Syrie : les cartes sont rebattues

Cartes à jouer.

Pour les médias occidentaux, la messe est dite depuis plusieurs mois : la chute du régime syrien n’est pas pour demain matin. L’opposition militaire marque le pas, et recule parfois. À Homs, elle est sur le point de perdre le quartier de Khalidiya. Khan al-Assal, une localité de la province septentrionale d’Alep, a bien été prise par l’opposition, mais uniquement par des groupes djihadistes.

Ni le régime ni ses adversaires ne sont prêts à reconnaître leur défaite. Bachar al-Assad se maintient à la tête d’un pays détruit. La résilience du régime est une source d’étonnement pour les uns, de profonde inquiétude pour les autres. La révolution syrienne est désorientée, mais ne cède pas.

Aux États-Unis, le Congrès vient d’accepter que des armes légères soient livrées à l’Armée syrienne libre (ASL) qui considère que ce sera insuffisant pour changer le cours de la guerre. À Washington, le débat sur l’opportunité d’armer « significativement » l’opposition syrienne porte désormais sur les intérêts américains.

Réajustements syriens

Alors que le sort de la guerre n’est pas décidé, les directions politiques de l’opposition et du régime viennent de procéder, quasiment au même moment, à des réajustements politiques. Les Kurdes, relativement discrets pendant la guerre, consolident patiemment leur projet d’autonomie.

Le parti Baas a renouvelé les membres de son commandement national (8 juillet). La vieille garde a fait les frais de cette rénovation. L’ancien ministre et vice-président Farouq al-Chareh a été écarté. Des rumeurs le donnent sur le chemin de l’exil. Le premier ministre, Waël al-Halaqi, et le président du parlement, Jihad Laham, ont intégré la direction du parti.

La Coalition nationale syrienne s’est dotée d’un nouveau président, Ahmad al-Jarba, proche des Saoudiens (11 juillet). Son élection a quelque peu déplacé le centre de gravité de la coalition. Les Frères musulmans sont en retrait. La chute du président égyptien (3 juillet) et le départ de l’émir de Qatar (annoncé le 25 juin) qui les avait soutenus ne sont pas étrangers à leur recul au sein de la Coalition. Ahmad al-Jarba vient de demander au conseil de sécurité de l’ONU de faire pression sur Assad pour qu’il accepte de négocier1.

Michel Kilo, un vieux dissident qui a lancé en 2012 son propre mouvement politique, le Forum démocratique, avec des personnalités de l’intérieur, tente de convaincre l’ancien général Manaf Tlass, jadis proche d’Assad, mais ayant fait défection en juillet 2012, d’intégrer la nouvelle structure de commandement de l’ASL. L’objectif est d’inciter les soldats du régime ayant fui à l’étranger de rejoindre les rangs de l’ASL, notamment les chrétiens et les alaouites. L’autre but affiché est de s’opposer aux ambitions des membres d’Al-Qaida. Kilo œuvre par ailleurs à la mise en place d’un conseil exécutif capable d’administrer le nord de la Syrie dans les zones détenues par l’opposition, disparates, mais proches de la frontière turque2.

Mise en ordre de la maison kurde

Les Kurdes se préparent à l’autonomie3. Salih Muslim, coprésident du Parti démocratique de l’Union syrien (PYD, Partiya Yekîtiya Demokrat), proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, Partiya Karkerên Kurdistan), a proposé la création d’une administration intérimaire d’ici trois mois, dans les zones de peuplement kurde, dans l’ouest du pays, un référendum sur un projet de constitution et des élections dans six mois. Se refusant à parler d’autonomie ou de structure fédérale sur le modèle du nord de l’Irak, il justifie ce projet par l’incapacité de l’État syrien, dans les conditions actuelles, de fournir les services de base à la population. La guerre finie, cette administration serait dissoute, prétend le PYD. Il faudra voir dans quelle mesure cette perspective pourra s’inscrire dans le projet de la Coalition nationale syrienne. Ankara a déjà fait connaître son opposition, tout en sachant que le processus d’autonomisation kurde est accéléré par la guerre. La victoire remportée par le PYD sur Jabhat al-Nosra dans le nord du pays (17 juillet, province d’Hassakeh) témoigne de l’opportunisme des Kurdes dans le contexte de la lutte contre le régime d’Assad. En délogeant Jabhat al-Nosra d’un point de passage entre les régions kurdes de Syrie et celles de Turquie, ils ont de facto éliminé, à cet endroit-là, la frontière entre les deux pays au profit d’une zone transfrontière sous leur contrôle.

