La France est riche d’une tradition orientaliste séculaire, que les spécialistes estiment supérieure par sa continuité et sa qualité à celle de tout autre pays occidental1. Le Collège de France, autrefois dénommé Collège Royal, fondé par François Ier qui décide d’y introduire l’enseignement des langues orientales, dont l’arabe, peut à lui seul s’enorgueillir de toute une lignée d’illustres arabisants. Le Quai d’Orsay entretient également, à travers le concours du Cadre d’Orient, une véritable filière d’excellence, régulièrement nourrie par l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), comme par les universités. Dans l’imposant bâtiment historique du ministère des affaires étrangères jouxtant l’immense esplanade des Invalides, donnant sur l’impérial pont Alexandre III, l’étage occupé par la Direction d’Afrique du Nord/Moyen-Orient a longtemps été appelé « la rue arabe » par les autres directions — sobriquet affectueux ou condescendant, selon l’intention du locuteur —, mais qui traduit dans tous les cas une empathie supposée avec les peuples de la région, voire un alignement sur leur esprit rebelle.
À l’occasion de la journée internationale de la langue arabe, Orient XXI a choisi d’interviewer Patrice Paoli, jeune retraité qui aura occupé de nombreux postes en lien avec le monde arabe, notamment celui de directeur de la prestigieuse direction géographique mentionnée plus haut, ainsi que ceux de diplomate puis ambassadeur dans plusieurs pays arabes, dont le Liban, le Koweït et les Émirats Arabes unis. Surtout, il aura été l’unique porte-parole en arabe du ministère à ce jour.
Nada Yafi. — Vous avez récemment participé à une conférence à l’Inalco sur la diplomatie française et la langue arabe, ainsi qu’à une émission de la chaîne arabophone France 24 sur le même thème. Ce sujet vous semble-t-il d’actualité ? Vous n’avez pourtant pas été remplacé au poste de porte-parole en arabe, qui n’a été créé qu’en novembre 2022 ?
Patrice Paoli. — Ce sujet est à mon sens plus actuel que jamais. L’actualité tragique au Moyen et au Proche-Orient, les liens tissés à travers l’histoire, de part et d’autre de la Méditerranée, nous le rappellent chaque jour.
Alors que les incompréhensions, voire les haines, nourries par l’ignorance ou le rejet de l’Autre, montent de toutes parts, autour de la Méditerranée, dans cet Orient si simple et si compliqué, et jusqu’au sein de notre société, il nous faut ouvrir grands nos esprits et nos oreilles et dépasser la peur de l’Autre, se comprendre et se parler. L’apprentissage des langues vivantes, dans le cas d’espèce l’arabe, mais aussi la connaissance des civilisations de cette région et de l’histoire des pays arabes est plus que jamais une nécessité, pour mieux se connaître et se parler alors que le débat est contraint et polarisé.
Des drogmans au corps d’Orient
N.Y. — La langue arabe serait donc utile pour comprendre les enjeux du Proche-Orient. Il est intéressant que vous y ajoutiez une autre dimension, celle de la nécessaire connaissance de l’histoire des pays arabes ?
P. P. — La création du corps d’Orient, qui a succédé au système des drogmans2, lesquels étaient des traducteurs et interprètes, et non des diplomates de plein exercice — même s’ils jouaient à leur manière un rôle de médiateur — répondait à cette préoccupation. Il est important aujourd’hui de préserver cette filière de recrutement de diplomates spécialisés dans différentes aires linguistiques et civilisationnelles. La connaissance de la langue est nécessaire et constitue un atout indéniable, mais en effet elle ne suffit pas. Il faut y ajouter la connaissance de la culture et de l’histoire qui s’y attachent. Ce qui est requis des candidats au concours de recrutement « Orient ». C’est donc, outre la langue, une solide connaissance de la civilisation, de l’histoire, de la vie politique et de la culture des pays de leur zone de spécialisation, qui complète et donne toute sa portée à la connaissance de la langue. Il ne s’agit pas seulement de parler avec l’autre, mais aussi de le connaître.
N.Y. — Pour servir la politique étrangère de la France, certains estiment qu’il suffit de parler français ou anglais notamment dans les réunions multilatérales où l’anglais prédomine. Qu’est-ce que la langue arabe vous a apporté de plus dans vos rapports avec vos interlocuteurs arabes ?
P. P. — On peut bien sûr travailler en utilisant seulement l’anglais et le français, mais il faut bien voir qu’en recourant à l’anglais au détriment de l’arabe par exemple, on renforce la position de l’anglais par rapport à notre propre langue en l’imposant comme le vecteur privilégié de communication. Défendre l’utilisation des autres langues est aussi une manière de défendre le français en défendant la diversité linguistique.
