Le 4 juin, le régime connaît sa véritable première réussite militaire à Qoussair. Le 10, il entame la reconquête d’Alep. Le 12, les forces autrichiennes de l’United Nations Disengagement Observer Force (Undof) commencent à se retirer du Golan. Le 13, le président Obama fait savoir qu’il a décidé d’accroître l’aide américaine « non létale » à la rébellion militaire1. Le 15, Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, avertit que son organisation reste disposée à prolonger son engagement aux côtés de Bachar al-Assad2. Le même jour, le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov prévient que la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne à partir de la Jordanie serait considérée comme illégale par la Russie. Toujours le 15 juin, l’Égypte rompt ses relations diplomatiques avec la Syrie. Combattants, responsables, religieux chiites et sunnites s’affrontent sur le terrain ou verbalement. Le schisme s’approfondit entre les deux communautés.
Personne n’est plus en mesure d’affirmer que la solution politique envisagée pour Genève II est encore viable ou que la communauté internationale va s’en remettre aux combattants rebelles et à leurs soutiens pour faire tomber le régime.
Utilisation de gaz sarin par le régime : la vraie fausse polémique
Préparée médiatiquement depuis presque un an, l’annonce par Washington que le régime aurait utilisé du gaz sarin n’a surpris personne. Il était entendu, depuis août 2012, que son utilisation constituait pour Barack Obama une « ligne rouge » au-delà de laquelle une réaction militaire était possible de la part des Américains et de leurs alliés. Il restait à démontrer que cet agent neurotoxique avait été utilisé par le régime de Bachar al-Assad. C’est désormais chose faite, ou presque. Cette « révélation » devait répondre à un besoin et être annoncée au moment le plus opportun pour l’opposition. La bataille de Qoussair a probablement joué un rôle dans le choix du moment. Seuls huit jours se sont écoulés entre sa défaite militaire à Qoussair et l’annonce par Washington que le « soutien militaire » à l’opposition allait être accru.
La France et le Royaume-Uni, puis les États-Unis, ont tour à tour accusé le régime d’avoir puisé dans son arsenal chimique. L’extrême prudence de la déclaration de la Maison Blanche3 ouvre toutefois la voie à des appréciations différentes. L’administration américaine n’indique pas qu’elle dispose de preuves irréfutables mais d’un faisceau d’informations qui la conduisent à « estimer » que le régime a utilisé, « à petite échelle », du gaz sarin depuis l’année dernière. Entre 100 et 150 personnes auraient été tuées. Rapports, analyses des symptômes physiologiques de personnes atteintes ou informations glanées au sein de l’opposition ainsi que dans les médias ont été examinés par Washington avant de parvenir à une telle conclusion.
Moscou parle d’un « travail de faussaire » et estime qu’Assad aurait pu se passer du sarin puisque le régime pouvait désormais se prévaloir de « réussites militaires sur le terrain »4. Damas qualifie de « mensonges » ces accusations et déplore que Washington ait recours à des « tactiques de bas étage » pour fonder sa décision d’armer la rébellion5. Ailleurs, des doutes sont exprimés sur le bien-fondé des révélations américaines6,7. Le scepticisme est présent non seulement chez les non-interventionnistes mais aussi chez ceux qui ne sont pas hostiles à une aventure militaire contre Assad à la condition que de véritables preuves soient présentées8. L’arrestation par la Turquie, à sa frontière avec la Syrie, d’opposants au régime syrien mais membres de Jabhat Al Nosra9 fait aussi partie des éléments préparatoires de Genève II et ajoute à la complexité du dossier. Ils étaient porteurs d’armes, notamment de gaz sarin10
Les options d’Obama
En décidant de livrer des armes légères à l’opposition, le président Obama donne le sentiment d’avoir accédé aux demandes des interventionnistes, au premier rang desquels se trouve l’opposition armée syrienne. À y regarder de près, leur victoire est moins importante qu’il n’y paraît. L’opposition recevra des armes « non létales » légères et, peut-être, des armes antichars. Mais l’administration américaine n’a rien dit sur la fourniture d’armes lourdes, de missiles sol-air, sur l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne et, naturellement, sur le déploiement de soldats américains au sol, options qui séparément ou combinées auraient donné un avantage certain à la rébellion.
La plupart des commentateurs estiment que le choix d’Obama est plus porteur de risques que d’espoir. Les uns jugent que le soutien militaire promis n’est qu’une « demi-mesure » qui ne changera pas « l’équation sur le terrain » (sénateur républicain John McCain). L’hypothèse selon laquelle les armes de Washington finiront entre les mains de « milices fondamentalistes » ou « d’extrémistes islamistes » est fréquemment évoquée11,12. D’autres font valoir que les armes américaines pourraient être utilisées contre l’armement russe présent en Syrie, donnant naissance à un affrontement américano-russe par procuration. La proposition de Moscou de déployer une « force de maintien de la paix » sur le Golan, pour « sauver l’UNDOF », ne rassure personne sur les intentions russes de définir la règle du jeu13,14,15.
