L’intérêt des programmateurs pour la production théâtrale en arabe n’est pas nouveau. Dès les années 1960, les réseaux militants ont joué un rôle central dans la circulation du théâtre en arabe en France. Au moment des printemps arabes, au début de la décennie 2010, de nombreux artistes originaires de pays arabes sont invités sur les scènes françaises, le plus souvent pour témoigner et porter un discours politique, avec une attention moindre pour leurs innovations esthétiques.
Plus récemment, la pièce de Hassan Abdulrazzak, And Here I am, mise en scène par Zoé Lafferty et interprétée par Ahmad Tobassi, le directeur artistique du Théâtre de la liberté de Jénine, était l’unique production en arabe présentée cette année à Avignon. Elle n’a eu qu’une seule représentation au Théâtre des Carmes le 6 juillet 2024, en marge de la programmation du IN et du OFF. Au départ, l’initiative avait été particulièrement portée par les associations militantes locales.
Des chercheurs francophones ont également contribué à exhumer les dramaturgies en construisant un savoir spécifique sur le théâtre en arabe. Depuis une dizaine d’années, le théâtre en arabe est un objet scientifique à part entière. Les divers travaux ont mis au jour des enjeux épistémologiques singuliers qui se sont construits au croisement des études théâtrales, des études arabes, de l’histoire, de la sociologie, de la littérature comparée et de la traductologie.
« Un classique arabe »
Parmi ces récentes recherches qui enrichissent la connaissance du théâtre en arabe, l’ouvrage de Ons Trabelsi, maîtresse de conférences à l’université de Lorraine, issu de sa thèse dirigée par Christian Biet sous le titre Sidi Molière. Traduire et adapter Molière en arabe (Liban, Égypte, Tunisie, 1847-1967), apporte une contribution stimulante aux études théâtrales en arabe. L’ouvrage a reçu le Prix Diane Potier Boès 2024, destiné à récompenser « l’auteur d’un ouvrage traitant des rapports entre l’Égypte et la France, ou d’un ouvrage consacré à l’histoire ou à la civilisation de l’Égypte, ou à l’histoire ou à la civilisation des pays de la Méditerranée ». L’essai examine l’histoire des transferts culturels et des circulations dans le sens inverse de celui de la majorité des études, c’est-à-dire depuis les scènes françaises vers celles de l’espace arabe.
À partir du postulat que l’œuvre de Molière constitue « un classique arabe », Ons Trabelsi s’interroge sur l’histoire de la circulation, entre traduction et adaptation, du modèle moliéresque au Liban, en Égypte et en Tunisie, sur un peu plus d’un siècle. Elle questionne les modalités de circulation du modèle théâtral européen et son introduction dans l’espace arabe. Pour mener une minutieuse enquête sur la découverte de Molière dans l’espace arabe, elle met au jour les dynamiques d’un circuit géographique qui part du point le plus éloigné de l’origine de l’œuvre de Molière — le Liban —, puis qui suit le pourtour méditerranéen en passant par l’Égypte et s’achevant en Tunisie.
L’ouvrage étudie sur le temps long les modalités de circulation des textes et les procédés de traduction, d’adaptation puis finalement d’intégration au répertoire théâtral, voire plus largement à la culture théâtrale. Au point que Molière est parfois nommé Molièruna (« notre Molière »), Molière al-chahir (« le célèbre Molière »), Si Molière (« Monsieur Molière »), « Molière l’Égyptien » ou encore, celui qu’elle appelle « Sidi Molière ». L’étude conclut sur la postérité de l’expérience moliéresque dans l’espace arabe qui, à l’issue d’un siècle d’expérimentations, donne forme à une figure du patrimoine tunisien, celle du Maréchal ʿAmmar, le personnage principal d’une pièce éponyme adaptée du Bourgeois gentilhomme, dont le succès dépasse les limites de la scène tunisoise grâce à sa diffusion télévisée.
