Il fut le « porte-parole de toutes les causes des peuples arabes », et même « le seul dirigeant du monde arabe ». Quarante-sept ans après sa mort, Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte de 1956 à 1970 hante toujours les rêves du Proche-Orient et au-delà. Rêves d’unité, de force, qui n’ont pas trouvé de véritables héritiers. Tout a été dit et analysé sur le raïs égyptien. Encore un film sur Nasser ? On retrouve dans le documentaire du journaliste Ben Salama, diffusé le 20 novembre 2016 sur France 5, l’iconographie — devenue classique — du jeune colonel un peu gauche après le coup d’État de 1952 au cours duquel il renversa le roi Farouk en compagnie des « Officiers libres », et celle du leader charismatique sûr de son pouvoir magnétique sur les foules. Quelques images moins connues, comme ces extraits de petits films familiaux où Nasser porte une chemise blanche à manches courtes de cadre en week-end, donnent un contrepoint intéressant.
C’est le point de vue du réalisateur qui fait la valeur de ce documentaire. La vraie originalité de ce film est de donner la parole au sud de la Méditerranée, en évitant les habituels experts occidentaux. Un regard qui pourra paraître surprenant au téléspectateur, si peu habitué à entendre les principaux intéressés parler d’eux-mêmes. Pour comprendre ce que Nasser a pu incarner, il suffit de voir revenir intacte l’émotion du dissident syrien Michel Kilo, évoquant devant la caméra sa réaction au fameux discours de Nasser annonçant en 1956 la nationalisation du canal de Suez. Militant communiste à l’époque, il considérait le dirigeant égyptien comme « un agent américain ». Écoutant le discours avec un groupe de camarades, il commence par insulter Nasser. Puis viennent les fameuses paroles : « Le président de la République a décidé… » Et à ce moment, raconte Kilo, « les larmes ont bondi de mes yeux et couvert le poste de radio ».
Le retentissement de ce geste dans le monde arabe est souvent absent des récits occidentaux. Michel Kilo n’hésite pas à dire qu’à ce moment-là, Nasser fut « excusez-moi, le dieu des Arabes ». Voir « pour la première fois un leader arabe taper du pied » contre les anciennes puissances coloniales fut pour une région tout entière un choc qui dure encore. Les réactions occidentales furent à la mesure de ce bouleversement. On revoit toujours avec le même étonnement les images de Pathé journal, les « actualités » projetées à l’époque dan les cinémas mêler Adolf Hitler et Nasser, qualifiant ce dernier de « mauvaise copie ». La référence au nazisme faisait partie des éléments de langage. Le ministre des affaires étrangères français Christian Pineau déclarait alors sans sourciller : « Si nous avions dit non à Hitler, nous n’aurions peut-être pas eu la guerre. »
Réaction d’autant plus disproportionnée que le canal devait de toute façon revenir à l’Égypte dix ans plus tard, à l’expiration d’un bail de cent ans. Mais c’était le symbole de la domination. « Si l’Égypte remportait un succès, ce serait l’occasion pour un grand nombre de pays arabes de lui emboîter le pas », reconnaît le ministre français. Le biographe de Nasser, l’écrivain égyptien Gilbert Sinoué1) traduit dans un sourire : « Quoi, un esclave osait se révolter contre son maître ? ». Il parle pour tous les autres « esclaves ». Nasser « ne voulait pas seulement être un leader égyptien », commente l’écrivain Alaa Al-Aswany, l’auteur de L’immeuble Yacoubian. On connaît la suite : l’expédition militaire israélo-franco-britannique stoppée net par un ultimatum de l’URSS et des États-Unis. Le Proche-Orient changeait de protecteurs, mais restait sous tutelle.
Le naufrage des espoirs de tout un peuple doit beaucoup à ces interférences occidentales, mais le réalisateur restitue la complexité du jeu stratégique sans omettre les responsabilités de Gamal Abdel Nasser. Prélude à une unification du monde arabe, la République arabe unie (RAU), rassemblant la Syrie et l’Égypte en un seul pays de 1958 à 1961 suscite de l’enthousiasme. Trois cent mille Libanais se précipitent à Damas pour la célébrer, mais l’échec est proche. Il est dû autant, avance le film, à l’intervention américaine (les marines débarquent à Beyrouth) qu’aux erreurs du raïs égyptien qui importe en Syrie les méthodes policières égyptiennes. Les États-Unis, en refusant un prêt pour la construction du barrage d’Assouan prévu pour irriguer l’Égypte, jettent Nasser l’anticommuniste dans les bras de l’URSS, qui lui fournit des armes. L’engagement dans une guerre sanglante au Yémen aux côtés de l’URSS, sera le « Vietnam de l’Égypte ». Elle en sortira ruinée, selon Gilbert Sinoué, qui date de ce conflit la « descente aux enfers » du pays.
Et puis il y aura le drame de la guerre de 1967. Une erreur là encore, due selon le film à une mauvaise appréciation des intentions israéliennes de la part de Nasser, renforcée par les promesses de victoire de son ministre de la défense Abdelhakim Amr. L’offre de démission de Nasser sera refusée par un mouvement populaire, mais le raïs ne retrouvera jamais son aura. Les experts interviewés insistent sur l’accentuation de l’autoritarisme et la marche forcée vers les nationalisations, mais aussi sur la montée en puissance des Frères musulmans, toujours clandestins, mais de plus en plus visibles.
Le caractère autoritaire du régime ne date pas de cette époque, disent unanimement les intervenants. L’historien égyptien Hazem Kandil évoque (trop ?) rapidement le rôle central des services de renseignement dans la construction de l’État. Alain Gresh rappelle que dès le début Nasser a tranché pour un régime à parti unique contre le général Mohamed Naguib, figure du coup d’État de 1952 et qui souhaitait une démocratie parlementaire. Le film expose d’ailleurs clairement les ambiguïtés de ce régime socialiste « moderne » qui combat les Frères musulmans, rivaux politiques, en renforçant les pouvoirs sur la société des théologiens de l’université Al-Azhar. Les imams en seront discrédités.
Un Nasser démocratique aurait-il changé le cours de l’histoire, comme le pense l’écrivain Alaa Al-Aswany ? Le rêve panarabe du raïs égyptien est aujourd’hui entre les mains de l’islam politique dans ses déclinaisons les plus variées, jusqu’à la caricature de « Daesh ». Gamal Abdel Nasser laisse toutefois un vide. « Il n’y a plus un seul dirigeant arabe capable d’être écouté par l’Occident », dit son biographe Gilbert Sinoué.
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1L’aigle égyptien, Nasser, Tallandier, 2015.