Pour ceux qui estiment que l’implication américaine est trop timide, Alep et Idlib doivent constituer une épreuve pour juger de son sérieux. À n’en pas douter, une propagande devrait se développer sur ce sujet dans les prochains jours et semaines. Un parallèle sera fait entre la chute de Qoussair, qui a fermé l’accès au Liban, et celle d’Alep qui empêcherait le passage vers la Turquie. Il sera dit que, perdue, cette bataille pourrait sceller définitivement le sort de l’opposition militaire. Un engagement international plus important sera demandé. Une zone d’exclusion aérienne sera exigée (mais elle nécessite une décision du Conseil de sécurité adoptée sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies, donc le consentement de Moscou). Les Amis de la Syrie donnent le sentiment de se préparer à « quelque chose ». Dix-neuf pays occidentaux et arabes participent depuis le 9 juin à des exercices militaires en Jordanie qui se termineront le 20 juin. C’est aussi de Jordanie et d’Arabie saoudite que les Américains ont lancé leur guerre sur l’Irak16.
Dans l’immédiat, la conférence de Genève II censée préparer une transition politique est reportée à l’été, les soutiens internationaux de l’opposition jugeant qu’Assad ne fera pas de concession, compte tenu de ses derniers gains sur le terrain 1517. Les manœuvres militaires en Jordanie et la menace d’une intervention qui y est liée visent aussi à rétablir l’équilibre des forces entre les belligérants avant l’hypothétique conférence internationale.
Réévaluer le sort de la bataille de Qoussair
Une chose est acquise : la bataille de Qoussair a été gagnée par le régime et perdue par la rébellion armée. Mais les conséquences politiques et psychologiques de cette bataille « gagnée et perdue » (Shakespeare, Macbeth, Acte 1, scène 1) sont sujettes à interprétations multiples. Que Qoussair contribue à ouvrir les yeux de l’opposition et de ses soutiens internationaux, voilà qui transformerait le sort de la bataille. Les opposants pourraient véritablement s’engager pour mettre fin à la guerre en Syrie ; ils accepteraient que l’Iran soit un partenaire nécessaire à la conférence de Genève II. De nouvelles voies de négociations s’ouvriraient sur le dossier nucléaire iranien, de nouvelles zones d’influence seraient tracées pour Russes et Américains, une carte redessinerait la région, mettant fin une fois pour toutes aux accords Sykes-Picot qui ont cessé d’être valables18.
Mais si la défaite de Qoussair a pour conséquence d’armer l’opposition pour rétablir le rapport des forces entre le régime et ses opposants, alors la conférence de Genève II n’aura pas lieu ou connaîtra l’échec. L’idée selon laquelle la levée de l’embargo européen sur les armes à destination de la Syrie va dynamiser la conférence internationale ne serait qu’une illusion. Loin de réduire la capacité d’Assad, l’armement de l’opposition n’aurait pas d’autre effet que de prolonger le conflit19.
Le schisme chiites/sunnites
Le schisme entre sunnites et chiites s’élargit chaque jour davantage. Depuis le Qatar, le cheikh sunnite égyptien Youssef al-Qaradawi y a sa large part de responsabilité20. Ses déclarations sur le Hezbollah « parti de Satan qui vient lutter contre les sunnites » ou sur les Iraniens qui « veulent poursuivre les massacres pour tuer les sunnites » ne peuvent qu’aggraver cette scission. Le Grand Mufti d’Arabie saoudite, Cheikh Abdul Aziz al-Sheikh, lui a aussitôt emboité le pas dans sa prise de position contre l’Iran et le Hezbollah21. Les pays du Golfe prennent des sanctions financières et commerciales contre le Hezbollah chiite et ceux de ses membres qui vivent chez eux22. Le 2 juin ils déclaraient que le Hezbollah n’était qu’une organisation terroriste.
Des religieux sunnites égyptiens appellent au djihad contre le régime syrien « par la pensée, l’argent, les armes, toutes les formes de djihad ». Ils stigmatisent « la violence venant du régime iranien, du Hezbollah et de ses alliés partisans » qui n’est rien d’autre qu’une « déclaration de guerre contre l’islam et la communauté musulmane en général »23. Le président égyptien Mohamed Morsi les soutient, rompt les relations diplomatiques avec la Syrie, avec le souci de se réconcilier les salafistes qu’il a irrités lorsqu’il s’est rapproché de Téhéran. Le taqrib — le rapprochement entre sunnites et chiites — est un souvenir qui s’éteint peu à peu24. Avec cynisme, Alex Fishman, un commentateur israélien des questions de défense, suggère de laisser « le monde arabe se suicider » et de ne rien faire qui incite ses peuples à s’unir contre Israël25.