Le fait que le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, se soit engagé (au moins depuis mars 2013) dans un processus de paix avec le PKK et Abdullah Öcalan — son dirigeant emprisonné depuis 1999 — montre qu’il est conscient que la guerre en Syrie peut profiter au projet kurde d’autonomie4. Ne pouvant être réélu premier ministre lors des prochaines élections de 2014, il pourrait procéder à un changement dans la Constitution lui permettant de devenir président, doté de pouvoirs renforcés. Pour faire bon poids face aux parlementaires auxquels sera soumis son amendement, il pourrait être amené à y inclure une clause par laquelle les Kurdes de Turquie se verraient proposer des avantages qui satisferaient certaines de leurs demandes (langue, culture notamment). Il n’est pas sûr qu’il y réussisse.

Le plus probable est que les événements régionaux le dépouillent peu à peu de son aura. Sa politique syrienne est un échec et sa politique de bon voisinage archivée (« zéro problème avec les voisins »). Son image de leader du monde musulman sunnite est ternie. Son gouvernement islamique ne s’offre plus comme source d’inspiration pour la région. Sans être un échec personnel, la chute des Frères musulmans en Égypte le prive d’une réussite politique dont il aurait pu passer pour l’inspirateur et le modèle. Le baromètre de la diplomatie régionale turque est en forte baisse.

Tergiversations américaines, hésitations britannique et française

Le Congrès a donné, du bout des lèvres, son accord à la livraison d’armes légères5. Le débat sur la fourniture d’armes mieux adaptées au combat contre le régime syrien n’est pas clos pour autant. Plusieurs théories s’opposent. Pour les uns, la durée du conflit et l’équilibre apparent des forces prouvent que la voie armée est sans issue. La solution ne peut être que politique, ce qui signifie trouver une entente avec Assad. Le secrétaire d’État John Kerry vient de l’affirmer aux Nations unies6. Pour les tenants de cette opinion, l’Amérique aurait tout à gagner en restant en dehors de l’imbroglio syrien7. Pour d’autres, il est encore temps d’inverser le cours de la guerre en armant l’opposition et en l’aidant tactiquement. La militarisation du conflit leur semble inéluctable. Ces deux thèses s’accordent quand la militarisation n’est perçue que comme la préparation de la solution politique. Il existe aussi une école de pensée qui affirme que l’impasse actuelle a au moins le mérite d’épuiser à la fois les forces islamistes sunnites et le Hezbollah chiite, ce qui ne peut que servir les intérêts américains8.

À Washington comme en Europe, avantages et inconvénients sont pesés depuis des mois. Le président américain reste contesté pour son indécision et son manque de stratégie. Dennis Ross estime que l’armement de l’opposition est encore souhaitable, à la double condition que Washington prenne le commandement de toutes les aides internationales (européenne, qatarienne, saoudienne, turque, etc.) et qu’il conçoive une stratégie d’endiguement dans la perspective d’une dislocation de la Syrie. Elle inclurait des zones tampons à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie9.

Londres et Paris ont pris du recul par rapport à leurs propres exigences initiales. Londres a pris acte de l’opposition populaire à une trop forte implication britannique. Le premier ministre a fait valoir que « trop d’extrémisme » circulait dans les rangs de l’opposition pour envisager lui fournir des moyens militaires supplémentaires. Recevant Ahmad al-Jarba, le nouveau président du Conseil national syrien (23/25 juillet), le président François Hollande n’a rien dit, en public, sur la fourniture d’armes aux rebelles. Sa discrétion est toute britannique. À Londres comme à Paris, on explique que l’opposition syrienne n’offre pas assez de garanties de contrôle de ses forces (utilisation, destination finale des armes reçues, rôle et ambition de ses alliés djihadistes, etc.)10.

Face à ces politiques, il ne manquera pas de voix au Proche-Orient pour dire que ces hésitations n’ont qu’un seul but : servir les intérêts occidentaux, y compris ceux d’Israël. Pendant ce temps, le vice-premier ministre syrien, Qadri Jamil, confirme depuis Moscou (22 juillet) que les armements achetés par la Syrie seront livrés par la Russie11.

Qui est l’ennemi de qui ?

En mars 2011, les deux camps étaient clairement identifiés. D’un côté, le régime qui voyait se développer une puissante contestation populaire, de l’autre, une opposition civile et libérale en quête de changement. Lorsqu’en avril 2011 l’armée a reçu l’autorisation de tirer, l’opposition civile s’est doublée de volontaires armés et de transfuges de l’armée régulière qui pouvaient compter sur des soutiens comme celui de la Turquie. Pour Assad ce n’était déjà que des « groupes armés terroristes » et des « mercenaires étrangers ». Depuis, le paysage s’est assombri. Des volontaires étrangers se sont introduits en Syrie : des combattants djihadistes, salafistes, arabes et non arabes, des membres du Hezbollah et des adeptes d’Al-Qaida (estimation : 6000, hors Hezbollah). Ils seraient regroupés dans une cinquantaine de formations (hors Hezbollah)12.

