsi, elle devint ouvrière à l’usine, engagée aux côtés des anarchistes pendant la guerre d’Espagne et rejoignit la France libre à Londres.

« Jean-Baptiste et moi-même avons lu, lu, lu et aimé ses textes. Elle avait déjà pensé notre monde », souligne Hiam Abbass, marquée également par l’humanité profonde et la capacité d’indignation de la philosophe qui écrit en 1937 « Le sang coule en Tunisie » pour dénoncer l’indifférence face à ces morts, lointains et abstraits pour la majorité, dans les colonies. Hiam, dans un élan, cite un fragment de ce texte à la terrasse d’un café parisien près de la place de la Bastille où elle a accepté de donner une interview à Orient XXI :

‟Du sang à la une” dans les journaux ouvriers. Le sang coule en Tunisie. Qui sait ? On va peut-être se souvenir que la France est un petit coin d’un grand Empire, et que dans cet Empire des millions et des millions de travailleurs souffrent ?

« Simone Weil s’est engagée très tôt contre toutes les formes d’oppression », souligne Hiam, citant notamment Contre le colonialisme (réed. Rivages, 2018). Ces textes écrits entre 1936 et 1943 condamnent la colonisation comme système qui détruit des peuples, ses manières de vivre et de penser et fourvoie la France dans ses grands principes. Pour la pièce, ils ont finalement choisi, en plus de ses correspondances, des extraits de L’Enracinement, un texte publié à titre posthume par Albert Camus en 1949, dans lequel elle poursuit sa réflexion sur le déracinement, sur la situation critique des ouvriers et paysans en France.

Monologue dans une chapelle

À Avignon, dans la chapelle de l’ancien cloître Sainte-Claire, couvent créé au XIIIe siècle par les sœurs clarisses, Hiam Abbass incarnait Simone Weil, ou plutôt l’interprétait. « Je ne suis pas elle, je ne peux pas être elle. Je n’ai pas vécu ce qu’elle a vécu, mais quelque chose me relie fortement à elle. Quand je sors de scène, la bascule dans la vie n’est pas immédiate. Il me faut un temps. Alors qu’au cinéma, quand j’entends : ‘coupez’, je me réadapte vite au réel », confie-t-elle.

À Avignon, la mise en scène était sobre. Hiam Abbass n’était accompagnée que d’un seul musicien. Son monologue était entrecoupé de chants occitans, en hommage aux écrits de la philosophe qui se sentait très proche de la culture des cathares, abîmée dans la conquête du territoire par les Français au XIIIe siècle. Au fond de la scène, des plaques de verre contenant chacune près de 15 milliards de bactéries bioluminescentes éclairaient faiblement de leur lumière verte le visage de l’actrice lorsqu’elle se tournait vers elles.

« La vie de Simone Weil ressemblait à la vie d’une luciole, m’a dit un jour Jean-Baptiste Sastre. Elle a eu une vie très courte et a éclairé le monde avec une pensée très intense », explique Hiam. Cette idée d’éclairer la scène avec des lucioles s’est matérialisée par la bioluminescence. Marcel Koken et Fabien Verfaillie, spécialistes en écosystèmes et biologie ont éclairé la scène avec une bactérie bioluminescente appelée Photobacterium Phosphoreum, qui se développe dans les abysses aux fonds marins. « Chaque nuit, Jean-Baptiste et une laborantine cultivaient ces bactéries dans une chambre climatisée et les apportaient le lendemain sur scène », se souvient Hiam.

Est-ce la clarté et la concision des textes de Simone Weil, est-ce la diction toute empreinte de rythme et de maîtrise de Hiam Abbass ? Toujours est-il qu’on ne sort pas indemne de ce genre de spectacle. Longtemps reste l’impression d’avoir assisté à quelque chose de rare. Une grande rencontre entre deux êtres en symbiose.

« Apprendre son texte par cœur, le maîtriser parfaitement, c’est le moins qu’on puisse faire pour une écrivaine d’une telle envergure ». Simone Weil invite à « un engagement total sur scène qui puisse rendre hommage à la grandeur de ces textes », confie-t-elle.

Parmi les textes dits par Hiam Abbass, il y a d’abord sa réflexion sur le pouvoir dans l’entreprise qui apparait dans la correspondance de la philosophe avec Victor Bernard, ingénieur, directeur des usines Rosières. Dans ce texte, elle l’invitait à réfléchir sur la puissance qu’il exerçait sur ses ouvriers, « une puissance de Dieu plutôt que d’homme », et à passer « d’une subordination totale à un certain mélange de subordination et de collaboration, l’idéal étant la coopération pure ». « Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d’infériorité nécessairement imposé par des atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance ».

