Syrie. Heurts et malheurs d’un État de barbarie

Le désastre qui a frappé la Syrie depuis les débuts du règne de la famille Assad échappe parfois à l’entendement. Comment un militant emprisonné puis exilé a-t-il pu retourner à Damas en 2020 pour y être englouti dans les geôles du régime ? Comment les images d’une révolution en direct ont-elles finalement été utilisées par un régime aux abois ? Autant de questions parmi d’autres, douloureuses et passionnantes, qui traversent trois livres et une revue consacrés à ce pays.`

Aleppo - The Forgotten City (2016)

Itinéraire d’un disparu, c’est le sous-titre du livre de la journaliste Garance Le Caisne, Oublie ton nom. À 42 ans, Mazen Al-Hamada s’est évanoui dans l’enfer des prisons syriennes. Nul n’a plus eu de ses nouvelles depuis sa disparition à l’aéroport de Damas le 22 février 2020. Il était rentré volontairement en Syrie. Il savait sans doute qu’il allait retourner dans les geôles du régime, et sans doute y mourir.

Retourner, car il y avait déjà été enfermé entre 2012 et 2013. Libéré, il avait atterri aux Pays-Bas, après un périple à travers la Méditerranée et l’Europe. Il avait entamé une nouvelle vie, obtenu un logement. Et puis il est reparti. Sans expliquer définitivement ce geste apparemment insensé, le livre se termine sur un extrait d’un des livres de Primo Levi, rescapé d’Auschwitz, auteur essentiel sur la Shoah. Primo Levi raconte un rêve récurent, un rêve dans un rêve : il est en famille, ou avec des amis, dans un décor agréable. Mais tout à coup il se retrouve « au centre d‘un néant grisâtre et trouble ». Alors il « sait ce qu’il a toujours su », qu’il est « à nouveau dans le camp et rien n’était vrai que le camp ».

« Un témoignage de l’abîme » sur l’univers concentrationnaire

Garance Le Caisne, Oublie ton nom. Mazen Al-Hamada, mémoires d’un disparu, Stock, 2022 ; 230 pages (20 euros)

Primo Levi s’est suicidé le 11 avril 1987. Comme Jean Améry, lui aussi écrivain survivant d’Auschwitz, également évoqué dans le livre. D’autres auteurs sont cités : Charlotte Delbo, Julius Margolin, Jorge Semprun ou Varlam Chalamov, qui a écrit Les Récits de la Kolyma, l’un des témoignages littéraires importants sur le goulag stalinien. Pour Garance Le Caisne, le parallèle n’est pas exagéré : « Petit à petit, je sentais que son témoignage de l’abîme trouverait sa place dans la littérature concentrationnaire ». En 2017 et 2018, la journaliste avait longuement enregistré le récit de Mazen. L’enregistrement avait été interrompu parce que sujet à des accès de violence verbale de plus en plus nombreux, il perdait pied.

Sa colère venait d’un sentiment d’irréalité et d’inutilité. Il avait d’abord parcouru le monde, de l’Europe aux États-Unis, en racontant toujours la même histoire, en montrant ses blessures, en mimant même les tortures subies par lui et les autres. Puis, déçu par l’inaction de la communauté internationale, il s’était réfugié dans la solitude et le ressentiment, refusant toute aide psychologique.

Après sa disparition, Garance Le Caisne a décidé de publier en les commentant ces « allers-retours chaotiques comme la mémoire d’un homme brisé par les coups et la déshumanisation ». Comme Primo Levi, chimiste sans histoire, Mazen Al-Hamada est membre de la classe moyenne, technicien dans une entreprise pétrolière. Habitant de Deir Ezzor, au nord-est de la Syrie, région où l’on n’est souvent pas favorable au régime. Musulman sunnite, comme la majorité des Syriens. Son père possède une ferme, décor de ses souvenirs d’enfant heureux. Quand la révolution commence, il manifeste « pour la dignité », aide les insurgés. Arrêté en mars 2012, piégé par une pseudo-militante infiltrée, il sera libéré en 2014 grâce, raconte-t-il, à l’humanité d’un juge. Mais il ne sera en réalité jamais libre, hanté par ces deux années où il n’était que le numéro 1858 ; où 180 personnes étaient entassées dans une cellule de onze mètres sur six.