Et le dialogue sans médiateur est un « plus » indéniable. Le fait de parler la langue de l’autre est une marque de respect et de reconnaissance de l’interlocuteur. Il abaisse une barrière et permet un échange direct. Il facilite l’établissement d’une relation de confiance. Il est essentiel de maintenir dans notre diplomatie la capacité d’échanger, de lire, de travailler en arabe.
Prenons l’exemple de l’Algérie, où notre ambassade, à une certaine époque, ne disposait pas de diplomates arabophones et vivait dans l’idée que le français suffisait pour lire El Moudjahid3 et pour les entretiens. Mais c’était oublier la régression de la connaissance du français dans la société algérienne et méconnaître la réalité de cette société, en négligeant les débats et en ignorant les publications en arabe, notamment dans les universités où s’exprimaient les aspirations de la jeunesse. Il est essentiel de pouvoir prendre le pouls d’une société, et aussi de pouvoir réagir le cas échéant à la désinformation.
À cet égard, le fait de pouvoir lire la presse, suivre un programme de télévision, ou les réseaux sociaux est une ressource indéniable. Mais surtout, la capacité à prendre la parole dans la langue du pays à la radio ou à la télévision, aujourd’hui sur les réseaux sociaux, est un atout majeur : on peut ainsi toucher directement l’auditeur, le téléspectateur ou l’internaute.
Et puis j’ai parfois recouru à l’arabe pour échanger avec des collègues dont l’arabe n’était pas la langue maternelle non plus et qui l’avaient apprise comme moi. Ainsi nous parlions arabe, mon collègue chinois et moi-même, lorsque j’étais en poste à Amman. Pékin envoyait au Proche-Orient des arabisants sans se préoccuper de savoir s’ils parlaient aussi l’anglais ou le français.
N.Y. — Votre père autrefois, vos frères aujourd’hui et vous-même avez poussé très loin l’étude de cette langue alors que vous n’avez aucune origine arabe. C’est certainement révélateur de votre curiosité intellectuelle, d’un amour de la culture en général, d’un esprit universaliste, typiquement français. Mais est-ce que cela dit quelque chose par ailleurs de la langue arabe elle-même ?
P. P. — Mon rapport aux langues s’est formé dans mon enfance avec la langue anglaise. L’arabe est entré un peu plus tard dans ma vie, en Libye, en classe de sixième à l’école franco-libyenne de la Mission laïque de Tripoli. Mais il a pris rapidement une importance spéciale du fait que ma vocation s’est dessinée dès la fin du primaire : je voulais suivre les traces de mon père, que j’admirais et qui maîtrisait parfaitement l’arabe — il fut mon premier professeur d’arabe à la maison — et devenir diplomate en apprenant l’arabe et le persan. Et, tout en apprenant d’autres langues, je me suis dès lors focalisé sur le monde arabe. Je ne suis pas sûr de bien répondre à votre question, mais je dirais que l’arabe est entré très tôt dans ma vie et s’y est installé très naturellement. Et il y est resté.
N.Y. — Peut-être ma question était-elle motivée par un qualificatif que j’ai souvent entendu dans la bouche d’autres diplomates arabisants, à savoir qu’il s’agit pour eux d’« une très belle langue », comme me l’a dit encore tout récemment l’un de vos collègues, jeune retraité, Bruno Aubert, qui reste « très attaché à cette langue » selon ses termes, et vivement intéressé par la diplomatie culturelle, ou encore comme le montre la conseillère diplomatique du président de l’Institut du monde arabe, Inès Ben Kraïem, par son engagement dynamique sur ce volet particulier de la diplomatie. Diriez-vous dans tous les cas que la langue arabe aura été l’une des clés du succès, dans votre longue carrière ?
P. P. — Intéressante question ! Qui contient à mon sens deux aspects : d’une part, la façon dont l’arabe a facilité mon travail de diplomate et donc, indirectement, ma carrière, et, d’autre part, la façon dont on est perçu par les autres, qui est indubitablement, un facteur important dans nos carrières ! Le fait que je parle l’arabe, que je puisse exercer ma mission en arabe a consolidé mon image d’expert du monde arabe, donc ma crédibilité. Outre les avantages de la connaissance de la langue dans mon travail quotidien et la découverte et la connaissance des pays où je servais, le regard des autres s’est forgé autour de cette capacité linguistique et de ma connaissance du monde arabe. Je peux donc dire que la langue arabe a été un élément déterminant dans ma carrière. J’ai cependant été conduit à sortir de ma zone de spécialisation (et de confort) et ces « écarts » ont été importants et utiles. S’agissant de la langue elle-même, je partage le sentiment de Bruno Aubert et d’Inès Ben Kraïem. Je découvre chaque jour sa beauté et sa richesse. Elle fait partie de moi.
