« Sh’hili », un vent de changement climatique

Le public de la 35e édition des Journées cinématographiques de Carthage découvrira à partir d’aujourd’hui et jusqu’à la fin de la semaine à Tunis Sh’hili, dernier-né du géographe et documentariste tunisien Habib Ayeb, qui le présente en compétition officielle. Un documentaire qui constate au plus près les ravages des dérèglements climatiques, notamment dans les pays du Sud.

L'image montre un homme assis sur le bord d'un bateau, portant un chapeau de paille large. Il a l'air pensif et regarde vers le large. En arrière-plan, on aperçoit un autre bateau avec des personnes qui semblent s'affairer à la pêche. L'environnement est calme, avec des eaux calmes et un ciel légèrement nuageux, suggérant une ambiance paisible.
Pêcheur de Djerba.
Extrait du documentaire Sh’hili de Habib Ayeb.

Le 21 septembre 2024, le taux de remplissage des barrages en Tunisie était de 27,6 %, soit bien inférieur à la moyenne pour la période considérée. C’est dire si la sortie de Sh’hili (Sirocco) ce même jour était nécessaire. Projeté gratuitement à la salle de cinéma engagée Le Rio, dans le centre-ville de Tunis, le documentaire de Habib Ayeb, géographe tunisien, professeur émérite de l’Université Paris-8, a rassemblé près de 200 personnes. Il rencontre cette semaine le public des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), un festival pensé par et pour les pays autrefois appelés « le tiers-monde » et qui font partie aujourd’hui du « Sud global ».

Sh’hili est le septième documentaire en deux décennies de Habib Ayeb. Fort du constat que la plupart des travaux universitaires sont consultés uniquement par des étudiants ou des spécialistes, et donc à portée limitée, il se sert de la caméra comme d’une nouvelle manière d’écrire. Il croit dans la puissance de diffusion de l’image pour participer à la prise de conscience collective. Selon le réalisateur, chaque documentaire en revient à être un « acte d’accusation ».

La parole aux premiers concernés

Dans sa filmographie tunisienne, Habib Ayeb avait jusque-là évoqué trois sujets majeurs : la pollution, l’alimentation et l’accès à l’eau. En 2014, il interrogeait dans Gabes Labess (Tout va bien à Gabès) l’évolution de l’oasis de cette région du sud-est de la Tunisie, la seule oasis littorale de la Méditerranée, considérée par ses habitants comme « le paradis sur terre » avant sa transformation avec l’installation d’un complexe industriel chimique dans les années 1970. À travers une série d’entretiens, il mettait à nue ce modèle de développement et ses conséquences désastreuses : pollution, réduction des ressources, maladies chroniques. Dans Couscous. Les graines de la dignité (2017), le géographe a abordé les questions de la souveraineté alimentaire et des politiques de dépendance — à l’exportation de produits agricoles, aux semences industrielles et aux intrants — au détriment d’agricultures de subsistance. D’où l’importance, pour lui, de bien distinguer la souveraineté alimentaire — qui permet l’autosubsistance — de la sécurité alimentaire, qui s’attaque à la faim mais à tout prix, y compris celui des aides et des dépendances internationales. Vient en 2021, le documentaire Om Layoun qui rappelle le droit inaliénable à l’eau, qui est un bien public, faisant de cette question, en Tunisie comme ailleurs, un enjeu avant tout politique de gestion de la ressource, et non de rareté.

Dans Sh’hili, fruit de deux ans de travail, Habib Ayeb s’intéresse aux changements climatiques, à leurs effets et surtout à leurs injustices. Comme il aime à le rappeler :

Les conséquences les plus dramatiques des changements climatiques sont en grande partie enregistrées dans les pays industrialisés du Sud, dont la contribution à la production de carbone est pratiquement nulle. À titre de comparaison, alors qu’en Éthiopie l’émission annuelle de CO2 par habitant était de l’ordre de 0,15 tonne en 2021, elle était de 10,28 en Amérique du Nord, 8,09 en Allemagne et 4,8 en France, la même année. Autrement dit, un Éthiopien produit en moyenne 68 fois moins qu’un Nord-Américain et 27 fois moins qu’un Français. Mais cela n’est qu’un exemple parmi d’autres d’injustices climatiques.

Le film s’ouvre sur un olivier, plusieurs fois centenaire, de Demmer, village natal du réalisateur, dans le Sud-est tunisien. Feuillage dégarni et tronc affaissé, l’arbre reflète à lui seul l’évolution rapide des changements climatiques, et la désolation des paysages et des territoires, en premier lieu vécus par les paysannes. Dans chacun de ses films, et pas seulement celui consacré au rôle des paysannes dans les révolutions tunisiennes et égyptiennes (Fellahin, 2014), Habib Ayeb met un point d’honneur à leur donner la parole. L’enjeu est de laisser parler les premiers concernés, ceux qui constatent depuis le terrain. Comme dans son précédent film, l’oralité et les savoirs paysans ne laissent la place à aucune voix off. On devine par la considération accordée à ces derniers, comme par la dénonciation de la pauvreté accrue de « ces premières victimes du réchauffement climatique » comme les décrit Habib Ayeb, le sillage d’Henri Mendras qui, dès 1967, présageait « la fin des paysans » dans son ouvrage éponyme.

