Quand les héros égyptiens sauvaient le monde des épidémies

Plusieurs articles de la presse arabe se sont récemment intéressés à la « littérature d’épidémie », notamment celle destinée à la jeunesse contemporaine égyptienne. Au-delà de ses échos avec notre réalité, ces livres faisaient dans les années 1980 la promotion d’un héros qui se battait pour défendre son pays et ses valeurs. Quinze ans plus tard, il cèdera la place à un protagoniste qui s’inscrit - tout comme son entourage - dans une logique individuelle et mondialisée.

« La prochaine épidémie terrifiante viendra bientôt à coup sûr. Cela commencera quelque part en Chine ou à Hongkong. À ce moment-là, nous ne pourrons compter que sur la miséricorde de Dieu… et ensuite sur la microbiologie et la rapidité à confectionner un vaccin. » C’est ainsi que se termine le numéro 40 de la série de livres d’aventure « Safari », intitulé « Nous parlons des oiseaux » (« ‘An Ettouyour nahki »), de l’auteur égyptien Ahmed Khaled Tawfiq, remis au goût du jour pour ses vertus prophétiques, en ces temps de pandémie. Cette série fait partie de la collection « romans de poche égyptiens » (riwayât misriya lel jayb) qui a commencé à paraître dans les années 1980 et dont les aventures se sont poursuivies jusqu’aux années 2000.

Romans policiers, d’espionnage, d’horreur ou de science-fiction… mais romans de suspense et d’aventure en premier lieu. La série Safari, qui compte 53 numéros, a été lancée en 1996. Elle raconte les aventures d’Alaa Abdel Adhim, un jeune médecin égyptien travaillant pour une ONG du nom de Safari et dont les missions se déroulent en Afrique subsaharienne. Dans le numéro 40 de cette série, le jeune médecin se trouve à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria quand un virus ressemblant à la grippe et rappelant le SRAS fait son apparition, avec un taux de létalité alarmant.

Modes de transmission (le premier cas a été en contact avec un marchand de poulets vivants), accents apocalyptiques, théories du complot, rôle des laboratoires pharmaceutiques dans la recherche et la commercialisation des vaccins… Malgré son caractère sommaire et son style narratif modeste, l’histoire amuse par la présence de toutes ces thématiques qui font écho à notre actualité.

La réalité dépasse la fiction ?

Le « parrain » (surnom donné à l’auteur Ahmed Khaled Tawfiq) a-t-il prophétisé la survenue du coronavirus ? se demande-t-on après avoir relevé sur Twitter la similitude entre son récit et la réalité. Ce médecin féru de science-fiction et dont les fans soulignent souvent le caractère prophétique — et dystopique — de ses écrits est décédé il y a deux ans. Une autre série d’aventures dont il est l’auteur est en cours d’adaptation par Netflix sous le titre de Paranormal, mais la fin du tournage a été interrompue pour cause de coronavirus.

Nous parlons des oiseaux n’est pas la première aventure des romans de poche égyptiens à parler d’épidémie. On retrouve par exemple le même thème sous le signe d’une « épidémie diabolique » dans une autre série de la collection, intitulée Milaf al-mostaqbal (Dossier du futur) de l’écrivain Nabil Farouq, publiée à partir de 1984 et qui appartient au genre de la science-fiction. Il s’agissait alors d’un virus qui provoquait un état de panique général, propagé dans le cadre d’une attaque biologique menée contre l’Égypte par un « pays ennemi ». Les années qui séparent les deux séries marquent un changement dans la représentation du héros égyptien.

Les « romans de poche égyptiens » étaient un véritable phénomène de société dans le monde arabe des années 1980 et 1990. Ces petits livrets qui tiennent dans la main se vendaient comme des petits pains autant chez les bouquinistes que dans les salons du livre, quand ils ne s’échangeaient pas entre les adolescents de l’époque.

Deux séries ont particulièrement connu un succès important au moment où cette édition a été lancée, en 1984 : Rajol Al-Mostahil (L’homme de l’impossible) et Milaf al-mostaqbal (Dossier du futur), toutes les deux signées Nabil Farouq.