N.Y. — Vous connaissez plusieurs langues étrangères. Diriez-vous que l’arabe est plus difficile que les autres ?
P. P. — Une idée répandue est que l’arabe est une langue difficile, plus difficile que d’autres. Pour ma part, je considère qu’il n’existe pas de langue facile si on veut bien la parler et l’écrire, à commencer par le français. Tout dépend de l’investissement que l’on met dans l’apprentissage d’une langue, et de la volonté que l’on a de l’apprendre et de la maîtriser. Il faut dissiper l’idée selon laquelle l’arabe est plus difficile qu’une autre langue et déployer les moyens pour mieux la faire connaître et en permettre l’apprentissage, notamment dans notre système scolaire. Apprendre l’arabe n’est en rien une tâche insurmontable ! Je note cependant un élément de difficulté spécifique de l’arabe : la nécessité de compléter l’apprentissage de l’arabe littéral ou standard par celui des parlers locaux, parfois très différents, pratiqués dans les pays arabes.
N.Y. — L’arabe standard vous a-t-il été utile pour apprendre le parler local d’autres pays arabes ? Cette variante de la langue était-elle utile partout, même dans des pays comme le Liban, pays francophone où vous avez été ambassadeur ?
P. P. — La diversité de la langue arabe est l’une de ses difficultés, qui peut faire oublier son unité au-delà des différences dialectales, parfois très grandes, et même déroutantes. Le développement des réseaux sociaux a accéléré et généralisé le développement de l’arabe standard, d’un arabe écrit moderne qui est très largement utilisé et partagé dans tous les échanges, dans les médias écrits et audiovisuels, sur les réseaux sociaux, dans les échanges et colloques, etc. Et parallèlement s’est développé l’usage de ce qu’on appelle communément le « dialecte », à savoir la variété vernaculaire de la langue, sur les mêmes réseaux sociaux, avec une volonté parfois d’affirmation identitaire sur le thème « utilisons la langue que nous parlons tous les jours ». Ceci conduit nos ambassades à rechercher le meilleur équilibre entre l’arabe littéral et cet arabe local. Le recours à l’arabe littéral suscite généralement reconnaissance et considération de la part d’un public qui souvent ne le pratique pas lui-même. Le recours à l’arabe vernaculaire suscite une connivence différente avec l’interlocuteur ou le public, et touche peut-être davantage le cœur des gens. Les deux sont nécessaires. J’ai éprouvé ces deux aspects dans ma vie quotidienne et professionnelle.
J’ai pour ma part étudié l’arabe littéral ou standard à l’Inalco, me réservant d’apprendre l’arabe dit « dialectal » en poste et sur le terrain. Il était important pour moi de bénéficier d’un enseignement de qualité auprès de professeurs à même de me faire ressentir les différences, mais aussi les liens entre arabe standard et arabe « dialectal ». J’ai eu de très bons professeurs, qui me reprenaient chaque fois que je revenais au littéral ! Cela a contribué non seulement à mon apprentissage de différents parlers régionaux, mais aussi, paradoxalement, à me renforcer en arabe littéral ! Je voue à mes professeur(e)s une profonde reconnaissance !
S’agissant du Liban, je me suis toujours attaché à défendre le plurilinguisme, qui est un atout pour la jeunesse libanaise dont il ne faut pas la priver ! Outre l’arabe, le français y est, comme vous le dites, très présent, mais l’anglais aussi. Pour ma part, j’ai eu recours généralement à l’arabe standard pour mes interventions publiques, ainsi qu’au français et, dans des cas précis — interviews à la presse anglophone —, à l’anglais. Et la variété locale m’a été utile pour les conversations de tous les jours. Tous les moyens sont bons pour comprendre et se faire comprendre ! Il est clair en tous cas que le fait de parler arabe m’a ouvert bien des portes et des horizons auxquels le recours au seul français et/ou à l’anglais ne m’aurait pas permis d’accéder.
N.Y. — À quel public s’adresse le porte-parole en arabe ?
P. P. — Je dirais le public le plus large possible, dans un monde où les vecteurs et méthodes de communication sont en plein bouleversement. Les médias audiovisuels restent selon des études récentes le moyen d’information majoritaire dans le monde arabe. Mais les réseaux sociaux progressent très rapidement.