Leur présence, leurs différents programmes et leurs parrains étrangers, eux-mêmes en compétition, ont contribué à brouiller les lignes qui distinguaient le régime de ses adversaires syriens. Des opposants à Assad combattent séparément, parfois côte à côte, quelquefois ensemble. Ils s’affrontent aussi. L’État islamique en Syrie et au Levant vient d’assassiner le commandant Kamal Hamami de l’Armée syrienne libre (11 juillet), pourtant son allié. Quant aux membres de Jahbat al-Nosra, on sait qu’ils ont perdu une position dans le nord du pays (17 juillet, province d’Hassakeh) au profit des Kurdes proches de la branche syrienne du PKK13.

Pour ajouter à la difficulté d’appréhender la situation en Syrie, Moscou vient de conseiller au gouvernement et à l’opposition d’œuvrer ensemble pour combattre « les terroristes » et « les extrémistes »14.

Le « ministère de la réconciliation » syrien connaît quelques réussites. L’amnistie qu’il propose commence à être acceptée par quelques combattants de l’opposition qui acceptent de déposer leurs armes. Ils se disent désillusionnés par la tournure islamiste que prend leur révolte15.

Comme en Libye, Al-Qaida semble renaître, soit en labellisant des groupes comme Jabhat al-Nosra, l’État islamique d’Irak et du Levant ou Ansar al-Charia, soit en fournissant des modèles de lutte urbaine : attentat-suicide, engin explosif improvisé — comme celui du 25 juillet à Jaramana, un quartier contrôlé par le régime, à quelques kilomètres au sud-ouest de Damas —, opération de guérilla, etc. La révolte syrienne est née en dehors d’Al-Qaida. Comme en Tunisie, en Égypte et en Libye, elle doit aujourd’hui prendre en compte quelques-unes de ses réussites militaires et son aura renaissante16.

Jabhat al-Nosra et Ansar al-Khalafa al Islamiya Brigade (créée en décembre 2012), tous deux proches d’Al-Qaida, viennent, chacun de leur côté, de revendiquer la prise de Khan al-Assal. Cent cinquante soldats de l’armée du régime y auraient été tués, dont 51 après leur reddition. En termes d’opinion publique, cette tuerie jette une ombre supplémentaire sur toute l’opposition syrienne17.

Les déclarations d’Asim Umar accentuent l’impression de renaissance djihadiste. Ce taliban pakistanais vient d’appeler au djihad en Syrie pour y établir le califat, confirmant aussi que des combattants afghans et pakistanais s’y trouvaient déjà, sur le point de « libérer les sunnites de l’oppression des Nousairis » (Alaouites). Selon Le Canard enchaîné – qui dit se baser sur des informations diplomatiques françaises non divulguées — 400 Pakistanais auraient passé la frontière syrienne18,19.

À Washington, le président Barack Obama reste relativement discret sur ses intentions. En revanche, le débat sur l’armement de l’opposition se cristallise sur la question des intérêts américains en Syrie et au Proche-Orient. Les « qu’irait-on faire dans cette galère ? » s’opposent aux « il faut agir : les intérêts de l’Amérique sont en jeu ».

Les partisans d’une action significative déplorent le temps perdu par Obama qui les oblige désormais à rechercher la moins mauvaise des solutions. L’époque n’est plus où il s’agissait uniquement d’aider l’opposition à renverser le régime. Assad redevient l’affaire des Syriens. Les ennemis existentiels ont changé d’affectation. Les lignes rouges se sont déplacées. Les ennemis sont ceux que la presse américaine nomme uniformément les « terroristes » (entendez : la nébuleuse Al-Qaida) dont l’objectif, selon le sénateur Rogers (républicain, Michigan), est de détruire l’État syrien pour disposer d’une base à partir de laquelle ils conduiraient des actions anti-américaines avec le soutien de l’Iran et de la Russie. Leur présence et leurs actions sur le sol syrien pourraient à elles seules justifier une intervention américaine. La ligne rouge, jadis fixée par l’usage des armes chimiques par le régime syrien, sépare désormais les intérêts américains de l’action des groupes de type Al-Qaida. Quant à Assad, il est temps désormais de prendre langue avec lui20.

