Né à Tunis en 1958, il découvre la bande dessinée et le dessin dès son plus jeune âge. Il développe alors une réelle passion pour cette forme d’expression artistique qui manie les bulles et des cases. Il copie, invente, crée ses propres histoires, découvre seul la technique. Déterminé du haut de ses 16 ans, il part en France avec ses planches pour proposer ses dessins à des éditeurs. Mais il ne rencontre que refus et un conseil récurrent : celui d’aller étudier aux Beaux-Arts pour maitriser la technique.
Dépité, mais toujours attiré par le dessin, il se tourne alors vers la peinture sous verre1. Cette technique picturale ancienne est présente dans de nombreux foyers tunisiens. Elle s’est répandue dans le bassin méditerranéen dès le XVe siècle, a subi plusieurs influences — turque et italienne entre autres —, et s’est installée durablement en Tunisie au XVIIIe siècle. Les thématiques illustrées sont empruntées à la mythologie, à la vie du prophète Mohammed, à la calligraphie et aux motifs floraux. En autodidacte, Sadri Khiari va découvrir cette technique bien particulière. Il copie les motifs anciens, s’exerce à la craquelure, au vieillissement de la peinture et du verre.
Artiste et militant
Il obtient son baccalauréat en 1977 et s’inscrit à l’université Paris-VIII pour des études d’histoire. Il reste quatre ans en France et y abandonne toute création pour se consacrer au militantisme2. Son retour en Tunisie et le durcissement du régime face à ses opposants ouvrent une période extrêmement difficile. Mais en 1993, la galerie Driba lui propose une collaboration dans la réalisation de peinture sous verre. Ainsi reprend-il le chemin de la création, et pendant dix ans il va renouer avec cette technique et s’ouvrir à la peinture à l’huile et à l’acrylique. En 2003, il peut aller soutenir sa thèse à Paris, décide de s’y installer et ouvre même un atelier.
Mais le printemps tunisien de 2011 le conduit à rentrer à Tunis. Tout en suivant la situation politique, il reprend ses activités de peintre et de dessinateur, et collabore avec le nouveau collectif autour de la bande dessinée Lab 619, et au webmagazine Nawaat. Il participe à plusieurs expositions de groupe et en 2016, présente une exposition personnelle de sous-verres à la galerie A. Gorgi à Tunis, autour des chanteurs et chanteuses tunisiennes. Cette exposition met en avant sa maitrise à la fois du dessin et de la technique du fixé.
Les corps des grands révolutionnaires
En 2018, en marge de l’exposition autour de la bande dessinée dans le monde arabe au musée d’Angoulême en France3, il loge pour trois mois à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême qui accueille six bédéistes de différents pays.
Il y développe un projet de BD autour de la mélancolie révolutionnaire. Il est question d’appréhender ce qui se joue autour des corps défunts des grands révolutionnaires. Quels en sont les enjeux politiques, historiques ? Très vite, il se rend compte que ce travail est titanesque par rapport aux recherches qu’il implique. Il choisit de se consacrer uniquement au personnage historique de Toussaint Louverture (1743-1803)4 en ajoutant aux thématiques abordées le traitement bureaucratique et racialiste de la mort.
L’auteur et son double en cadavre
Parallèlement, Sadri Khiari développe un autre projet : l’auteur trainant derrière lui son propre cadavre. Depuis plusieurs années, il joue avec son double graphique que l’on retrouve régulièrement. Il regroupe 70 planches où il n’y a pas de narration, pas d’histoire, juste une succession de séquences. Autodérision, questionnement existentiel, centralité du moi, légitimité d’être artiste ? Ou peut-être juste le désir de se parler à soi-même pour faire le point, une étape… Faisant référence à Roland Topor (1938-1997), aux autoportraits de Robert Crump (1943) ou aux personnages de Georges Wolinsky (1934-2015), cet autre qui est lui sans l’être est un déprimé masochiste, un personnage inventé à partir de ses questionnements et, comme il le souligne, « c’est une solution de facilité de construire un personnage à partir de soi et de ne pas l’inventer ».