Il faut tout à la fois toucher les officiels des pays de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient, le grand public, mais aussi, plus particulièrement, la jeunesse, qui ne s’informe pas nécessairement de la même manière que les générations antérieures. Il y a donc différents publics : celui qui regarde la télévision et écoute la radio, celui qui privilégie les réseaux sociaux, eux-mêmes très divers, entre X, Instagram, Facebook, etc., et celui qui utilise tous les médias disponibles…
La nécessité d’une communication du Quai d’Orsay en langue arabe, établie de longue date, mais qui n’a été mise en pratique que très récemment, s’est renforcée après l’agression russe contre l’Ukraine, qui a contribué à élargir le fossé entre l’Occident et l’Orient arabe, sur le thème du « double standard » ou, pour parler français, du « deux poids, deux mesures ». Il faut écouter et répondre à ces interrogations.
N.Y. — Suivez-vous des médias en arabe ? Lesquels ?
P. P. — Oui, je suis principalement France 24 en arabe, et moins régulièrement des chaînes comme Al-Jazira et Al-Arabiya.
N.Y. — Pensez-vous que la langue arabe garde un attrait pour les jeunes diplomates français ?
P. P. — Oui, très clairement. Les deux concours d’Orient (secrétaire des affaires étrangères et administrateur de l’État) conservent toutes sections confondues une forte attractivité. Et j’ai relevé, lors du dernier concours d’administrateur Orient organisé par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, dont j’étais le président de jury, une prépondérance des candidats ayant choisi l’arabe littéral (30,3 % des candidats présents aux épreuves écrites), devant le russe (17,5 %) et le chinois mandarin (12,7 %). Je ne veux pas entrer dans une concurrence entre langues, mais cela permet de donner la juste réponse à votre question.
Il faut continuer à encourager l’apprentissage de toutes les langues et mieux faire connaître les carrières possibles avec ces langues, notamment le métier de diplomate. Pour ce qui concerne l’arabe, un effort particulier doit être fait à mon sens pour lui « rendre sa dignité », si vous me permettez l’expression, car son image pâtit d’une politisation regrettable et injuste. Heureusement, nous constatons l’augmentation régulière des étudiants en langue arabe, notamment à l’Inalco !
* * *
L’entretien se termine sur une note positive. L’on peut se dire que la langue arabe jouit en effet dans l’enseignement supérieur d’un prestige réel, à l’Inalco comme à Sciences Po, dans les grandes écoles comme dans les universités. L’enseignement dans le secondaire lui-même connaît des développements positifs comme l’ouverture par l’éducation nationale de sections internationales dans des établissements souvent prestigieux de centre-ville et pas simplement en banlieue, sections qui sont des filières d’excellence, tournées vers l’international par la préparation du Baccalauréat français international (BFI).
La langue arabe demeure toutefois un enjeu diplomatique, parfois tendu, avec les États du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) qui souhaitent pouvoir garder la main sur son enseignement optionnel dans les écoles primaires en France. Cet abandon consenti de souveraineté de la part de nos autorités obéit à une logique de négociations visant à ne pas perdre, en contrepartie, la main sur les nombreuses écoles françaises implantées dans ces pays. Aussi, la réforme recommandée par le Haut conseil à l’intégration et destinée à transformer notre « enseignement des langues et cultures d’origine » (ELCO)4 en véritable « enseignement international des langues étrangères » (EILE) peine-t-elle à progresser : cet enseignement passe toujours par des accords bilatéraux avec les gouvernements en question, qui continuent de former et payer les enseignants, lesquels sont tout de même faiblement inspectés par l’éducation nationale. De ce fait, bien que cet enseignement soit désormais ouvert à tous et non seulement aux enfants d’immigrés comme c’était le cas avec les ELCO, il garde une image de « langue communautaire ». La bataille visant à ramener cet enseignement dans le giron de l’Éducation nationale en égale dignité avec les autres langues vivantes enseignées à l’école n’est visiblement pas encore gagnée. Une telle ambivalence nourrit dans l’esprit du public l’assignation identitaire de la langue arabe à l’immigration maghrébine alors qu’il s’agit d’une langue vivante comme toutes les autres, internationale au surplus.