La chaleur rend fou. On suffoque. Des prisonniers meurent étouffés, surtout les personnes âgées et les malades. Pour respirer un peu d’air, il faut avoir la chance d’être près de la porte. Au-dessus, une petite aération laisse filer un semblant d’air. Mais on ne cède pas facilement sa place.

À un moment, Mazen Al-Hamada est nommé soukhra, une sorte de responsable de cellule. Son travail consiste surtout à sortir les morts. Ceux qui ont étouffé. Ceux qui ont hurlé parce qu’ils ne pouvaient plus respirer, et que les gardiens ont battus à mort.

L’hôpital est aussi dangereux. Les détenus malades y sont attachés aux lits deux par deux. Un médecin entre. Il est ivre : « Qui veut des médicaments ? – Ne réponds pas », souffle le voisin de Mazen. Celui qui réclame des médicaments est frappé jusqu’à la mort. Selon la chercheuse Annsar Shahhoud, citée dans le livre, « un médecin y pratiquait chaque semaine une sélection des patients "inutiles ou désobéissants", qui étaient promis à la mort ».

Le livre noir des Assad, 1971-2021

Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey, Syrie, le pays brûlé (1970-2021. Le livre noir des Assad, Seuil, 2022 ; 840 pages (29,50 euros)

L’univers concentrationnaire syrien est aussi l’objet de plusieurs articles de Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad, 1970-2021. Ce livre-somme qui prend en compte les règnes des Assad père et fils, rassemble un grand nombre de familiers du pays, chercheurs, diplomates, historiens, journalistes des deux rives de la Méditerranée. Certains ne sont plus de ce monde, comme le chercheur arabisant devenu diplomate Wladimir Glasman, extraordinaire connaisseur de la Syrie disparu en 2015, ou encore l’un des fondateurs des études modernes sur la Syrie, Michel Seurat, enlevé au Liban en 1985 par le Hezbollah et mort en détention en 1986. Ce dernier est tout naturellement choisi comme parrain par le collectif d’auteurs, qui reproduisent au début de l’ouvrage un texte extrait du recueil titré L’État de barbarie, concept rendu célèbre par Seurat. Dans cet article, Michel Seurat décortique un État parvenu « à un degré zéro du politique », sans omettre les clivages profonds qui sous-tendent la société syrienne.

En plus de 800 pages, le livre ne laisse de côté aucun aspect de la catastrophe, de la violence aux échecs politiques en passant par l’interférence des pouvoirs extérieurs, dont bien sûr la Turquie, la Russie et l’Irak. Difficile de résumer une telle encyclopédie du désastre ; on s’attardera donc sur un article parmi les plus intéressants, signé de Ramsy Sarkis, l’un des fondateurs du collectif Smart (Syrian Media Action Revolution Team). L’auteur, qui a contribué de l’étranger à diffuser dès le début les images du soulèvement, revient sur ce qu’il considère comme un échec de la médiatisation de la répression. Constat qui peut paraître surprenant : jamais conflit n’a été aussi documenté, par l’image numérique en grande partie.

Tester la « ligne rouge »

Au début, le mouvement pense avoir remporté la bataille de la communication. Des milliers de caméras et de téléphones filment les manifestations, puis leur répression par l’armée et les différentes polices. « Chaque vendredi, jour principal des manifestations, nous recevons jusqu’à 6 000 vidéos » écrit Chamsy Sarkis. Al Jazira retransmet les manifs en direct.

Les communicants du régime sont ridiculisés sur les chaînes de télévision arabes. Alors même qu’ils sont interviewés à la télévision, niant l’existence des manifestations, des protestataires leur répondent en direct via des petits messages placés devant les caméras.

Mais le régime « parviendra à renverser la situation en sa faveur » en utilisant lui aussi l’image : il diffuse des vidéos de torture et d’exactions commises par l’armée ou des milices, dans le but de terroriser les révoltés.