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1Les mots « armes » ou « armement » ne sont pas utilisés dans la déclaration de la Maison Blanche remise à la presse le 13 juin. Dans ses commentaires aux journalistes, Ben Rhodes, conseiller adjoint à la Sécurité nationale pour les communications stratégiques, se limite à utiliser l’expression « soutien militaire », sans autre précision quant au type et à la quantité d’armes qui seront fournies.
2« Nasrallah veut continuer ce qu’il a commencé à Qousseir », L’Orient-le-Jour, 15 juin 2013. Extrait de ses propos : « Avant Qoussair, c’est comme après Qoussair. Rien n’a changé. Le complot n’est-il pas le même ? Les faits ont-ils changé ? Au contraire, dans l’autre camp, il y a une tendance à attiser cette confrontation » (…) « Là où nous devons être, nous y serons. Là où nous avons commencé à assumer les responsabilités, nous continuerons à assumer ces responsabilités, sans entrer dans les détails. Ces derniers dépendront des nécessités sur le terrain ».
3« Statement by Deputy National Security Advisor for Strategic Communications Ben Rhodes on Syrian Chemical Weapons Use », The White House, 13 juin 2013.
4« US Chemical Weapons Report in Syria ‘Fabricated’ – Russian MP », RIA Novosti, 14 Juin 2013.
5Bassem Mroue, « Syria : US statements on chemical weapons ’full of lies,’ Obama using ’cheap tactics’« , The Associated Press, 14 juin 2013.
6Matthew Schofield, « Sarin gas use doubted. Experts don’t see evidence. « , The Herald, 14 juin 2012.
7Matthew Schofield, « Chemical weapons experts still skeptical about U.S. claim that Syria used sarin », McClatchy Washington Bureau, 14 juin 2012.
8La Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC) interdit la mise au point, la fabrication, le stockage et l’usage des armes chimiques (dont fait partie le gaz sarin). Elle a été signée en janvier 1993 à Paris. Elle est entrée en vigueur en avril 1997 mais n’a pas été ratifiée par la Syrie.
9« Adana al-Qaeda operation : 12 detention », ShiaChat.com, 28 mai 2013.
10« Turkish police catch Al Qaeda-linked Syrian Al Nusra terrorists », Debkafile, 15 juin 2013.
11Alex Spillius, « Syria : what are Barack Obama’s options ? », The Telegraph, 14 juin 2013.
12Rania Abouzeid, « Who Will Control the Syrian Rebels’ Guns ? « The New Yorker, 14 juin 2013.
13La Russie indique que cette force serait créée dans la cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) formée par la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Dans l’esprit de Moscou, elle pourrait remplacer les forces autrichiennes (une composante importante de l’Undof) qui s’apprêtent à quitter les hauteurs du Golan.
14« Moscow sets up Russian Golan brigade, warns Israel Sunnis plus al Qaeda are bigger threat than Assad », DEBKAfile, 10 juin 2013.
15Geoffrey Aronson, « UN Warns of Israel-Syria Escalation », al-Monitor, 13 juin 2013.
16Abdel Bari-Atwan, « America’s Eager Lion Readies Itself for Syria », Al-Quds Al-Arabi, 10 Juin 2013.
17« Point de presse », Quai d’Orsay, 14 juin 2013.
18Jean Aziz, « Whether Qusair Will Tip the Balance Remains to Be Seen », al-Monitor, 11 juin 2013.
19Mark Urban, « How Geneva II could be worsening chances of Syria peace », BBC Newsnight, 11 juin 2013.
20« Al-Qaradawi appelle les sunnites à combattre en Syrie », Saphirnews, 4 juin 2013.
21« Le Mufti d’Arabie Saoudite salue le prêche virulent d’Al Qaradawi contre l’Iran et le Hezbollah », Islam&Info, 6 juin 2013.
22« Gulf Arabs pledge sanctions against Hezbollah over Syria ». The Malaysian Insider, 11 juin 2013.
23« Sunni clerics issue fatwa calling for all forms of Jihad in Syria », Middle East on Line, 6 juin 2013.
24Juan Cole, « Egypt’s Morsi Calls for No-Fly Zone over Syria : A step toward regional Sunni-Shiite War ? », Informed Comment, 17 juin 2013.
25Alex Fishman, « Let them kill themselves quietly », Ynet news.com, 12 juin 2013.