Nostalgie et arabo-futurisme

Le premier est un roman d’espionnage ou, pour faire simple, un James Bond à l’égyptienne. On y suit les aventures de « Ad’ham, Ad’ham Sabry » (comme il se présente lui-même, non sans rappeler le fameux « Bond, James Bond ») et de sa partenaire dans la vie comme dans ses aventures Mona Tawfiq. Ad’ham Sabry a mérité son surnom, car il est l’homme qui repousse les limites du possible par son intelligence, le nombre de langues qu’il maîtrise, sa parfaite connaissance de toutes les techniques d’arts martiaux, le tout porté par des qualités de gentleman qui ne tue qu’en cas d’absolue nécessité — et jamais les femmes —, et en étant le modèle du parfait patriote et du bon musulman. Car évidemment, Ad’ham Sabry, qui habite dans le quartier des ingénieurs au Caire (hay el-mouhandissin) est l’homme providentiel des services secrets égyptiens. Dans son monde, Israël est toujours un ennemi, même si l’Égypte a signé les accords de Camp David depuis 1979. Un ennemi qui se manifeste sous les traits de la femme fatale Sonia Garaham, agente du Mossad dont le narrateur dit qu’elle a « un visage sculpté par les anges et un cœur confectionné par les démons ». D’aventure en aventure, Ad’ham Sabry fait revivre à ses lecteurs la nostalgie d’une Égypte toute-puissante, celle de Gamal Abdel-Nasser et de Raafat Al-Haggan, qui sauve le monde sans renoncer à ses nobles valeurs.

Dans Milaf al-mostaqbal, la même nostalgie d’un passé glorieux est projetée cette fois dans un univers futuriste… dans les années 2000, à l’époque où l’on pensait qu’on se déplacerait alors en voitures volantes, mais où l’on n’aurait jamais imaginé l’existence des réseaux sociaux. Les services secrets égyptiens sont alors devenus à la pointe de la technologie, notamment leur équipe scientifique de petits génies menée par le personnage de Noureddine Mahmoud, alias Nour. Les thèmes classiques de la science-fiction y sont abordés : le voyage dans le temps, l’immortalité, les extraterrestres, les disparitions inexpliquées, les machines incontrôlables… Mais dans ces aventures, ce n’est pas le monde occidental libre (que l’on excuse le pléonasme) qui est visé par les forces du Mal, mais l’Égypte et le Proche-Orient. Et de même que tous les films apocalyptiques hollywoodiens mettent en scène une Amérique qui sauve le monde, ce rôle messianique revient ici à "Om Eddonya“ (la mère du monde), l’Égypte, dans la pure tradition géopolitique et nassérienne de la région.

Se sauver soi-même plutôt que le monde

Au-delà de leur caractère comiquement hyperbolique et nombriliste, ces séries auront tout de même forgé pour une génération de jeunes Arabes un modèle de héros invincible qui n’a même pas 30 ans, qui porte un prénom semblable au leur et parle leur langue. Une ambition qui contraste avec l’image du personnage principal de Safari : le docteur Alaa Abdel Adhim a quitté l’Égypte parce qu’il ne s’y sentait plus à sa place, pour travailler dans une ONG fondée au Kenya par un baron autrichien. Nul héroïsme dans son récit, mais plutôt de l’autodérision et un humour cynique. Et tandis qu’Ad’ham Sabry affirme que son cœur appartient à Mona Taoufiq, car « seule une Égyptienne peut comprendre un Égyptien », Abdel’Adhim est quant à lui très heureux de partir avec sa femme Bernadette Jones chez celle-ci, au Canada. Plus de grande nation à sauver, mais une meilleure vie à trouver.

Dans Nous parlons des oiseaux, ce n’est pas le héros égyptien qui sauve la région de l’épidémie, mais une équipe de médecins aux nationalités multiples, principalement conduite par un Belge et un Allemand. Dans les premières semaines du coronavirus, des fake news avaient circulé, prétendant que des médecins arabes exerçant en Europe auraient trouvé un remède à cette pandémie. Qui a dit que l’héroïsme arabe a déserté la fiction ?

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