La deuxième raison, c’est l’indifférence internationale. Les images de massacres, de tirs à balles réelles sur les manifestants « permettent au régime de tester les limites de la communauté internationale et d’élever le seuil de la fameuse ligne rouge ».

Smart change alors de stratégie en créant une chaîne YouTube et une agence de presse, Smart News Agency, qui n’a pas résisté à la reconquête par le régime des principales zones libérées. Expérience d’un « journalisme de services » qui n’a pas bénéficié de l’aide internationale aux médias indépendants comme le sien, dit l’auteur. Cette aide est allée, selon lui, « aux agences de développement média mandatées par les chancelleries européennes ». Ces subventions « dépensées en frais de fonctionnement et de monitoring and evaluation (en moyenne 50 à 70 % des dotations) » ont suscité — cas souvent observé ailleurs — des « projets alimentaires », voire « fictifs » et « complètement déstructuré l’activisme médiatique syrien », conclut Ramsy Sarkis. Un article détaillé sur ces interférences pourrait être intéressant.

Réédition de « La longue nuit syrienne »

Michel Duclos, La longue nuit syrienne, édition de poche avec une préface inédite, éditions Alpha, 2022 ; (8,50 euros)

Le lecteur désireux de comprendre le conflit syrien dans un texte synthétique pourra également lire avec profit la réédition en poche du livre de Michel Duclos publié pour la première fois en juin 2019, La longue nuit syrienne. On y retrouvera l’analyse d’un bon connaisseur du pays et des affaires internationales, qui réussit à expliquer clairement la complexité syrienne, sociale, confessionnelle, politique, sans pour autant la simplifier et évidemment sans oublier le jeu des puissances étrangères.

Ce sont elles qui bénéficient le plus du conflit, constate dans une préface inédite cet ancien ambassadeur de France en Syrie (2006-2009), aujourd’hui conseiller spécial à l’Institut Montaigne. Russie, Iran, Turquie, sans oublier Israël (qui tout en menant régulièrement des raids aériens contre les forces iraniennes en Syrie n’a pas forcément envie d’un changement de régime à Damas) ni l’État islamique étendent leur influence. L’Europe est quasi-absente et les États-Unis, pour leur part, s’en tiennent à une attitude de « négligence désinvolte ».

En sortant de son immobilisme, Washington pourrait toutefois débloquer la situation, suggère l’auteur : « Les Occidentaux ont conservé une carte en Syrie de leur alliance avec l’administration autonome kurde du nord-est » (le Rojava, comme elle se nomme elle-même). En soutenant massivement « la sécurité, les infrastructures, les écoles, l’économie […], la consolidation d’un pan de territoire syrien […] modifierait profondément le rapport de forces avec Assad » et ainsi « permettrait de laisser ouverte l’option d’un règlement un jour ou l’autre du conflit ».

La revue « Mondes arabes »

Faire des sciences sociales du politique, Mondes arabes, No. 1, 2022 ; 186 pages

Le lecteur désireux de pousser plus loin la réflexion pourra lire l’article très riche de deux des meilleurs spécialistes français de la Syrie, Manon-Nour Tannous et Matthieu Rey, dans le premier numéro d’une nouvelle revue prometteuse, Mondes arabes. Intitulé « Still Researching1, il décrit l’histoire des études sur le pays des années 1980 aux années 2020. Pour un chercheur, le « terrain » prime, mais il est aujourd’hui quasiment impossible de s’y rendre. Ceux qui obtiennent un visa en paient le prix, participer à une « nouvelle scénographie […] qui peut conduire au palais présidentiel » et « d’enquêter via un circuit balisé » avec la justification proche de celle de certains journalistes : saisir les « coulisses du conflit ». Une méthode que n’adoptent évidemment pas les deux auteurs.

1Écho au titre du film Still Recording (lissa ‘am tsajjel), réalisé par Saad Al-Batal et Ghiath Ayoub, soulignant la poursuite des enregistrements en dépit d’une dégradation violente de la situation.

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