La presse, notamment américaine, est de plus en plus prolixe à décrire comment les groupes opposants au régime d’Assad s’interpénètrent, vendent et achètent des armes, s’allient pour lutter contre le régime et se combattent entre eux. Le papier d’Andrew C. McCarthy dans le National Review on line résume l’état d’esprit de ceux qui pensent que la Syrie est ingérable, que l’ennemi antiaméricain est partout, que le concept de « combattant modéré syrien » n’a plus cours et que si les intérêts américains sont en jeu, Washington ne peut pour autant faire « un choix moral clair » (décider ou pas d’un engagement militaire significatif), le départ d’Assad pouvant signifier l’installation durable en Syrie de groupes radicaux encore plus hostiles aux États-Unis. Depuis Washington, plus personne n’évoque la difficile unification des opposants à Assad comme s’il était acquis que cette ambition était dépassée par le caractère définitif de leur fragmentation.

McCarthy cite les propos du colonel Abdel Rahman Suweis, du haut conseil militaire de l’ASL, qui explique qu’Al-Qaida et l’ASL luttent contre le régime d’Assad, mais que leurs ambitions ne coïncidant pas toujours, notamment sur les questions religieuses, ils n’hésiteraient pas à s’affronter. Il souligne les liens entre l’ASL et Jabhat al-Nosra comme les déclarations d’un responsable de l’État islamique en Irak et au Levant qui détaille comment l’ASL lui fournit des armes, notamment des missiles antiaériens et des armes antichars. Pour le lecteur américain, le message est clair : en armant l’ASL, le président armerait du même coup Al-Qaida.

Pro ou anti-Assad, il n’y aurait en Syrie que de « mauvaises factions » et des « factions pires », toutes plus ou moins hostiles aux États-Unis. L’ASL — pourtant soutenue et financée par Washington — ne serait qu’une horde de milices dirigée en sous-main par les Frères musulmans. Tout compte fait, résume McCarthy, il faudrait cesser d’appeler « rebelles » les opposants à Assad pour les qualifier de « moudjahidines ». Mais lui non plus n’apporte pas de réponse claire à la question « faut-il armer l’opposition ? »21.

Le débat continue, en attendant que Washington accroisse son soutien à l’ASL, en supplément de ce qui vient d’être accepté par le Congrès : des armes automatiques légères, des mortiers, des grenades...22

2Mohammad Ballout,« Free Syrian Army Seeks To Unite Rebel Factions », Al Monitor, Translated from As-Safir, 18 juillet 2013.

3Wladimir van Wilgenburg, « Syrian Kurds Prepare For Self-Governance », Al-Monitor, 19 juillet 2013.

4Tulin Daloglu, « Ankara Warns Against Kurdish Autonomy in Syria », Al-Monitor Turkey Pulse, 19 juillet 2013.

5Brianna Kielar, Jessica Yellin, Tom Cohen, « Obama to move forward with plan to arm Syrian rebels », CNN, 24 juillet 2013.

6Daniel Halper, « Kerry : ’No Military Solution to Syria’ », The Weekly Standard, 25 juillet 2013.

7Kaylin Bugos, « More Reasons to Be Cautious About the Syrian Civil War », The American Spectator, 25 juillet 2013.

9Dennis Ross, « Is Syria Finished ? », Middle East Voices, Voice of America, 19 juillet 2013.

12Lara Jakes, « Few satisfied, but US presses Syrian arms effort », Associated Press, 26 juillet 2013.

13Wladimir van Wilgenburg, « Syrian Kurds Reject SNC », Al-Qaeda, Al-Monitor, 22 juillet 2013.

14Voir note 11.

15Ruth Sherlock, « Syria : disillusioned rebels drift back to take Assad amnesty », The Telegraph, 23 juillet 2013.

16Musa al-Gharbi, « Al-Qaeda’s renaissance », Your Middle East blog, 22 juillet 2013.

17James Joyner, « Syrian Anti-Regime Forces Carry Out Mass Executions », Outside the Beltway, 27 juillet 2013.

18Thomas Jocelyn, « Pakistani Taliban leader discusses ’global jihad,’ Syria in al Qaeda video », The Long War Journal, 24 juillet 2013.

19Bilal El-Amine, « Political Islam’s Moment of Reckoning », Al-Akhbar English, 24 juillet 2013.

20Peter Schroeder, « Rogers : US looking at ‘best-worst option’ in Syria », The Hill, 28 juillet 2013.

21Andrew C. McCarthy, « Syria Fairy Tales », National Review on line, 27 juillet 2013.

22Matt Spetalnick, Warren Strobel, « Insight - Obama and Syria : a trail of half-steps, mixed messages », Reuters, Yahoo, 27 juillet 2013.

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