Par cette assimilation à l’immigration, la langue arabe devient un enjeu électoral, régulièrement instrumentalisé par certaines personnalités politiques dans le débat public, produisant systématiquement des « emballements médiatiques », selon Jean-Michel Blanquer lui-même, ancien ministre de l’éducation nationale, qui en a pâti. Ces polémiques entravent la diffusion de son enseignement, qui reste donc marginal au regard de la demande. L’amalgame très courant avec la religion musulmane produit non seulement des attaques injustifiées, mais également des défenses navrantes, comme celles qui consistent, au nom d’une laïcité mal comprise, galvaudée, à prôner son enseignement à l’école publique pour… mieux lutter contre l’islamisme, ce qui participe du même strabisme intellectuel. L’allusion positive à la langue arabe dans un discours présidentiel tout entier consacré au séparatisme et à l’islamisme est une pirouette idéologique malencontreuse qui ne peut que se retourner contre la langue arabe. Tant que cet amalgame saturera le débat public, la langue arabe restera « taboue ». Le traitement singulier qui lui est réservé, entre toutes les langues, est tel qu’il vient de faire l’objet d’un colloque spécifique à l’Université de Grenoble sur le thème de « la langue arabe au prisme du politique », auquel ont participé des linguistes et sociolinguistes de plusieurs autres universités comme celles de Lyon, Rennes, Saragosse, Lille, Sorbonne-nouvelle et Avignon comme de l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, de l’Inalco, du CNRS, de l’Institut du monde arabe (IMA) et de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam).
On peut légitimement se demander si la langue arabe, « trésor de France »5, véritable atout de sa diplomatie, n’est pas aujourd’hui prise en otage par sa politique intérieure. Le recrutement d’un des meilleurs arabisants retraités du Quai d’Orsay, François Gouyette, pour une mission commandée et encadrée par le ministère de l’intérieur (présentée officiellement comme étant sous la double houlette de la place Beauvau et du Quai d’Orsay) sur « l’islamisme politique et la mouvance des frères musulmans » destinée à traquer un hypothétique entrisme de ces derniers dans les administrations de l’État révèle une confusion persistante dans l’esprit de nos autorités publiques entre langue arabe et islamisme.
Pour en revenir à la diplomatie, il nous faudra reconnaître également que la langue arabe ne constitue pas à elle seule un sésame. Il n’aura pas suffi à Napoléon Bonaparte lors de son expédition militaire de 1798 de faire traduire en arabe sa proclamation solennelle aux Égyptiens, pétrie de termes affectifs, pour ravir les cœurs et les esprits.
Aujourd’hui comme hier, la « rue arabe », la vraie, celle qui est de l’autre côté de la Méditerranée et du Golfe, n’attend pas de la France qu’elle porte systématiquement la parole arabe, mais espère logiquement de la patrie des droits humains qu’elle parle surtout le langage du droit international, comme continue de le faire l’un de ses plus emblématiques ministres des affaires étrangères, Dominique de Villepin. La France serait alors, à leurs yeux, simplement fidèle à elle-même. Lorsque le président Jacques Chirac, en visite au Proche-Orient en 1996, s’était insurgé dans les rues de Jérusalem contre les multiples services de sécurité israéliens qui brutalisaient la population palestinienne sur son passage, il s’était exprimé en anglais. Aux yeux des peuples de la région cependant, le président français ce jour-là parlait d’une certaine manière arabe.
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1Cette tradition est mise en évidence par l’étude historique de Robert Irwin, spécialiste britannique de littérature arabe, soulignée par Suleiman Mourad dans son livre co-écrit avec Perry Anderson La Mosaïque de l’islam, Fayard, 2016.
2NDLR. Dans l’Empire ottoman, interprète officiel chargé de seconder les agents diplomatiques et consulaires.
3NDLR. Quotidien algérien francophone, organe officiel du Front de libération nationale (FLN).
4Adopté à la suite d’une directive européenne de 1977. Le système visait, du point de vue des pouvoirs publics, à maintenir le lien des enfants d’immigrés avec leur langue, afin de mieux préparer le retour des familles dans leurs pays d’origine. Partant de bonnes intentions, il présentait toutefois une singularité : dispensé sur le temps périscolaire, il était confié à des enseignants recrutés, payés et encadrés par les consulats des pays en question. Marqué par une pédagogie souvent traditionnelle, il ne pouvait être que « communautaire ». Un tel enseignement a justement été remis en question par la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem, qui avait bien saisi ce qu’il signifiait d’abandon de souveraineté. Elle a amorcé une réforme visant à ramener cet enseignement dans le giron de l’éducation nationale, en égale dignité avec les autres langues vivantes enseignées à l’école.
5Jack Lang, La langue arabe, trésor de France, Cherche-midi, 2020.