Généalogie du théâtre arabe
Au-delà de la question des circulations, des points de contact et de divergence entre les formes théâtrales issues de contextes divers, l’ouvrage met plus largement au jour des questions qui animent l’ensemble des travaux sur le théâtre en arabe comme celle des archives, particulièrement difficiles d’accès. Ainsi, l’autre intérêt de l’ouvrage réside dans son apport à l’histoire du théâtre arabe par un travail sur des sources jusqu’alors méconnues ou peu exploitées. Sidi Molière présente notamment une étude des archives de l’expérience qui, pendant longtemps, a été considérée comme celle de la naissance du théâtre arabe. Il s’agit d’Al-Bakhil, première version arabe d’une pièce de théâtre à l’européenne, une traduction de L’Avare de Molière réalisée par Maroun Naqqach (1817-1855), un commerçant, et présentée à Beyrouth en 1847.
À rebours de la conviction établie qui fait de ce dernier le « père du théâtre arabe », Ons Trabelsi souligne la dimension collective de l’activité de Maroun Naqqach, avec ses deux frères Nicolas et Mikhaïl. En effet, si le texte arabe originel de cette pièce a disparu, Arzat Loubnan (« Le cèdre du Liban ») rédigé de manière posthume par Nicolas Naqqach (1825-1894), fournit des informations essentielles pour la connaissance de cette première expérience. Intérêt là aussi de l’ouvrage de Ons Trabelsi : aucune étude aussi détaillée n’avait été réalisée auparavant sur ce document.
Toutefois, en désignant cette expérience comme celle de la « naissance du théâtre arabe », l’historiographie — en langues européennes et aussi en arabe — a mis de côté tout un pan de l’histoire du spectacle vivant, dont l’existence est attestée dès la période médiévale et durant la Nahda via des formes théâtrales telles que le théâtre d’ombres et le conteur. La marginalisation de telles expériences a eu pour conséquence un vide dans les archives, dans les études et dans les pratiques.
Universalité et adaptation
L’ouvrage se poursuit ensuite par l’examen de la manière dont le modèle issu des œuvres de Molière au Liban est passé en Égypte, via Yaqub Sannu (1939-1912), pionnier du théâtre égyptien et Uthman Jalal (1829-1898). Ici, les expériences de traduction et d’adaptation de pièces de Molière participent au contraire à réinscrire la pratique théâtrale dans sa forme européenne, dans un lien plus profond avec le public, ce qui permet d’en installer la pérennisation. Publiée en arabe en 1956, une anthologie des pièces de Yaqub Sannu constitue l’un des rares textes sur le théâtre de cette période.
L’ouvrage d’Ons Trabelsi lance un chantier de recherche et comble un vide de sources, par la publication d’éditions critiques des manuscrits et tapuscrits de pièces produites en arabe. L’ouvrage continue à suivre l’itinéraire de Molière dans l’espace arabe avec une étude de ses évolutions en Tunisie durant le protectorat français et la période postcoloniale. L’expérience semble trouver son apogée en 1967 avec Le Maréchal ʿAmmar, une adaptation du Bourgeois gentilhomme issue d’une collaboration entre le metteur en scène Ali Ben Ayed (1930-1972) et l’adaptateur du texte original Noureddine Qasbaoui. À nouveau, l’itinéraire des pièces et des personnages en Tunisie s’inscrit dans des procédés d’hybridation, de traduction, d’adaptation et de reconfiguration, que l’autrice décrit comme « une démarche composite consistant essentiellement à emprunter des procédés à la comédie moliéresque et aux formes héritées du théâtre traditionnel arabe afin de répondre à un horizon d’attente en constante mutation ».
Par son investissement dans l’étude des contextes et des conditions de création, l’ouvrage Sidi Molière permet, comme certains autres travaux sur le théâtre en arabe, de s’interroger sur les fonctions du quatrième art dans les sociétés arabes et de mettre à l’épreuve l’idée de l’universalité du modèle théâtral européen.
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