Forte était aussi sa réflexion sur l’Église et le christianisme dans une correspondance avec le père Perrin, dominicain, « le seul être humain qui ne l’ait jamais blessée à travers ses propos et ses attitudes ». « Dieu ne me veut pas dans l’Église » concluait-elle, avant de rappeler l’histoire de l’Inquisition médiévale qui l’empêchait d’adhérer à la religion. « Pour que l’attitude actuelle de l’Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l’existence sociale, il faudrait qu’elle dise ouvertement qu’elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux, en se souvenant de l’Inquisition ? »

« Simone Weil refusait tout regroupement dogmatique qui efface la spiritualité, l’individualité et l’intelligence des êtres humains. Elle était très indépendante d’esprit et très exigeante » commente l’actrice, marquée par la capacité de la philosophe à désigner et critiquer toutes les dérives totalitaires possibles de son époque : le communisme, le fascisme et le nationalisme.

De multiples racines

La récitation de passages de L’Enracinement est l’apothéose de la pièce. Dans ce texte inachevé, la philosophe nous invite à étudier notre propre déracinement.

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

récitait Hiam, avant de désigner « les deux poisons qui propagent la maladie du déracinement » : l’argent et l’instruction. De ces deux poisons, c’est le second qui étonne et donne envie d’écouter la suite du texte :

Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur — opération qu’on nomme vulgarisation — et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.

Le propos sur le déracinement, « de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines », s’achève avec un passage sur l’État « aux tendances totalitaires » depuis Richelieu.

Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s’opposer à l’État. […] Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un État moralement désertique, sans parler d’une atroce misère matérielle. Sous ce régime, le déracinement des provinces françaises, la destruction de la vie locale, atteignit un degré bien plus élevé.

« Je vois la Palestine »

Chacun a tout loisir de se projeter dans ces textes, entrecoupés de pauses laissant le temps au spectateur de réfléchir. Hiam elle aussi parait absorbée. « J’ai toujours cherché à universaliser mon expérience. Mais l’ancrage universel est d’abord local… » « Dans certains passages de L’enracinement, je vois la disparition des petites provinces en Palestine, comment ça a été annihilé, ça n’existe plus. Quand je parle de la froideur de l’État, je vois Israël, l’idolâtrie d’une reli-gion aux dépens de l’humain, du citoyen et de la démocratie. »

Mais parfois, les projections de son imaginaire sont tout autres. Il suffisait qu’elle regarde les plaques de bactéries bioluminescentes pour voyager par la pensée en pleine récitation de son texte. « Je voyais un monde, tout un monde. Parfois, je voyais l’usine où Simone Weil a travaillé, parfois, je la voyais travailler dans les champs, parfois encore, je vois le déracinement des paysans français, parfois je vois la Palestine, les guerres, les voyages périlleux de ces immigrés qui rêvent de l’Europe… »

Permettre à chacun d’exister sur scène

Le spectacle, initialement présenté en off au festival d’Avignon en 2019, n’a pas pu être joué depuis à cause de la pandémie de Covid-19. Il est de retour les 22 et 23 octobre prochain au théâtre de Suresnes Jean-Vilar, puis poursuivra sa tournée à travers toute la France, et à chaque étape, Hiam Abbass et Jean-Baptiste Sastre iront à la rencontre des acteurs de la société civile, bénéficiaires et responsables d’associations notamment, pour créer avec eux une pièce polyphonique dans l’esprit de l’engagement de Simone Weil.

L’actrice est désormais accompagnée d’un chœur sur scène, constitué notamment de responsables et bénéficiaires d’associations, parmi lesquelles certaines viennent en aide aux plus fragiles : malvoyants, handicapés mentaux, personnes souffrant de troubles psychiques, etc. « Nous avons fragmenté les textes pour permettre au chœur d’exister », précise Hiam.

« Ce qui est très fort, c’est la capacité de Jean-Baptiste à permettre à chacun d’exister sur scène. Il les accompagne pour qu’ils aillent chercher au plus profond d’eux-mêmes et l’offrent sur scène », souligne-t-elle. C’est le plus bel hommage qu’ils peuvent faire à la philosophe, toute sa vie engagée pour une « civilisation nouvelle ».

Et ensuite ? « Peut-être que nous traduirons la pièce en arabe ! », répond Hiam Abbass, avant de citer l’écrivain Georges Bernanos :

Qu’importe d’ailleurs que mon œuvre survive ? La grâce que j’attends c’est qu’elle revive, fût-ce en un autre siècle, un autre temps une autre terre, une autre âme… Il y a mille fois plus d’honneur à revivre qu’à survivre3.

1Désastre, cataclysme, catastrophe, pour caractériser cette période au cours de laquelle des milliers de Palestiniens ont été tués ou chassés de chez eux. Cette période va de fin 1947 avec le plan de partage de l’ONU à mai 1948 et à la naissance de l’État d’Israël. Le jour de la Nakba est célébré par les Palestiniens le 15 mai en souvenir de cette «  catastrophe  ».

3Les enfants humiliés : journal 1939-1940, Gallimard, 1949.

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