Identifier les auteurs du crime

Les entretiens à visages humains, toujours dignes, révèlent tant l’importance de la transmission du savoir que les liens tissés avec le réalisateur, autour d’un constat que toutes les intervenantes partagent : l’évidence du changement climatique. Le faux débat autour de cette question serait même à l’origine du documentaire, puisque c’est une énième rencontre avec un climatosceptique qui en aurait donné l’idée au réalisateur. Pourtant, il suffit d’observer : le changement climatique, « je le vois et je le sens », déclare Habib dans le film, interrogé dans son champ d’oliviers décrépits de la région de Zarzis (sud-est). Tout est dit.

La caméra observe sobrement les dégradations des lieux et des niveaux de vie, en filmant les pêcheurs djerbiens face à l’invasion des crabes bleus, qui impactent les écosystèmes et leur pratique de la pêche ; en documentant les humiliations que subit Mariem, âgée d’au moins 86 ans, victime de la sécheresse et de la faim ; en montrant le poids de la dette et de l’ambiance suicidaire qu’elle fait peser, autour des parcelles de terre de Mohamed au Kef ; ou encore à travers le spectacle des oliviers brûlés de Habib dans la région de Zarzis. Jusque dans les confins du sud de l’Atlas, au Maroc, en excursion avec le sociologue ruraliste Mohamed Mehdi.

Une fois le crime décortiqué, parfois avec une certaine beauté, comme cette manière révérencieuse de filmer les arbres, il s’agit pour le géographe d’en identifier les auteurs. Et de nommer le principal inculpé : le capitalisme sous toutes ses formes — colonial, industriel, consumériste, néocolonial et même vert. Les systèmes de domination mis en place par les pays du Nord, qui ont très largement accéléré les changements climatiques actuels, sont notamment déconstruits par le chercheur Max Ajl. De même que divers procédés de colonialisme vert qui permettent d’entretenir cette situation de dépendance. Ainsi, malgré la sécheresse, la priorité donnée à la politique d’exportation agricole de la Tunisie en fait un pays exportateur net d’eau. De son côté, la chercheuse Samia Mouelhi évoque le caractère politique de la gestion des ressources, en particulier de l’eau, face à la sécheresse et aux autres phénomènes, de plus en plus extrêmes et fréquents.

Résistance plutôt que résilience

Même si le Sud est plus vulnérable, les pays du Nord ne sont pas épargnés, comme en témoigne ce vigneron bordelais qui, impuissant, constate la récolte précoce de sa vigne et son altération. À l’instar, également, de cette Sicilienne, dépitée par les ravages de la concentration de serres d’agriculture intensive, la fascia trasformata (la « bande transformée »), sur 80 km de l’île. Avec ses conséquences humaines, aussi, en termes d’exploitation de l’immigration irrégulière, car les changements climatiques poussent au départ, qu’il s’agisse d’exode rural ou de traversée de la Méditerranée, avec ses plus de 30 000 morts cette dernière décennie.

Alors que les conférences internationales sur le climat, les fameuses « COP », se succèdent, quitte à passer par Dubaï, et que la situation écologique et humaine continue de se dégrader, comment résister ? Car, n’en déplaise aux laudateurs de la « résilience », le film réfute cette novlangue qui permettrait, encore une fois, de ne pas nommer ni le constat ni le crime, encore moins ses responsables, et d’amoindrir les réponses possibles. La résistance existe donc bel et bien ; qu’il s’agisse de celle des paysannes du Sud tunisien qui continuent de cultiver la variété locale de dattes Alig, adaptée aux changements climatiques, ou de la résistance de ceux comme Lino, en Lombardie, pour qui :

Il n’y a qu’une seule et unique solution : abandonner toutes les formes d’agricultures dites modernes, au profit de l’agriculture paysanne. L’agriculture paysanne de nos arrière-grands-parents et comme je la pratique ici depuis plus de trois décennies.

Tout cela à mille lieues des normes et des standards de l’Union européenne…

La valse de la caméra entre le sud et le nord de la Méditerranée permet certes de tisser des liens, tant entre les diagnostics qu’entre les stratégies de résistance. Mais en ciblant le problème tel qu’il est, on se demande si le concept de Samir Amin de « déconnection » (delinking) des États périphériques de cette machinerie capitaliste interconnectée venant du Nord ne serait pas l’unique salut. C’est en tout cas une piste que suggère le réalisateur.

Au départ, le documentaire avait pour titre provisoire En attendant la pluie, clin d’œil à l’absurdité de notre passivité collective face aux changements climatiques et au maintien des dépendances. Sh’hili évoque quant à lui la fournaise et, par là, l’urgence environnementale. Peut-être aussi, espérons-le, le vent du changement ?

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