Sa dernière exposition, Zygomatiques présentée à la librairie Millefeuilles en mars 2023 doit son titre aux 250 muscles qui entrent en action pour les fonctions du rire et du sourire. Les dessins réunis donnent quelques pistes pour comprendre l’approche artistique qui navigue avec facilité entre dessin et peinture sous verre, dans les sujets comme dans la technique.
La figure du fœtus est récurrente. Entité mystérieuse et vivante, elle est arrivée dans l’art de Sadri à travers le film 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968) qui se termine sur un fœtus perdu dans la galaxie, flottant dans l’espace. Cette image l’a fortement marqué et il la reprend en travaillant hachures et couleurs à partir de la technique de la peinture sous verre, comme révélateur du dessin, pour appuyer ou souligner un élément. Son trait est reconnaissable, à la fois précis et tortueux, privilégiant l’encre de Chine et la plume. Le papier à gros grain préféré au bristol est le support de ce motif hachuré récurrent, car la plume accroche, la maladresse le guette, l’erreur l’angoisse… Cependant ce travail répétitif du trait est comme une transe, une méditation autour du geste répété, rythmée par le bruit de la plume qui attaque le papier.
Finalement les deux techniques se sont rejointes. Auparavant il y avait deux processus créatifs : le dessin et la peinture sous verre. Puis, peu à peu une porosité s’est faite et si, au début, le verre remplaçait le papier et que la peinture sous verre était traitée selon la technique du dessin, il y a eu un métissage, une hybridation. L’évolution technique lui permet de se débarrasser du complexe de l’autodidacte. Il accepte que le dessin l’habite, que lorsque quelque chose lui plait il a besoin de le dessiner, de l’illustrer. Et au fil de la création, un dessin en engendre un autre, mais l’insatisfaction demeure. En effet l’idée de l’œuvre reste une chose de l’esprit, donc l’exigence est énorme pour arriver à réaliser ce qui, par son essence même, ne peut être représenté.
Son dernier projet ? Illustrer les Contes des mille et une nuits. Cette œuvre célèbre qui nous vient de Perse et d’Arabie, véritable succès lors de l’apogée de l’orientalisme en Occident a une part sombre. Shéhérazade cherche à protéger les femmes de la violence d’un homme. Le récit met en avant la place de la femme dans cette société face à la toute-puissance de l’homme. Ce choix souligne ce qui fait aussi la particularité de Sadri Khiari : son environnement, construit à partir de livres et d’images issus d’horizons divers, pour interroger sans cesse ce qui fait l’être humain et son histoire, mais aussi la mort. Ainsi lorsque Sadri Khiari se représente dans une « vanité » inspirée par celle de Philippe de Champaigne5 au-delà du clin d’œil à l’histoire de l’art, c’est comme l’est le fœtus, une interrogation sur le sens de la vie et de la création.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1On appelle « peinture sous verre » ou « fixé sous verre » une image peinte directement sur une face de la vitre, et dont le résultat se regarde sur l’autre face.
2Il est notamment l’un des membres fondateurs du Mouvement des indigènes de la République (MIR) devenu en 2010 le Parti des indigènes de la République (PIR).
3Lire Caroline Dubois, « La nouvelle génération de la bande dessinée arabe à l’honneur au musée d’Angoulême », Connaissance des arts, 26 janvier 2018.
4NDLR. Figure majeure de la révolution haïtienne, François-Dominique Toussaint Louverture est aussi l’une des grandes figures des mouvements anticoloniaux. Arrêté et emmené en France, il meurt en 1803, incarcéré en isolement au fort de Joux juste avant la proclamation d’indépendance d’Haïti (le 1er janvier 1804).
5Philippe de Champaigne, Vanité, ou Allégorie de la vie humaine, 1646.